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Poezii Românesti - Romanian Poetry

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Sur les traces de Rimbaud le voyou
communautés [ écrivains israéliens d`expression francaise ]
Monique Jutrin

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
par [marlena ]

2006-02-10  |     | 



prises avec le monde à travers son poème,

aux prises avec le poème à travers sa vie [1]



A partir de quel moment Rimbaud s'est-il mis à préoccuper Fondane et comment l'a-t-il "hanté" jusqu'à la fin? Car, à l'origine, la figure de Rimbaud apparaît de manière floue, ses contours sont imprécis. Il semble qu'il soit dissimulé sous un discours qui l'occulte et le masque. Comment Fondane a-t-il découvert la dimension tragique de Rimbaud, faisant d'une Saison en enfer le texte central d'une expérience existentielle?

Première constatation, assez surprenante : durant l'époque roumaine Fondane semble ignorer Rimbaud, alors que Baudelaire l'obsède déjà. Dans Images et Livres de France (1922),[2] deux brèves mentions, visant "la théorie des Voyelles" de Rimbaud qui, selon Fondane a nui à l'auteur.[3] En se détournant de Rimbaud, Fondane aurait-il suivi Remy de Gourmont? En effet, dans Le Livre des masques, Gourmont évoque Rimbaud avec condescendance et réticence, comparant l'impression qu'il suscite à celle que l'on ressent devant "un crapaud pustuleux". Et Fondane lui a sans doute emprunté le terme de " voyou".[4]

Selon Petre Solomon[5], c'est grâce au poète Alexandru Macedonski (1854-1920) qui fréquenta les symbolistes français et belges, que Rimbaud est entré dans le conscience littéraire roumaine. Dans un article de 1895, Macedonski mentionne le fameux sonnet des voyelles, tout en critiquant la théorie que les symbolistes fondent sur lui. Entre 1905 et 1925, l'on retrouve Rimbaud dans la revue Viața Noua d'Ovid Densusianu[6]. Ensuite Ion Minulescu le signale également. "En somme, les poètes roumains ont assimilé le symbolisme français pour l'adapter à la mentalité et aux réalités roumaines. Mallarmé, Rimbaud, Verlaine restent leur modèle", affirme Petre Solomon. Et d'ajouter que même Nicolas Iorga, adversaire de la poésie nouvelle, mentionne Rimbaud, " l'étrange découvreur de la couleur des sons".

Que conclure ? Rimbaud était loin d'être inconnu en Roumanie avant 1925, mais il semble en effet avoir été occulté par l'importance accordée au sonnet des voyelles.



1925 - 1930 : Emergence de Rimbaud

Peu après son arrivée à Paris, Fondane commence à rédiger un texte resté inédit, qu'il intitule déjà : Faux Traité d'esthétique.[7] On y trouve une première trace d'intérêt pour Rimbaud, mais il s'agit d'un jugement assez sommaire; Rimbaud est présenté comme un héros du mouvement Dada : "apologie volontaire et réfléchie du vagabondage". Evoquant son abandon de la poésie, il le présente ainsi : "Il eut une singulière vision qui tarit trop tôt. Il crut que son art n'était que ce qu'il y avait en lui de sa vie morbide : il fut logique avec lui-même, lorsqu'il crut ne plus rien avoir à dire, il se tut; c'est là tout le secret de Rimbaud." Dans ce même essai, la figure de Chestov apparaît elle aussi de manière étrange, incarnant "l'esprit de Dada".

Nous savons que Fondane ne découvrira vraiment Chestov qu'à partir de 1927, ainsi qu'en témoigne la fameuse lettre de janvier 1927 :

"Vous me faites non seulement comprendre Nietzsche, Tolstoï, etc…mais aussi des hommes auxquels vous n'avez pas pensé, Rimbaud, Baudelaire. J'ai eu même un instant l'idée de vous soumettre quelques textes, de vous intéresser à Rimbaud par exemple, tant votre pensée me semble de nature à pouvoir éclaircir certains grands mystères."

