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Entretien avec Alain Finkielkraut
article [ Culture ]
Propos recueillis par Gilles Behnam

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par [marlena ]

2005-04-15  |     | 



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Né en 1949, à Paris, Alain Finkielkraut est un des intellectuels français les plus importants de sa génération. Ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud, agrégé de lettres modernes, il enseigne aujourd’hui la philosophie à l'École polytechnique.


Publications
Éditions Gallimard
Sur le site des éditions Gallimard, on peut consulter le catalogue des principaux ouvrages d’Alain Finkelkraut et les articles publiés dans la revue Le Débat. On peut voir et entendre l’auteur présenter son dernier ouvrage dans un court extrait de film.
www.gallimard.fr/


Autres éditeurs
Le Juif imaginaire, Paris, Points Seuil, série « Anthropologie-Sciences humaines », n° 149.
Les Battements du monde. En collaboration avec Peter Sloterdijk, Paris, Pauvert, 2003.


Radio
Chaque samedi matin, de 9 h à 10 h, l'émission « Répliques », animée par Alain Finkielkraut sur France Culture, permet à deux invités de confronter leurs points de vue sur les grandes – ou petites – questions auxquelles par profession, par curiosité ou par engagement, ils ont été conduits à réfléchir.
Les liens sont accessibles à partir du site de France Culture (Radio France) mais deviennent inactifs au bout d'un certain temps.
www.radiofrance.fr/

Alain Finkielkraut, vous êtes un observateur et un analyste de la pensée telle qu’elle prend corps dans les pratiques sociales et les attitudes idéologiques et culturelles. J’aimerais tout d’abord vous demander si vous pensez qu’il peut y avoir une communauté sans religion ?

Alain Finkielkraut:
Oui, bien sûr il peut y avoir une communauté nationale sans religion. C’est ainsi que les nations européennes se sont constituées en Europe. Elles reposent sur d’autres fondements que le fondement religieux. On n’est pas français que je sache parce qu’on est catholique, même si le christianisme a joué un rôle dans la constitution de l’identité française, et ce qui vaut pour la France vaut pour les autres nations européennes.

En même temps que d’une crise de l’éducation, on parle beaucoup d’une montée des intégrismes religieux. Ces deux inquiétudes vous semblent-elles légitimement corrélées ?

Je ne suis pas sûr qu’il y ait, en France au moins, une montée des intégrismes religieux. On n’assiste pas à un durcissement ou à une radicalisation de l’Église et l’intégrisme catholique est en voie de disparition. S’il y a ici ou là retour au judaïsme, prend-il la forme d’un mouvement intégriste ? Je ne le crois pas. Il y a en France un problème religieux, c’est celui de l’islamisme. L’islamisme est un défi aux normes, aux règles, aux valeurs de l’école républicaine, et se nourrit sans doute de la crise de notre système éducatif. Mais plutôt que d’en rester à cette corrélation, je crois qu’il faut prendre une vision plus globale et plus vaste, et constater qu’aujourd’hui il est de plus en plus difficile à l’école de faire entendre son propre son de cloche. L’autonomie de l’espace scolaire n’est plus légitime, et ce qui la menace ce n’est certes pas le retour du cléricalisme, c’est bien plutôt l’absorption de tout dans le social. Y a-t-il place, à l’intérieur de notre société, pour autre chose que la société, pour des institutions qui ont leur propre rythme, leur propre agenda ? Je n’en suis pas sûr, et l’intégrisme islamique profite de cette emprise grandissante du social. Alors il ne faut pas se tromper d’époque, pas se tromper de querelle. La première laïcité s’est constituée contre une emprise ecclésiale très forte, la laïcité d’aujourd’hui résistera-t-elle à l’emprise du social ? C’est la grande question. Et dans le social il y a bien entendu le phénomène de l’intégrisme religieux, mais vous voyez bien qu’aujourd’hui, ceux qui protestent contre la loi prohibant le port de tenues ou de signes religieux manifestant une appartenance ostensible, ne le font pas au nom de Dieu, ils ne le font pas en référence à des valeurs plus hautes que les valeurs humaines, ils le font au nom simultanément de la liberté individuelle et de l’identité culturelle. Ils invoquent les Droits de l’homme et les traditions collectives, leur philosophie est une philosophie de l’immanence pure, totale, et je crois que la question qui nous est posée est celle-là : y a-t-il place encore pour la transcendance de l’école aujourd’hui ? Ou bien précisément l’école doit-elle s’aligner sur la société et ses propres valeurs ? L’école doit-elle être engloutie dans l’immanence du social ? C’est tout l’enjeu, à mon avis, de la nouvelle querelle scolaire.

