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■ L'hiver
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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2005-05-12 | | En 1983, deux ans avant l'achèvement d'un film qui ne s'appelait pas encore "Shoah", dans une lettre adressée à mon ami Manès Sperber - il venait d'en voir les trois premières heures au côté de Raymond Aron -, j'écrivais : "Cet immense travail, auquel je ne réussis même pas à trouver un titre, n'est pas un film sur l'Holocauste, il n'est pas un produit, un dérivé de l'Holocauste, pas un film historique, il est lui-même - comment vous dire cela, Manès, c'est ainsi que je le vis - un événement originaire." Sperber seul eut connaissance de cette lettre, Raymond Aron venait de mourir. Au cours des onze années durant lesquelles j'ai travaillé à sa réalisation, je n'ai donc pas eu de nom pour le film. "Holocauste", par sa connotation sacrificielle et religieuse, était irrecevable ; il avait en outre déjà été utilisé. Mais un film, pour des raisons administratives, doit avoir un titre. J'en ai tenté plusieurs, tous insatisfaisants. La vérité est qu'il n'y avait pas de nom pour ce que je n'osais même pas alors appeler "l'événement". Par-devers moi et comme en secret, je disais "la Chose". C'était une façon de nommer l'innommable. Comment aurait-il pu y avoir un nom pour ce qui était absolument sans précédent dans l'histoire des hommes ? Si j'avais pu ne pas nommer mon film, je l'aurais fait. Le mot "Shoah" s'est imposé à moi tout à la fin parce que, n'entendant pas l'hébreu, je n'en comprenais pas le sens, ce qui était encore une façon de ne pas nommer. Mais, pour ceux qui parlent l'hébreu, "Shoah" est tout aussi inadéquat. Le terme apparaît dans la Bible à plusieurs reprises. Il signifie "catastrophe", "destruction", "anéantissement", il peut s'agir d'un tremblement de terre ou d'un déluge. Des rabbins ont arbitrairement décidé après la guerre qu'il désignerait "la Chose". Pour moi, "Shoah" était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable, comme un noyau atomique. Quand Georges Cravenne, qui avait pris sur lui l'organisation de la première du film au Théâtre de l'Empire, m'a demandé quel était son titre, j'ai répondu : "Shoah. - Qu'est-ce que cela veut dire ? - Je ne sais pas, cela veut dire "Shoah". - Mais il faut traduire, personne ne comprendra. - C'est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne." Je me suis battu pour imposer "Shoah" sans savoir que je procédais ainsi à un acte radical de nomination, puisque presque aussitôt le titre du film est devenu, en de nombreuses langues, le nom même de l'événement dans son absolue singularité. Le film a été d'emblée éponyme, on s'est mis partout à dire "la Shoah". L'identification entre le film et ce qu'il représente va si loin que des téméraires parlent de moi comme de "l'auteur de la Shoah", ce à quoi je ne puis que répondre : "Non, moi, c'est "Shoah", la Shoah, c'est Hitler." J'ai écrit les paragraphes qui précèdent il y a un an, dans une autre occurrence, mais je m'aperçois, les relisant, qu'elles sont déjà en elles-mêmes une réponse à la diatribe d'Henri Meschonnic ("Pour en finir avec le mot "Shoah"", Le Monde daté 20-21 février), ironiquement publié dans les pages "Horizons Débats" du quotidien. Quel horizon, quel débat ? Meschonnic se débat contre lui-même, empêtré dans des démonstrations contradictoires, s'avançant masqué de fausse science, avec une idée fixe : en finir pas seulement avec le mot "Shoah" comme il le prétend, mais avec le film "à succès" du même nom, et en dernière analyse, avec la "chose" elle-même. Quand d'autres claironnent contre la "pornographie mémorielle de la Shoah", Meschonnic, lui, n'hésite pas à parler d'un "mot empoisonné" et de "victimisation tout aussi totalitaire que le massacre" (sic), écrivant sans trembler : "Ainsi "Shoah" condense un "culte du souvenir" qui s'est mis à dévorer ce qui reste de vivant chez les survivants..." A ces propos infâmes il faut opposer les paroles de vérité d'Anne-Lise Stern, déportée survivante qui, elle, n'a pas été dévorée par le mot "Shoah", dans son grand livre, Le Savoir-déporté (Editions du Seuil, 2004) : "Shoah n'est pas un documentaire et pas non plus un pur chef-d'œuvre du septième art. Plutôt œuvre inaugurale d'un huitième art, à l'aune de notre temps. Du coup, il a, de fait, autorisé, suscité chez les uns et les autres le désir de s'exprimer, de témoigner chacun en son nom. (...) Ainsi certains psychanalystes se félicitent : Claude Lanzmann aurait introduit un signifiant hébreu dans la langue française. Je soutiens, moi, qu'avant Shoah le film, ce que les Israéliens désignaient par "shoah" restait pour eux... de l'hébreu et que le mot, le nom "Shoah", depuis ce film, est devenu français en France, allemand en Allemagne, anglais en Amérique." Shoah, le film, a aujourd'hui 20 ans et c'est, dès sa sortie, sans que j'y sois pour rien, qu'on a commencé partout à dire "la Shoah". Apparemment, Meschonnic n'a jamais entendu parler de l'Esprit objectif. C'est vrai : comment pourrait-il savoir, lui, que les œuvres véritables, une fois créées, échappent à leur auteur et vivent leur vie propre ? Shoah, le film, a eu cette force de nommer la chose. Si je me tiens pour intégralement responsable de l'œuvre, je ne pouvais en revanche prévoir que l'époque allait s'en emparer comme elle l'a fait. Je ne pouvais ni le prévoir ni le vouloir. Même