Serait-ce Une Saison en enfer que Fondane est tenté de faire lire à Chestov? C'est en effet à travers la philosophie de la tragédie que Fondane a déchiffré ce texte. Désormais Rimbaud a trouvé sa place sur l'échiquier des héros tragiques.[8] Chestov s'est fort intéressé à Rimbaud le voyou, ainsi qu'en témoignent les Rencontres avec Chestov.

Notons que c'est aussi à partir de 1927 que Fondane commence a être obsédé par la figure d'Ulysse, au moment où il commence à rédiger son œuvre poétique en langue française. Si Fondane, à l'instar de Rimbaud, a été tenté par le silence, il ne s'y est pas résigné. Ou plutôt, comme il l'affirme dans sa préface à Privelisti, qui date probablement de 1929, " c'est la poésie qui est revenue, sans frapper à la porte, comme un puits artésien". Il y évoque également "l'ami mystérieux qui lui a jeté une bouée de sauvetage". D'autre part, rejetant la poésie qu'il avait admirée jusqu'alors, il ne retient que deux noms : "avec Baudelaire et Rimbaud seuls pointait une lueur de vérité." Ajoutons que le poème liminaire de Privelisti, le seul poème récent du recueil, porte un titre bien rimbaldien : "Parada", et que le dernier vers provient du "Bateau ivre" : Baisers montant aux yeux des mers avec lenteur[9] .

Le premier texte critique où l'on comprend que Fondane s'interroge sérieusement sur Rimbaud, c'est "Signification de dada". Ce fragment publié posthumement n'est pas daté;[10] une allusion au Chien andalou de Bunuel, sorti en 1928, permet de le situer. y présente "l'esprit dada" que le surréalisme a "tout fait pour étouffer". Et c'est sous le signe de "mort à l'art" , qu'il cite pour la première fois le prologue d'Une Saison en enfer :

J'ai assis la Beauté sur mes genoux… Et Fondane demande au lecteur de suivre le parcours de Rimbaud, qu'il considère dans sa continuité :

"Que Rimbaud change de champ d'expérience, qu'il substitue une activité de commerçant, d'explorateur, à son activité poétique, il est toujours là, devant nos yeux."

Ainsi, commence à poindre pour Fondane le visage d'un Rimbaud tragique. Fondane souligne que peu importe si Rimbaud a voulu se marier ou s'il a voulu se convertir. L'essentiel est dans son expérience. La fameuse théorie du voyant pourrait donner l'apparence d'être une théorie esthétique parmi d'autres. Or l'extrême lucidité du poète, affirme Fondane, lui permet de prévoir la "non-réussite"[11]. De toute évidence, conclut Fondane, Rimbaud "piétine toute trace de miracle." Et de rapprocher l'expérience rimbaldienne de celle de Nietzsche qui lui aussi "s'est implanté des verrues sur le visage".

Dans une lettre de février 1930 à Claude Sernet, l'on peut lire :

"Moi je donne le dernier coup de main à mon Rimbaud le voyou ; je détache le Rimbaud vrai du Rimbaud faux, je sors Rimbaud de sa théorie du voyant, je porte plainte en escroquerie contre les surréalistes, contre Breton et le commerce au miracle." En mars 1930, Fondane semble avoir trouvé un éditeur, puisqu'il annonce à sa sœur Rodica que son livre va paraître Au Sans Pareil.[12] Ce projet d'édition échoua, car fin mai 1932 il écrit à Jean Ballard que son Rimbaud doit paraître "un jour" chez Gallimard. L'on suppose que Boris de Schloezer s'était entremis auprès de Jean Paulhan, car dans une lettre du 29 octobre 1933, Paulhan confie à de Schloezer :"Le terrible, chez Fondane, c'est qu'il vient toujours après quelqu'un : il écrit Ulysse après Ulysse, Rimbaud le voyou après Rimbaud le voyant."[13] Dans une lettre du 12 juin 1933, Fondane informe Jean Ballard que le livre paraîtra chez Denoël, et l'on comprend que le directeur des Cahiers du Sud fut le "moteur du rapprochement"avec Denoël. Le livre paraît fin 1933, et une lettre de Line à Rodica nous apprend que c'est un véritable succès : il est exposé dans toutes les librairies du Quartier Latin. Une autre lettre de Line annoncera en 1936 que le livre est épuisé.

