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Les Princes Noceurs de la Vieille Cour
prose [ ]

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par [Nadja ]

2009-09-05  |     | 



(Suite)

Pantazi essuya ses yeux humides.
- Ah, dit Pirgu à Pasadia faisant des yeux langoureux et puis d’une voix mielleuse, il compléta ": ah! je tiens à t’accompagner dans cette valse sur ton dernier chemin, et ce, le plus tôt possible; je pense que tu ne me laisseras pas trop attendre cette fête de ma jeunesse. Comme ce sera beau, mon Dieu!
Et moi, près du vieux Pantazi, dans les jardins du Seigneur, le vent en poupe, je vais en de touchantes paroles tirer de chaudes larmes à notre réunion affligée et faire mes adieux, à mon inestimable et inoubliable ami pour l’éternité
Pasadia ne dit rien.
- Oui, suivit Pirgu, adoucissant encore sa voix et son regard, ce sera si beau! Moi, je porterai tes décorations sur un coussin. Et, au bout de sept ans, à la grande messe des morts, quand on t’exhumera, je parie qu’on te retrouvera toujours mis avec soin, empesé et bichonné, sans aucun cheveu blanc, parfaitement conservé dans le vif-argent, comme un piment rouge dans du vinaigre salé.
Mais Pasadia ne lui prêtait aucune attention, il pensait ailleurs. Cette fois-ci, Pirgu l’échappait belle et j’en étais dépité, parce que je ne pouvais pas le voir en peinture. Resté seul et indépendant depuis ma jeunesse à Bucarest, je m’étais bien gardé de m’acquoquiner avec n’importe qui. Aussi, Gorica Pirgu, n’aurait-il jamais fait partie du groupe restreint de mes connaissances, toutes triées sur le volet, s’il n’avait été l’inséparable compagnon de Pasadia que je tenais en grande estime. Pasadia était un astre. Par un jeu du hasard, il avait été doué de l’un des esprits les plus achevés qu’un cerveau humain pût avoir. J’ai eu l’occasion de connaître, de très près, une bonne partie de ceux considérés comme fameux dans leur pays, pourtant, chez très peu d’entre eux, je n'ai pu voir réunies tant de qualités si merveilleusement équilibrées que chez ce proscrit, que chez cet homme traité avec injustice qui, de son vivant et de bon gré s’était voué lui-même à l’oubli. Et je n’en connais pas d’autre qui ait provoqué tant d’aveugles hostilités. J’avais entendu qu’il devait cela en partie à son aspect physique.
Quelle belle tête qu’il avait!
Quelque chose d’inquiétant sommeillait en lui; le pli mécontent de ses lèvres, le frémissement de ses narines, son regard trouble sous de lourdes paupières, tous les traits de son visage flétri trahissaient tant de passion réprimée, d’arrogance indomptable et de discorde venimeuse. Un profond et amer dégoût se détachait de tout ce qu’il disait de sa voix traînante et sourde.
Sa vie dont il lui arrivait rarement de dévoiler les secrets n’avait été qu’une lutte acharnée. Issu d’une famille aisée et de haute lignée, il avait été persécuté depuis sa naissance, élevé par d’autres, puis exilé à l’étranger pour son instruction. De retour dans son pays, il s’était fait déposséder par ses parents,il avait été mis à l’écart, harcelé, opprimé et trahi par tout le monde. Toute son œuvre, pour laquelle il avait peiné jour et nuit, sacrifiant sa jeunesse, n’avait-elle pas été reçue par une criante injustice? Comme ils s’étaient tous mis d’accord pour l’ensevelir dans le silence!Que n’avait-on comploté contre lui? De toutes ces dures épreuves auxquelles il s’était heurté durant les âpres années, et qui auraient terrassé même un géant, cet être d’acier était sorti deux fois aguerri. Pasadia n’avait pas été l’homme à se résigner, son assurance et son aplomb ne l’avaient quitté pas même aux instants les plus difficiles; fidèle à son but, il avait dompté les circonstances hostiles et en avait même habilement tiré profit.
Nul autre n’avait mieux su attendre sa chance que lui; l’épiant au carrefour, il l’avait attrapée, s’en était emparé de force et lui avait arraché ce qu’elle lui devait depuis sa naissance, sans aucune peine et sans aucun effort. Une fois parvenu, il s’était surpassé, éblouissant et déconcertant tout le monde; pareil à un terrible châtreur il avait fait ses quatre cent coups, mais portant des gants de velours. La voie de la gloire s’ouvrait maintenant généreuse et toute lisse pour lui. Mais, quand tout lui était permis, ce fut lui qui abandonna la partie, en y tournant le dos.