si cette reconnaissance est juste et bonne, elle aurait très bien pu ne pas se produire. Je pensais quant à moi que mon film serait vu par 3 000 personnes et cela me suffisait. Je décris a posteriori et de façon tout à fait phénoménologique l'effet éponyme du film et ses conséquences paradoxales - la confusion de "la Shoah" et de Shoah-, Meschonnic traduit cela - fameux traducteur que voilà ! - en volonté d'"appropriation". Traducteur de ce qu'il refuse d'appeler la Bible, il se croit, à ce titre, autorisé à mettre à sac et à détruire toute culture constituée, obsédé par le bon commencement comme d'autres l'étaient par la race pure. Au nom de l'hébraïsation, il ne renâcle pas devant l'illisibilité et le sentiment de sa toute-puissance sur les mots excite plus encore ses instincts de serial killer, pour reprendre une expression dont Michel Deguy l'avait gratifié. Sa cible ultime - il aura fallu attendre vingt ans pour qu'il se réveille de son sommeil dogmatique et la désigne -, c'est Shoah : l'hébraïseur de "Bible" ne veut pas d'un mot hébreu pour nommer "la Chose". Sous le galimatias et les approximations meschonnesques, on ne trouve qu'une quête égarée du "bon mot", qui lui fait faire des choix contradictoires, voire exclusifs les uns des autres. Etrange vision de la philologie : les mots exprimeraient si exactement les choses qu'il y aurait pour tout un mot juste, un mot parfait. Or - et c'est cela qui atteint Meschonnic au cœur -, la puissance du mot "Shoah" n'est pas celle de l'exactitude, je l'ai montré plus haut. Mon ignorance proclamée de l'hébreu et le triomphe de Shoah, film et mot confondus, affoleront les cuistres jusqu'à la fin des temps. Shoah "pollution de l'esprit" ; "le scandale de ce mot" ; " mot empoisonné"; "qu'on laisse le mot "Shoah" aux poubelles de l'Histoire". Diantre ! Le killer ne rit pas, est prêt à tout accepter et à mentir sans vergogne pour parvenir à ses fins : "Tout, ose-t-il dire, était parfaitement nommé -par les nazis-. Les états d'âme concernant la désignation sont apparus en 1944-1945." Meschonnic m'a-t-il entendu lire, à la fin de la première époque de Shoah, le rapport hallucinant de Just, daté du 5 juin 1942, adressé à l'Obersturmbannführer Walter Rauff, sur les améliorations à apporter à la construction des camions à gaz ? Les juifs asphyxiés à l'oxyde de carbone des moteurs étaient appelés "le chargement"; si on parlait de leur nombre, on disait "le nombre des pièces (en allemand Stück) à charger". A-t-il vu Motke Zaidel et Itzhak Dugin raconter, en larmes : "Les Allemands avaient même ajouté qu'il était interdit d'employer le mot "mort" ou le mot "victime" parce que c'était exactement comme un billot de bois, que c'était de la merde, que ça n'avait absolument aucune importance, c'était rien"... "Les Allemands nous imposaient de dire, concernant les corps, qu'il s'agissait de Figuren, c'est-à -dire de marionnettes, de poupées ou de Schmattes, c'est-à -dire de chiffons." Il me paraît clair, rapportant ces paroles, que l'éradicateur n'a jamais vu Shoah, qu'il ne sait pas de quoi il parle. Pour le maniaque du "bon mot", tous les mots sont meilleurs que le mot hébreu, même les mots nazis. Le meurtrier, non content d'avoir assassiné, doit-il en plus être le maître du nom et du sens de ce qu'a subi la victime ? L'antisémitisme (ce n'est peut-être pas le "juste" mot, mais avec le temps et l'usage, il l'est devenu !), c'est la haine métaphysique pour le peuple qui est à l'Origine et le sait et le veut. Il est parfaitement cohérent de désigner le paroxysme de cette haine par un mot hébreu. Même n'entendant pas la langue et bien avant de m'être résolu pour "Shoah", je savais, dès le commencement de mon travail, que je voulais imposer notre propre vision de la catastrophe, celle des victimes et des survivants. "L'hébreu, dit platement Meschonnic, n'était pas la langue de ceux qu'on a massacrés, l'hébreu leur était une langue liturgique." Non, c'était la langue de l'Origine au nom de laquelle on les a transformés en victimes plutôt que de les laisser être tranquillement des Russes, des Français, des Polonais, des Grecs, des Hollandais... C'est aussi la langue d'Israël. J'ai appris de Sartre que se réapproprier le tort absolu est le premier pas vers l'authenticité et la liberté. Cette réappropriation commence par le nom : je serai le nègre, je serai le juif. En vérité, le cuistre se moque bien du mot "Shoah". Son problème est la Chose, dont il convient de se débarrasser au plus vite, comme le souhaite aujourd'hui, pour des raisons au départ diverses mais finalement confluentes, une bande hétéroclite et bruyante. Se débarrasser de la Shoah ou tout au moins la remettre à sa place. Ils s'emploient à ce qu'au fil du temps cette place soit de plus en plus congrue, les béantes "poubelles de l'Histoire" attendent. Pourtant, qu'ils ne soient pas trop pressés : Shoah, indissolublement les victimes et les témoins survivants, la Chose, le mot, le film ont été plus présents que jamais au cours de la commémoration du soixantième anniversaire de la libération d'Auschwitz, ils ont touché et marqué pour toujours des générations nouvelles, des cœurs et des consciences innombrables. Un travail de titan attend Meschonnic, le grand débaptiseur. Claude Lanzmann est directeur de la revue "Les Temps Modernes". sur Claude Lanzmann: http://www.egs.edu/faculty/claudelanzmann.html |
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