Malgré l'accueil chaleureux de la critique, Fondane fut déçu de la réception du livre. A l'instar de Chestov il déplora que sa "question" n'avait pas été entendue. Car il avait écrit ce livre contre Claudel, contre Rolland de Renéville, contre les surréalistes, et surtout contre Breton. Pourquoi? Pour venir au secours de Rimbaud. Or, son cri n'a pas été perçu. Plutôt que de prendre parti, les critiques ont préferé donner raison à tout le monde. "Rimbaud pour moi n'est pas un cas, c'est mon cas", écrit-il dans un texte qui semble avoir été destiné aux Cahiers du Sud.[14] Comme il le fera pour Baudelaire et l'expérience du gouffre, il nie que ce soit un ouvrage de critique littéraire : "C'est un acte de volonté, l'acte par lequel j'essaie de dégager ma destinée."



1933 : Rimbaud le voyou

Sans Dieu, plus rien ne lui reste que la Nécessité, l'Anankè, la réalité rugueuse à étreindre, (…)(R.V. p.106)



En fait, le Rimbaud de Fondane est une figure d' "insolent"[15], dans tous les sens du terme : un être qui " s'encrapule", tout en étant dévoré par une hybris insatiable. Ainsi s'explique qu' Une Saison en enfer constitue le texte central selon Fondane[16]. Car Rimbaud est poète par hasard : la poésie ne peut étancher sa soif, la religion ne peut le satisfaire. Et de citer : "J'attends Dieu avec gourmandise." La plupart des chapitres de R.V. s'ouvrent avec en exergue une citation provenant d'Une Saison en enfer , ou parfois des Illuminations.

C'est dans les chapitres XIII et XIV que Fondane développe son idée principale, que nous résumons : Rimbaud est le représentant le plus pur de la révolte contre l'Anankè. Le véritable Rimbaud, c'est celui de la Saison, où il est vécu simultanément par deux puissances contradictoires, "également fortes, également impitoyables", et ne pouvant se résoudre à aucune : d'une part, son refus total de la Nécessité, et d'autre part son acceptation totale de celle-ci. C'est au moment où Rimbaud dit croire en Dieu qu'il n'y croit déjà plus. Rimbaud s'imagine que la liberté consiste dans le choix, alors qu'elle est dans la suppression du choix. Or, aucune synthèse n'est possible, c'est dans la contradiction qu'il convient de vivre.

Selon Fondane, Rimbaud semble parfois près de le comprendre. Ainsi, dans le chapitre XXIV, où Fondane oppose la révolte de Rimbaud à celle de Lautréamont, l'on peut lire : " C'est l'esprit et la minute d'éveil qu'il ambitionne, l'esprit par lequel on pourrait aller à Dieu, s'il n'y avait cette sacrée Nécessité, (…)"(p.134)[17] .

L'on reconnaît ici la pensée de Chestov, celle qu'il a déjà développée dans son texte sur Husserl : Memento Mori, et que l'on retrouvera dans ses écrits ultérieurs. L'origine de ces métaphores du sommeil et de l'éveil se trouve apparemment dans les Evangiles.[18] Le terme grec désignant l'éveil est : egregorsis. Et c'est ce terme que Chestov reprend en se référant à Plotin. Pour Chestov, l'éveil, c'est l'accès à la seconde dimension de la pensée, c'est l'abandon de la pensée réfléchissant sur le monde, pour entrer en contact direct avec Dieu.