Je me doutais bien que la cause de cette paradoxale décision était partiellement due à la peur de sa propre nature, car, malgré le masque glacial extérieur, Pasadia cachait un tempérament volcanique, tortueux et impénétrable qui se trahissait souvent par des éclats de cynisme, en dépit de son calme apparent. Le pouvoir l’aurait aisément rendu redoutable si l’on pensait au venin amassé dans son cœur durci. Aucune foi en vertu, probité ou bonté chez lui, aucune pitié ou indulgence envers les faiblesses humaines qui lui étaient complètement étrangères.
Cependant, sa retraite de la vie politique avait moins étonné que le changement de sa façon de vivre. A l’âge où le repentir se manifeste chez les autres, lui, qui avait toujours servi d’exemple vivant de sobriété, s’était tout à coup adonné à la débauche.
Or, ne s’agissait-il pas là de la révélation d’une vie qu’il avait menée en cachette? Ou peut-être la reprise de vieux vices que l’ambition de réussir l’avait fait y renoncer durant tant d’années ? Car il était impossible qu’il change de peau d’un jour à l’autre. Comment s’était passé tout cela ? Je ne saurais pas le dire, mais rarement m’est-il arrivé de voir joueur si beau, coureur si acharné et buveur si grandiose!
Cependant, pouvait-on affirmer qu’il était tombé dans la déchéance ? Absolument pas !
D’une sobre élégance, plein de dignité dans son maintien et sa façon de parler, il était resté Occidental et mondain jusqu’au bout des ongles.
On n’aurait pas trouvé une meilleure personne à présider une haute assemblée ou une Académie.
Un inconnu, voyant ce monsieur grave, imposant et guindé, passer le soir, quand celui-là sortait, suivi tout près de son fiacre, aurait donné sa langue aux chats sans pouvoir s’imaginer le moins du monde les endroits sordides et répugnants où ce « Monsieur » allait se vautrer jusqu’à l’aube.
Le spectacle de cette vie avait pour moi quelque chose d’accablant, je soupçonnais qu’on y jouait un drame ténébreux, dont le mystère restait impénétrable.
Si j’ai tellement insisté, essayant d’esquisser en quelques lignes les traits de ce noble visage, dont je garde un trop cher souvenir, c’est parce que je n’ai pas voulu perdre l’occasion de le faire revivre devant mes yeux.
Pasadia s’était révélé à moi un tout autre homme que le coureur qui fréquentait les cabarets de nuit de la débauche bucarestoise. Mais celui-là, je le rencontrais autre part. Tout près du pont de Mogosoaia, dans une ruelle solitaire se dressait, morne et austère une vieille maison, à l’ombre d’un jardin ancien sans fleurs. J’étais l’un des rares privilégiés qui franchissait le seuil de cette riche demeure, où l’âme sévère du maître se reflétait jusqu’au coin le plus éloigné.
Je le retrouvais dans son cabinet de travail, lieu de repos et de méditation, où rien du monde extérieur ne pénétrait. Oh, les heures inoubliables passées dans cette pièce recouverte de drap couleur d’amadou, entourée de placards ferrés aux murs, aux rideaux tirés, où la conversation avec mon hôte m’a tenu cloué dans un fauteuil.
Substantielle et riche, retenue, ciselée, sans détours, confusions et mots superflus, elle attrapait dans ses rets puissants, surprenait, captivait et envoûtait celui qui l’écoutait. Pasadia était également un grand maître de la brosse et il l’avait bien exercée pendant sa jeunesse. Ses lectures étaient incroyables! il s’y connaissait comme nul autre à l’histoire qui avait achevé chez lui le don inné et infaillible de juger les gens; il avait prévu la triste et rapide chute de nombreuses personnalités, en pleine ascension et je ne peux pas oublier l’éclat sinistre de ses yeux quand il prononçait ces paroles funestes.
Pasadia Magureanu ! J’ai considéré sa sympathie pour moi une grâce divine et je suis fier d’être le disciple de ce stoïcien rebelle – à qui, je n’étais d’accord à reconnaître qu’un seul des multiples défauts attribués par le monde – mais celui-là impardonnable ; son amitié avec Gorica Pirgu.

(Traduction faite par Virginia et Radu Popescu d'après le roman de Mateiu Caragiale)


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