Sans explicitement consacrer votre œuvre à la question de la religion, vous menez régulièrement dans vos essais philosophiques une réflexion sur le judaïsme. Parmi les diverses raisons qui vous conduisent à mener un tel travail, lesquelles vous semblent être les plus déterminantes ?

Je n’ai jamais pris la décision de consacrer une part importante de mon travail au judaïsme. Cela s’est fait malgré moi. Lorsque j’ai écrit le Juif imaginaire, j’ai pensé que j’en avais fini avec cette question, du moins pour ce que je pouvais en dire. Il me semblait important à l’époque, de compliquer le paradigme sartrien, c’est-à-dire l’opposition entre le juif authentique et le juif inauthentique avec cette autre catégorie qu’était celle du juif imaginaire. Mais ensuite, je me suis dit que j’avais tourné la page, que je passerais à autre chose. L’histoire, les événements m’en ont empêché. Cette question m’a saisi au collet, elle ne s’est pas laissée oublier, et j’ai été rappelé à mon être juif par le monde environnant, par la situation politique dans laquelle j’ai été plongé. Sans doute la raison la plus déterminante a-t-elle été la nécessité où je me suis trouvé d’expliciter mon lien avec Israël, et de mieux comprendre la haine dont Israël a fait l’objet. C’est ce qui m’a conduit, en 1982, à écrire La Réprobation d’Israël. Plus de vingt ans ont passé depuis, et je constate que les choses se sont terriblement aggravées. Je suis maintenant, comme tous les juifs, obligé de répondre à la question : « Qu’est-ce qui se passe ? », et tous les juifs aujourd’hui ont cette question en tête, elle les taraude, elle les tourmente. Alors moi aussi, et j’essaye du mieux que je peux d’y réfléchir, ce qui évidemment me conduit à une interrogation beaucoup plus vaste.
L’actualité éditoriale et politique éveille des échos très anciens. La communauté nationale, disais-je en commençant, peut exister sans références religieuses. Mais dans une société postreligieuse et postchrétienne, certaines formes de religiosité continuent de vivre. Aujourd’hui moi, juif de France, j’ai été tout récemment mis par la situation des faits, sur la voie d’un père de l’Église très ancien, auquel je n’avais guère de raisons particulières de m’intéresser, il s’agit de Marcion. Marcion a élaboré un catéchisme si je puis dire, qui a obligé d’ailleurs l’Église à lui répondre, pour édifier son propre canon. Car la prétention de Marcion était de rompre tout lien entre l’ancien et le nouveau testament. L’Ancien Testament, disait-il, est le fait d’un Dieu vengeur, partial, extrémiste, ethnique et méchant. Le Nouveau Testament est l’œuvre d’un Dieu d’amour qui se préoccupe du salut de tous les hommes. Entre ces deux dieux, il n’y a pas de rapport, si ce n’est conflictuel, et je constate avec stupeur que nous vivons une époque à la fois totalement inculte en matière religieuse, et « marcionite » de part en part. L’antisionisme classique a vécu, l’antijudaïsme tend à le remplacer. C’est maintenant dans la Bible juive qu’on va chercher de quoi nourrir l’argumentaire le plus dur, le plus implacable contre Israël. Les exemples sont multiples, je pense à cet entretien donné par Alain Joxe, expert en affaires militaires, pour un numéro spécial de Télérama consacré à l’anniversaire du 11 septembre. Il constate – ou croit constater – que l’Amérique aujourd’hui agit selon les axiomes d’une sorte de néodarwinisme social (conflit des espèces, survie du plus apte), et quand on lui demande d’expliquer l’ascendant d’une telle idéologie en Amérique, Alain Joxe ne fait ni une ni deux, il répond Israël, et dit-il en substance, je ne parle pas seulement de l’actuelle politique israélienne, je parle de l’Ancien Testament avec ses notions de punition et de loi du talion. Nous, Européens, nous nous sentons coupables, tandis que les Américains, imbus d’Ancien Testament, se sentent innocents et protégés par un Dieu vengeur. C’est un exemple, on pourrait en citer beaucoup d’autres. Régis Debray ne craint pas de dire que le premier des kamikazes c’est Samson lorsqu’il fait s’écrouler le Temple sur la foule des Philistins, hommes, femmes et enfants ; et tout d’un coup, je vois des esprits areligieux traiter la Bible comme un livre d’histoire, les personnages qui la peuplent comme des individus ayant réellement existé, et le judaïsme comme une lecture littérale de la Bible, oubliant ainsi que le judaïsme ce n’est pas la Bible juive, mais la Bible « avec le Talmud ». Et cet oubli nous ramène à Marcion, car le Talmud, comme on sait, est postérieur à la venue du Christ, ce qui oblige à reconsidérer le rapport chronologique entre les deux Testaments. Le Talmud fait que le judaïsme n’est pas réellement d’avant le christianisme, c’est bien pour cela qu’on l’a brûlé au Moyen Âge.