En effet, Fondane avait souligné dans la Saison le passage où apparaît cette notion d'éveil[19] :

"Mais je m'aperçois que mon esprit dort. S'il était bien éveillé (…), nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant! (…)

C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la pureté! – Par l'esprit on va à Dieu!" ("L'impossible").[20]

Prolongeant la métaphore du sommeil, apparaît à la fin du chapitre XXVII la notion de Stupeur, extraite des Illuminations : "Qu'est mon néant, face à la Stupeur qui vous attend?" (Vies I)

La stupeur, altération de l'état de la conscience, désigne aussi un état de stupéfaction profonde devant un évènement qui vous dépasse et vous anéantit. Quant au néant, s'agit-il du non-être, ou faut-il comprendre ce terme comme "inanité de tout ce qui n'est pas Dieu"? En tous cas, selon le commentaire de Fondane, du néant Rimbaud peut être sauvé, mais la Stupeur est une chose qui nous laisse sans recours aucun. Il s'agirait donc d'un autre acte crapuleux : en effet, de quel droit Rimbaud nous menace-t-il de quelque chose de plus grave que le Néant?



1933 - 1944



Dès lors Rimbaud ne quitte plus l'univers de Fondane, qui le relit ensuite à la lumière de la pensée de participation de Lucien Lévy-Bruhl. Le nom de Rimbaud apparaît dans la préface à La Conscience malheureuse, où il est cité aux côtés de Pascal, de saint Jean de la Croix, de Dostoïevski, ainsi que dans le chapitre consacré à Kierkegaard, et dans "Chestov, Kierkegaard et le serpent". Mais il revient en force dans le Faux Traité d'esthétique, (en particulier dans les chapitres IV, V et VII). Pour illustrer "la conscience honteuse du poète ", Fondane recourt aux lettres du Voyant et à la Saison. Et de situer Rimbaud dans une lignée qui commence avec le romantisme : "de Gérard de Nerval aux surréalistes, en passant par Rimbaud, la poésie de plus en plus voudra s'emparer de l'arbre de vie, immédiatement et sur cette terre, (…) avec le concours même de cette raison perfectionnée (…)" [21]

De plus, "Je est un autre " est cité pour intervenir dans le débat des surréalistes concernant les ratures du poème : "Celui qui retouche le poème c'est encore l'Autre; et ce qu'il retouche, qu'il élimine, c'est encore et toujours le Je." [22]

Durant la guerre Fondane avait entrepris de remanier son livre, mais ne put achever ce projet. Dans sa dernière lettre de Drancy (29 mai 1944) l'on peut lire :

Pour une réédition de Rimbaud le voyou, je voulais préparer un nouveau texte. L'éditeur pourra faire état séparément des corrections et des chapitres inédits que l'on retrouvera. Mais il faudra laisser l'ancien texte presque exact.

L'exemplaire remanié par Fondane est conservé dans les archives de Michel Carassou et nous en possédons une photocopie. Les remaniements opérés par Fondane sont-ils significatifs? Sur quoi portent-ils? De manière générale, Fondane s'efforce surtout de préciser sa pensée, il l'affine, il l'approfondit surtout par rapport à sa conception de l'expérience poétique. Rappelons qu'en même temps sa réflexion sur Baudelaire et l'expérience du gouffre,[23] alimente la réécriture de R.V. Il supprime aussi des passages avec lesquels il n'est plus en accord, et réduit la part de polémique avec Breton et Claudel.

D'autre part, de nouveaux livres ont paru, dont Fondane veut rendre compte.



Modifications de la seconde édition



L'on se souvient du début de cette lettre de janvier 1944 à Boris de Schloezer où Fondane exprime son désir de recommencer tous ses livres à l'infini : "Comment avoir une pensée finie sur quoi que ce soit? " Aussi est-il difficile d'obtenir une image claire du projet de remaniement de R.V. : de ce travail inachevé il nous reste un exemplaire du livre de 1933, annoté, commenté, avec des ajouts et des passages barrés. Seule la préface avait été réécrite, ainsi que les nouveaux chapitres IV à VIII, reproduits dans la deuxième édition. Tentons de montrer l'essentiel des remaniements à l'aide du tableau suivant :



Edition de 1933
Projet de la seconde édition


Ajout d'un sous-titre sur la couverture

Ajout d'un sous-titre sur la page de garde


Préface de la seconde édition (publiée)

Notes biographiques→
Chap. I (peu modifié)

Chap.I Importance de Rimbaud et polémique→
Chap. II (peu modifié)

Chap.II Philosophie de la tragédie →
Chap.III (peu modifié)

ChapIII "Le révolté d'avant toute expérience"→
Chap.IV et V refaits et publiés.


Chap.VI et VII : nouveaux chapitres sur l'expérience poétique (publiés)

Chap.IV et VII La lettre du Voyant →
Chap.VIII refait et publié

Chap. V et VI Baudelaire
"A refaire"

Chap.VIII Le Voyou →
Peu modifié

Chap IX Le Paradis
Fort modifié

Chap.X Métaphysique et éthique→
"A revoir"

Chap.XI La conversion →
"Déplacer vers la fin"

Chap XII La religion de Rimbaud →
Peu modifié

Chap XIII à XXII Une Saison en enfer→
Peu modifiés

Chap.XXIII La mort →
Peu modifé

Chap.XXIV Lautréamont →
Peu modifié

Chap.XXV Le suicide→
Peu modifié

Chap.XXVI Mise au point :l'homme tragique
"A refaire"

Chap.XXVII Le réveil et la stupeur→
Peu modifié








Sur la couverture : ajout d'une citation sous le titre : "Un tas de choses que ça fait pitié". Cette citation, provenant d'une lettre à Izambard, figurait déjà en exergue au premier chapitre. Elle n'a pas été reprise dans la seconde édition.

Sur la page de titre : ajout d'un sous-titre : "-et l'expérience poétique-", qui figure dans la deuxième édition. C'est un ajout significatif : si, dans la première édition, l'expérience centrale était celle de l'homme tragique, la seconde version se focalise davantage sur la nature de l'expérience poétique elle-même.

Sur la page de garde : indications de citations à ajouter : des extraits du livre de Chestov sur Kierkegaard, de Crainte et tremblement de Kierkegaard, ainsi que du livre d'Etiemble.[24] (v.photo 1)

Dans les pages de garde qui suivent, un long ajout inédit où Fondane repose la question de l'énigme de Rimbaud, de son silence, et la creuse en profondeur :

"Nous ne pouvons pas l'expliquer. Voyons si, par contre, il peut expliquer, lui, ou éclaircir, quelques-uns de nos problèmes. (…) Ce n'est pas parce que Rimbaud est COMME TOUT LE MONDE que nous comprenons quelque chose à son aventure : c'est parce que 'tout le monde a, en soi, larvaire, inhibée, la possibilité d'un Rimbaud, que nous le suivons. Il faut le diminuer, lui, pour le faire entrer dans nos cadres, il nous faut nous dilater, nous, et rompre nos cadres, nous prolonger par une ligne de pointillés non point infinie, mais indéfinie, pour le rejoindre.' "

Fondane ne prétend pas "expliquer" Rimbaud, mais le comprendre.[25] Peu importe si "l'objet sera mal saisi", il ne sera pas détruit. Il s'agit, pour Fondane, qui emprunte une métaphore à la radio, de trouver "la longueur d'onde" que Rimbaud utilise.

La préface à la seconde édition. Fondane y exprime sa déception d'avoir été mal compris et revient on ne peut plus clairement sur son intention : "Avec quoi ferait-on une biographie, sinon avec sa propre vie? "

Ensuite les notes biographiques deviennent le premier chapitre, et le premier chapitre devient le second, déplaçant les suivants. Peu de corrections dans les deux premiers chapitres. Par contre les anciens chapitres III, IV, V,VI et VII ont été entièrement refaits et publiés dans l'édition de 1980. De surcroît l'ancien chapitre IV, consacré à "La lettre du Voyant", devient le chapitre VIII. L'analyse y est beaucoup plus approfondie, montrant mieux la rupture contenue dans ce texte, qui permet de prévoir à la fois l'échec de la tentative et l'abandon de la poésie.