Mais il semble que toujours plus de gens ont recours à la Bible pour incriminer les juifs, et le dernier exemple que je voudrais citer, c’est celui d’un professeur qui a été hélas le disciple de Jankélévitch, Louis Sala-Molins, qui s’est fait connaître en publiant le Code Noir 1, et qui vient aujourd’hui, dans une maison d’extrême gauche, « La Dispute », de faire paraître un livre stupéfiant, intitulé Le Livre rouge de Yahvé. C’est une lecture « drolatique » de la Torah, où l’on apprend que sous la dictée de Yahvé, les juifs ont inventé l’esclavage au moment de la malédiction de la race de Canaan par Noé, et qu’ils ont été les premiers praticiens de la solution finale quand, sous la conduite de Josué, ils ont mené une guerre d’extermination contre les Cananéens, et ça c’est l’épisode de Josué. Dès la première page du livre, Sala-Molins fait une analogie entre ce qui est dit dans la Bible des Cananéens et le sort réservé aujourd’hui par Israël aux Palestiniens. Il fut une époque pas si lointaine où l’on accusait les juifs de trahir leur identité victimaire en se conduisant comme leurs bourreaux - les juifs sont les nouveaux nazis disait-on - et bien maintenant on en vient tranquillement à dire, les premiers nazis étaient juifs ! Le livre fondateur du nazisme serait la Torah d’Israël ! C’est une situation à laquelle je ne m’attendais pas, et qui me ramène à une idée de la pensée développée par Proust : « Les idées sont des succédanés du chagrin. » Je ne pense pas à partir d’une bonne volonté de penser, je pense sous le coup d’un choc, et le choc c’est cette résurgence massive, impressionnante, de l’antijudaïsme au cœur du monde postchrétien. Dieu est mort, et le monde est plein de notions théologiques devenues folles.

À ce sujet, pensez-vous vraiment qu’on ait compris et qu’on applique bien l’idée qu’il n’est plus permis d’écrire, de penser et de vivre après Auschwitz comme avant, lors même que l’antisémitisme sévit encore sous diverses formes, à des niveaux d’intensité parfois aussi effarants que ceux que vous venez par exemple d’évoquer ?

Je ne crois pas que l’on puisse dire purement et simplement aujourd’hui que la parenthèse ouverte par Auschwitz se ferme, et que l’on assiste à un retour des vieux démons. Les choses sont plus complexes, et plus ironiquement tragiques encore. Car la mémoire règne, elle a de toute façon vaincu l’oubli. Mais les juifs aujourd’hui ont beaucoup plus à craindre de l’obsession antinazie que d’une très hypothétique résurgence du nazisme. L’antinazisme sévit partout. Hannah Arendt disait : « Quand je suis attaquée comme juive, je réagis comme juive. » J’aurais voulu moi aussi pouvoir appliquer ce principe. Mais la situation où nous sommes est différente, les juifs ne sont pas attaqués comme juifs, ou s’ils le sont, c’est dans un deuxième temps. Ils sont attaqués d’abord comme « racistes ». D’où vient ce racisme ? Première hypothèse : les victimes se comportent comme leurs anciens bourreaux. Deuxième hypothèse dont j’ai parlé à l’instant : le livre d’or du racisme, c’est l’Ancien Testament, c’est la Bible justement rejetée par Marcion. Autrement dit, ceux qui aujourd’hui se déchaînent contre les juifs le font avec une totale bonne conscience. Inutile en effet de brandir devant eux l’horreur des crimes nazis puisque aussi bien, c’est adossés à cette horreur qu’ils prononcent leurs pires réquisitoires. Souvenez-vous de la visite incroyable dans les territoires occupés de ces délégués du « parlement mondial (autoproclamé) des écrivains » ! Il y avait là des personnalités aussi importantes que José Sarramago, Russel Banks, Breyten Bretenbach, et ils y sont tous allés de leur analogie. Sarramago, le plus radical et le plus conséquent, a dit que ce qui se passait en Palestine, c’était une réédition d’Auschwitz. Et quand on lui a demandé où étaient les chambres à gaz, Sarramago a répondu : « Il n’y en a pas encore. » C’est à cela que nous avons à faire, non pas une résurgence, une furie raciste, mais un déchaînement antiraciste, non pas à Le Pen, mais à Sarramago. Comment répondre à la bonne conscience qui veut nous étouffer dans et par l’antiracisme ? Telle est la question actuelle.