Fondane reprend et développe dans les nouveaux chapitres IV et V la notion de révolte du héros tragique ( sujet de l'ancien chapitre III), celle du "révolté d'avant toute expérience".[26]

Quant aux anciens chapitres V et VI, où Rimbaud et Baudelaire étaient rapprochés en raison de leur "tempérement métaphysique", ils devaient être réécrits. Fondane avait barré dans la première édition tout ce qui concerne Baudelaire et avait écrit : "Refaire le chapitre sur Baudelaire". Parmi les notes manuscrites citons :

"Baudelaire et la poésie du malheur. Du sublime à la Laideur. Du Bien au Mal. De la Joie au désespoir, à l'Ennui."

Une citation de Blake :" L'art doit détruire la réalité en rétablissant l'unité divine." (V.photo 2)

L'ancien chapitre VII est versé dans le nouveau chapitre VIII, consacré au Voyant. L'on remarque que Fondane rassemble dans un même chapitre des notions parfois éparses.

L'ancien chapitre VIII, contenant la définition du voyou, n'est pas modifié.

Le chapitre IX, consacré au Paradis, devait être remanié.

En tête du chapitre X, il écrit : "A revoir. Ne pas confondre métaphysique et catégories de la foi, ni le réel avec l'éthique. "

Le chapitre XI, au sujet de la "conversion", avait été modifié, bien que l'essentiel soit conservé. Fondane écrit : "Voir si l'on peut mettre le chapitre sur la conversion vers la fin du livre."

Les chapitres XII à XXV, qui constituent la partie centrale du livre, et portent sur la lecture de la Saison, restent pratiquement inchangés.

Par contre le chapitre XXVI, l'avant-dernier, qui constitue une mise au point sur Rimbaud type de l'homme tragique a été fort modifé : certains passages sont barrés, parfois un NON apparaît dans la marge. Fondane prend à partie Etiemble et Gauclère qui traitent Rimbaud "d'inadapté". A nouveau il se reproche d'avoir lui-même voulu expliquer Rimbaud :

"J'ai essayé de rendre Rimbaud intelligible, mais le rendre intelligible, c'est le perdre. Voyez depuis qu'on ne le comprend pas, l'action qu'il exerce !"

Le chapitre XXVII, qui se termine sur la notion de Stupeur, est peu modifié.

Quant aux notes reproduites à la fin du volume, elles sont conservées, sauf la note J du chapitre XVI. Fondane indique parfois : à revoir.

Ajoutons toufefois qu'il n'est pas certain que Fondane s'en serait tenu à ces remaniements.



Pour ne pas conclure



Tout comme celle d'Ulysse, la figure de Rimbaud aura poursuivi Fondane durant quinze ans. Elle finit par incarner pour lui l'expérience poétique elle-même, dans ce qu'elle a de plus insaisissable. Ce qui fascine Fondane, c'est que Rimbaud n'ait mis que trois ans à vivre une expérience unique dans l'histoire de la poésie.

Il en veut aux critiques ayant fait de Rimbaud un lecteur de philosophie et de kabbale; dans une note pour le nouveau chapitre V il écrit : "Remarquez la consistance substancielle des propositions de Rimbaud. Il touche à la pointe même des questions, et cependant il ignore avoir posé ces questions. C'est un ignorant. Les esprits qui lui ont fait lire la Kabbale, etc se sont fourvoyés. Rimbaud n'a rien lu que des poètes - il n'y a qu'à consulter ces listes piteuses qu'il adresse à Izambard. En outre, c'est le type même de l'homme rebelle à la culture. Il ne peut faire ses délices de ça, ça l'ennuie ! C'est dans la poésie qu'il a puisé premièrement ses motifs d'exaltation - la philosophie l'embêterait à en crever. Il parle. Il se cogne aux mots, Il veut s'évader. Il veut vivre : et voilà - c'est de la philosophie malgré lui. Il est le premier critique en date du christianisme, du point de vue existentiel. Une proposition connue : le christianisme est une déclaration de la science – est d'un paradoxe inouï. Et il ignorait Luther !"

Citons un ajout important où Fondane définit "le tempérament métaphysique"[27]:

"Il ne s'agit pas d'une attitude mentale qui ne veut que le pur connaître, mais d'une volonté de se mettre en cause, de se créer, d'être – une action sans laquelle on n'est pas .[28] (…). "

L'on a l'impression qu'il vit le drame de Rimbaud "en temps réel", "en direct".[29] Dans les remaniements du livre, il insiste sur la nécessité de ne pas pulvériser l'objet de sa réflexion, de le maintenir vivant en le projetant devant nous. Et de montrer Rimbaud "aux prises avec le monde à travers le poème, aux prises avec le poème à travers sa vie." Car "c'est au poème qu'il demandera le secret du vivre."[30]

Si le poème est consubstantiel au poète, et lui est en même temps inconnu, c'est le poème qu'il faut interroger pour y lire son destin. Fondane est encore plus explicite dans une note trouvée dans un carnet de travail (1943) :

"Rimbaud écrit-il dans ses poèmes ce qu'il a l'intention de faire ou réalise-t-il leur promesse - après-coup - devient ce qu'il a chanté? Qui le saura? ."

Enfin, dans un ajout à l'ancien chapitre XXVI l'on peut lire :

"Comme le spectateur au drame on vit, haletant, de la vie son héros (sic), sans se demander : que faire ? Je ne sais si à la fin il triomphera – je suspends la fin."




Photo 1 : Page de garde Photo 2 : Chapitre VI

















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[1]Rimbaud le voyou, Plasma,1979,p193 (chapitreVII remanié). Désormais abrégé : R.V.

[2]Images et Livres de France, Paris-Méditerranée, 2002. Traduit du roumain par Odile Serre.

[3] C'est dans le chapitre consacré à la Décadence que l'on peut lire : "la théorie des Voyelles a nui à Rimbaud, celle de l'instrumentation à René Ghil; celle des mots à sens superposés à Mallarmé." Dans le chapitre sur Mallarmé il répète cette affirmation. L'on retrouve le nom de Rimbaud dans le chapitre : "L'idéalisme de Remy de Gourmont", p.95.

[4] Notons que Fondane cite Gourmont dans "les notes biographiques" servant d'introduction à R.V. Benedetto Croce reprend aussi le terme de "voyou" dans un article de 1917.

[5] Petre Solomon, "Rimbaud en Roumanie", Rimbaud Vivant, no30, 1991. Nous remercions André Guyaux qui nous a communiqué cet article.

[6] Fondane collabora à cette revue et correspondit avec Densusianu entre 1914 et 1915.

[7] J'ai présenté ce texte et en ai publié quelques extraits dans le Cahier Benjamin Fondane no 5.

[8] Dans la note accompagnant le chapitre XX de R.V. Fondane affirme que ce livre n'aurait peut-être pas été écrit "sans l'impulsion de la pensée fécondante de Léon Chestov." D'autre part il avait envoyé à Victoria Ocampo, sous forme de lettre un projet de préface à R.V. où il affirme que ce livre serait né d'une discussion avec elle.

[9] Ce poème résulte du remaniement d'un brouillon de 1918 : huit strophes sous le titre de "Biblie"(p.467).

[10] Publié pour la première fois par Michel Carassou dans Fondane et l'avant-garde, Paris-Méditerranée, 1999.

[11] A la même époque Fondane s'intéresse à la notion d'échec dans un article sur Reverdy publié dans Integral en avril 1928.