Vous avez, notamment dans « La Défaite de la pensée », tiré un constat d’échec quant aux prétentions de la République à faire circuler et à permettre d’assurer à ses citoyens un idéal universaliste. De ce point de vue, quelles menaces représentent, toujours à l’heure actuelle, les divers communautarismes ?

Ce qui m’obsédait en réalité, dans la Défaite de la pensée, c’était plutôt le destin de la culture. Je m’interrogeais pour savoir s’il y avait encore une place pour la culture dans notre société, si l’idée d’une médiation par les œuvres, nécessaire à la constitution des individus, pouvait encore avoir cours. Or il m’a semblé que les choses n’ont fait que s’aggraver. Comme le dit Michel Deguy, « la culture aujourd’hui se dissout dans le culturel ». Il y a eu une époque où l’Europe avait une religion de la culture. Cette époque est derrière nous, cette religion est battue en brèche, et à cette religion tend à se substituer l’ostentation des identités : je suis ce que je suis, je le suis spontanément et c’est à prendre ou à laisser. La question des communautarismes doit être replacée dans ce cadre plus général. Il y a aujourd’hui un toujours « déjà là » de l’identité, qui rend la culture totalement inopérante et anachronique. On a plus besoin d’elle, et d’ailleurs le modèle communicationnel sous lequel l’Europe vivait tant que la culture était vivante, c’était la « conversation », le modèle communicationnel tel qu’il prévaut aujourd’hui, c’est la reconnaissance. Il s’agit pour chacun d’être reconnu par l’autre, le monde commun est devenu l’espace de la « reconnaissance ». Il n’y a donc plus de place pour les œuvres dans le monde commun, elles ne sont plus constitutives de ce monde. Voilà, je crois, la réalité dans laquelle nous sommes maintenant plongés.

Si l'on en croit la pensée des Lumières (le kantisme, la Révolution française), une communauté d'individus rationnels autonomes et choisissant de vivre ensemble dans le cadre d'institutions qu'ils se donnent à eux-mêmes serait possible… Mais n'est-ce pas une utopie ? La violence que suppose l'arrachement aux préjugés et aux traditions, n'est-il pas réservé à quelques individus d'exception de pouvoir la supporter ?

Je ne dirais pas exactement les choses ainsi. Nous devons avoir sur la question de la tradition un regard un peu plus fin que celui des Lumières combattantes et conquérantes. Il n’y a pas d’un côté l’obscurantisme des préjugés, et de l’autre l’autonomie glorieuse des individus. La culture aussi est une tradition, et l’individu a besoin d’œuvres qui le dépassent et le transcendent pour devenir quelqu’un. On peut faire ce constat d’une indifférence massive de l’individu contemporain à l’égard de tout ce qui relève de la grande tradition picturale, musicale, philosophique ou littéraire. Cette tradition n’a presque plus de prise, elle « n’intéresse pas ». Les jeunes gens qui peuplaient le Loft, on ne peut pas dire qu’ils aient eu un mal fou à s’arracher à leur tradition. Dans leur cage à lapins tombée du ciel, ils n’étaient qu’eux-mêmes hélas, et plus tristement encore ils semblaient s’en trouver très bien…
Je dirais plus largement que le grand problème de nos sociétés est de savoir si nous sommes condamnés à l’indifférenciation. Si la distinction disparaît, c’est au bénéfice du nihilisme. L’indistinction est-elle notre lot, le « tout est égal », le « tout est pareil » ? Renan, qui était un esprit laïque, écrit cette phrase stupéfiante : « Je remercie l’Église de m’avoir libéré du profane. » Si l’on en revient à l’école, elle n’est pas un espace profane, on ne s’y conduit pas comme chez soi ou comme dans la rue. De même d’ailleurs de l’enceinte judiciaire, et l’on parle d’ailleurs aussi d’enceinte scolaire. Les murs n’ont pas seulement une fonction utilitaire, ils signifient une distinction.

Les diverses difficultés qu’ont soulevées les affaires successives du port du voile ou foulard islamique reflètent-elles, selon vous, un réel état de crise profond que traverserait la « laïcité » en France ? Et la loi issue de la commission Stasi à laquelle vous avez participé vous semble-t-elle une réponse adaptée aux difficultés que rencontre depuis quelques années la laïcité ? Comment saisissez-vous la relative désapprobation internationale ?

Commençons par la désapprobation internationale. Nous habitons aujourd’hui, pour le meilleur et surtout pour le pire, un village global. Tout le monde est au balcon, et l’abolition des distances s’accompagne d’un oubli des médiations. Puisque ce qui survient en France arrive simultanément en Pologne par exemple, les Polonais se sentent tout à fait habilités à juger de la situation française, et ils le font en projetant leurs catégories et leur histoire. Donc la Pologne s’émeut, s’indigne même d’une loi qui lui semble d’autant plus liberticide que ce pays sort d’une période totalitaire, et que le premier geste des communistes avait été d’arracher les croix des écoles. Et ce qui est vrai de la Pologne l’est de nombreux autres pays. C’est l’inconvénient terrible du sans-frontiérisme : tout le monde se croit capable de juger de tout, puisque tout le monde est témoin de tout, et encore une fois cette téléprésence fonctionne comme dispense de réflexion, et surtout comme dispense de mise à niveau. Voir c’est savoir, puisque je vois je sais, je n’ai donc pas à connaître la situation qui m’est ainsi présentée. C’est d’autant plus pénible à vivre que cette désapprobation internationale s’accompagne d’une très forte critique intérieure. Beaucoup d’intellectuels, de journalistes, et surtout d’amuseurs - les comiques sont les rois de l’époque - réprouvent cette loi et la jugent ringarde, archaïque. Je me demande même si l’Éducation nationale justement aura, dans cet environnement très difficile, la force de la faire appliquer. D’autant plus que la critique se nourrit d’une espèce de scepticisme où on nous dit que cette loi ne résoudra pas tous les problèmes, alors à quoi bon. Mais aucune loi ne résout jamais tous les problèmes. Cette remarque relève du terrorisme intellectuel. Puisque cette loi ne résout pas le problème de l’intégration, pas non plus celui du chômage, ne rend pas tous les hommes heureux, alors elle ne vaut rien, et donc il faut en refuser l’application ! Et c’est une loi qui souffre, par surcroît, de la pire des accusations aujourd’hui, l’accusation de racisme. L’antiracisme est devenu l’idéologie maîtresse de l’époque, ce n’est plus simplement un impératif moral, c’est un principe d’explication du monde et de tout ce qui se passe dans le monde. Le conflit israélo-palestinien est perçu dans les termes du racisme, de même une loi qui pourtant n’exclut aucun individu ni en raison de sa race, ni en raison de quoi que ce soit, puisque c’est une loi qui n’exclut que des insignes. Elle a pris bien soin de ne pas s’appliquer exclusivement à tel ou tel insigne par rapport à tel ou tel autre, et vous voyez alors comment l’antiracisme nous place dans une sorte de double bind : si la commission Stasi avait proposé une loi portant exclusivement sur le foulard islamique, et si le parlement avait voté une pareille loi, on aurait hurlé au racisme. Mais une fois que cette loi porte sur tous les insignes religieux, les mêmes vous disent « mon œil », nous savons que tout cela n’est fait que pour permettre l’interdiction du foulard. En ce qui me concerne, je suis évidemment favorable à cette loi, et d’autant plus qu’on ne cesse de lui faire de faux procès - le procès en racisme, mais aussi le procès en jacobinisme. La France succomberait une fois encore à sa culture de la généralité qui remonte très loin, la France serait en proie à un intégrisme laïque, et la France devrait prendre exemple sur ses glorieux voisins, et surtout elle devrait savoir raisonner au cas par cas, remplacer une culture de combat par une culture de la confrontation bienveillante. Ceux qui parlent ainsi sont, en fait, dans l’abstraction, ils donnent des leçons de concret à des Sages, des parlementaires, des hommes politiques dont ils n’ont même pas étudié les motivations. Car il suffit d’ouvrir le rapport Stasi ou le rapport de la commission parlementaire réunie par Jean-Louis Debré, ou encore de lire les débats à l’Assemblée nationale pour se convaincre d’une chose : la plupart de ceux qui ont fini par préconiser cette loi y étaient défavorables au départ. Ce ne sont pas des « laïcards », ce sont au contraire des gens d’aujourd’hui, multiculturalistes naturellement, préférant de très loin la tolérance à l’interdiction, mais qui ont été saisis d’un véritable problème et qui, précisément, ont fait voter cette loi en réponse aux interpellations et même aux supplications venues du terrain, qu’il s’agisse des jeunes filles voilées de force, qu’il s’agisse des professeurs et des chefs d’établissement réclamant une loi parce qu’il leur était devenu totalement impossible d’agir. Il y a une formidable mauvaise foi à condamner cette loi au nom du pragmatisme, puisque ce sont justement des considérations pragmatiques qui ont prévalues de part en part, depuis la commission Stasi jusqu’au vote parlementaire. Cette loi a le mérite de rappeler que l’école est un lieu distinct, de marquer la différence du laïque et du profane, et elle a aussi ce mérite de donner des règles à une population qui ne pourra jamais s’intégrer si on ne lui fait pas d’autres suggestions que d’affirmer son identité et de manifester ses griefs. Soit on renonce à vivre dans une nation, et on affirme que notre collectivité n’est rien d’autre qu’une addition ou un agrégat de lobbys ayant chacun ses revendications, et à ce moment là oui, le voile a sa place à l’école ; soit on considère que la nation existe, qu’elle est composée de plus de morts que de vivants et on demande alors à tous les membres de cette communauté nationale de se plier à ses règles, et on n’a pas honte de vouloir les intégrer. Deux conceptions de l’hospitalité se font face aujourd’hui en France : l’hospitalité de l’intégration qui consiste à dire aux nouveaux venus - et tous les enfants sont des nouveaux venus - voici notre monde. Et l’hospitalité multiculturaliste, qui elle, consiste à dire : je n’ai rien à offrir, rien à proposer, sois qui tu es comme tu souhaites l’être, et loin de moi l’idée abominable de vouloir t’orienter, t’influencer, te transformer. Je crois que le vote de cette loi est le choix d’une hospitalité contre une autre.