[12] Rimbaud le voyant de Rolland de Renéville avait paru en 1929 chez cet éditeur.

[13] Cette lettre, qui m'a été communiquée par Olivier Salazar-Ferrer, se trouve à la Biblithèque municipale de Monaco. Nous avons par ailleurs publié dans le Cahier Benjamin Fondane no 7 une lettre ironique de Fondane à Paulhan au sujet du compte rendu de R.V. paru dans la N.R.F.

[14] Publié dans Le Voyageur n'a pas fini de voyager, Paris-Méditerranée, 1996, p.105.

[15] Nous renvoyons le lecteur à : Michel Meyer, De l'Insolence. Essai sur la morale et le politique, Grasset, 1996.

[16] Notons que l'essai de Raymond Clauzel : Arthur Rimbaud et une Saison en enfer, que Fondane avait annoté, est également centré sur la Saison, considérée comme un texte tragique. (Nietzsche et G. Papini sont cités dans la lignée de Rimbaud.) Mais il s'agit d'une lecture chrétienne et moralisante qui croit en la conversion ultime de Rimbaud : "le damné liquide son passé ", " victoire de l'esprit et da la sage raison".

[17] Citons encore page 106 : "Dieu, pour Rimbaud, mais c'eût été la 'vraie vie', la minute d'éveil, la contemplation de la vérité, la suppression de la mort."

[18] Par exemple : Matthieu, 25, 13 : "Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l'heure. Ou encore Luc, 9,32 : "Demeurés quand même éveillés, ils virent sa gloire(…)

[19] Cet exemplaire annoté par Fondane date de 1943, nous n'avons malheureusement pas retrouvé une édition antérieure ayant appartenu à Fondane.

[20] Cette notion d'éveil se retrouve ailleurs chez Rimbaud, par exemple dans la lettre de mai 1871 à Paul Demeny : " l'homme n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe".

[21] Faux Traité d'esthétique, Plasma, 1980, p.99.

[22] Ibid, p.87.

[23] Où Rimbaud est cité, en particulier à propos de l'esthétique d'Ulysse.

[24] Etiemble et Gauclère, Rimbaud, Gallimard, 1933.

[25]A plusieurs reprises Fondane reviendra sur cette idée : "Certes, j'ai voulu expliquer; on écrit pour expliquer; on me demandait : comment avez-vous résolu le départ de Rimbaud? (…) On ne comprend pas toujours par la réflexion (mais par la sympathie, l'amour) et le langage discursif refuse d'exprimer ! Il arrive aussi de comprendre plus haut que la réflexion : c'est-à-dire au-dessus de l'enseignement." (Ajout à lancien chapitre XXVI)

[26] Certains passages manuscrits figurant dans l'exemplaire remanié par Fondane n'apparaissent pas dans les chapitres ajoutés à la seconde édition, par exemple : "Il ressent l'offense des lois, de la nécessité, de la laideur, de l'absence, comme si on venait de le créer à l'instant, comme s'il avait été le premier homme à les subir."

[27] Cet ajout manuscrit figure page 79 de l'exemplaire remanié par Fondane (chapitre VII).

[28]Et plus loin : " le statu quo est le rôle métaphysique échu au poète. Il est dans le meilleurs des cas celui qui chante le réveil – non la volonté qui réveille. (…) quand la Question ultime sera résolue - le poète enfin brisera la coque – mais ce ne sera plus un poète. Il n'y aura plus besoin de poésie. (…)" On retrouve ce passage au début du nouveau chapitre VIII.

[29] Ceci explique que Fondane lise l'oeuvre de Rimbaud comme un tout, citant sur le même plan des lettres, des poèmes, les Illuminations et la Saison, comme il l'affirme d'ailleurs lui-même en tête du chapitre XIV. Ajoutons qu'il donne rarement la référence du texte cité, s'adressant à un lecteur averti.

[30] R.V., p.188. (Nouveau chapitre VII)

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