Paradoxale hospitalité qui n’aurait rien à offrir ?

On pense que n’ayant rien à offrir, on est en réalité plus ouvert et plus accueillant, parce que le don est immédiatement retraduit en colonisation des esprits.

Plus généralement, assistons-nous réellement à un retour idéologique du religieux qui menacerait à plus ou moins long terme les principaux acquis des mouvements d’émancipation historiques récents ? Et pour conclure, pourriez-vous, si ce n’est prophétiser, tout du moins proposer simplement à titre d’évocation votre vision du proche avenir des croyances et des pratiques religieuses à l’heure de la mondialisation ?

Il est pour moi difficile de répondre à ces questions, d’autant plus que je ne suis pas forcément hostile aux religions en tant que telles. C’est moins tant le retour du religieux qui m’inquiéterait – car après tout le nihilisme est bien notre problème – que l’idéologisation toujours possible de la religion. Hannah Arendt le disait, de n’importe quoi on peut faire une idéologie, et aujourd’hui on fait de l’islam une idéologie au sens donné par Hannah Arendt : un système global d’explication du monde, d’une cohérence folle, fanatique, et dans Les Origines du système totalitaire, elle rappelait que les idéologies se répandaient dans des masses déracinées, et même disait-elle « désintéressées ». Le désintéressement des masses était un bon terreau pour le développement des idéologies. Qu’y a-t-il, si j’ose dire, de plus désintéressé qu’un kamikaze ? Alors le problème est là, non pas dans le retour du religieux en tant que tel, mais dans cette rencontre et cette idéologisation du religieux et plus particulièrement de l’islam. Que va-t-il advenir d’une telle idéologisation, je n’en sais rien. Je sais simplement que les spécialistes de l’islam nous ont prédit il y a dix ans le déclin de l’intégrisme, la chute et la fin de l’islamisme politique. Les faits les ont démentis, mais ils n’en continuent pas moins du haut de leur expertise de nous annoncer les temps futurs. Je serai personnellement plus prudent. Ce que je veux bien croire, c’est que le djihad d’aujourd’hui n’est pas l’expression de l’islam de toujours. Ce n’est pas pour autant que je parlerai d’un islam des Lumières, d’un islam magnifique, non, mais justement le destin de l’islam, ce n’est pas l’idéologie, qui est toujours le moment particulier d’une croyance comme l’a montré Hannah Arendt. Tel est, en tout cas pour moi, le sujet de la plus grande inquiétude.


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