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■ Voir son épouse pleurer
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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2010-02-23 | | Inscrit à la bibliotèque par Dolcu Emilia
II
A présent, messieurs, que vous désiriez l’entendre ou non, j’ai envie de vous raconter pourquoi je n’ai même pas réussi à devenir un insecte. Je vous le déclare solennellement : j’ai voulu le devenir bien des fois. Mais cela non plus, je n’ai pas su le mériter. Je vous en donne ma parole, messsieurs : l’excès de conscience est une maladie, une véritable, une intégrale maladie. Pour les usagers de la vie courante, l’on aurait plus qu’assez d’une conscience humaine ordinaire, c’est-à -dire de la moitié, du quart de la portion qui revient à l’homme évolué de notre malheureux XIX e siècle, frappé par-dessus le marché du double malheur de résider à Pétersbourg, la ville la plus abstraite et la plus préméditée du globe terrestre. (Il y a des villes préméditées et d’autres qui ne le sont pas). Par exemple, le degré de conscience des gens dits directs et des hommes d’action ferait amplement le compte. Vous vous dites, je suis prêt à le parier, que j’écris tout cela pour vous épater, pour faire de l’esprit sur le dos des hommes d’action, et de plus que par cette épate de mauvais goût je soulève le même tintamarre que mon traîneur de sabre. Et pourtant, messieurs, qui tirerait vanité de ses propres maladies, et en faisant de l’épate par-dessus le marché ? Mais dans le fond, qu’est-ce que je dis ? Tout le monde le fait ; ses maladies, tout le monde les étale, et moi plus que personne, je crois bien. Ne discutons plus, mes objections sont absurdes. Néanmoins, je suis tout à fait convaincu que trop de conscience, et même toute conscience, est une maladie. Je suis formel. Mais cela aussi laissons-le pour l’instant. Dites-moi un peu : pourquoi m’arrivait-il, comme un fait exprès, au moment même, oui, au moment même où j’étais le plus capable de percevoir toutes les subtilités « du beau et du sublime »¹, comme nous disions autrefois en Russie², pourquoi m’arrivait-il non point de penser, mais d’accomplir des gestes peu reluisants, de ces gestes qui…enfin, bref, qu’à tout prendre, tout le monde accomplit, mais que moi, comme un fait exprès, je commettais précisément lorsque j’étais plus conscient que jamais qu’il ne faudrait jamais les commettre. Plus j’étais conscient du bien, de tout ce « beau » et ce « sublime », plus je sombrais dans ma fange et plus j’étais près de m’y enliser à jamais. Mais le trait essentiel, c’est que rien de cela ne paraissait fortuit, on aurait dit qu’il convenait qu’il en fût ainsi. Comme si c’était là mon état le plus normal, et ni une maladie ni une tare, loin de là , si bien qu’au bout du compte, cette tare, je perdis jusqu’à l’envie de lutter contre elle. Pour finir, je faillis croire (et peut-être ai-je cru pour de bon) que c’était cela, mon état normal. Mais pour commencer, mais au début, quel martyre ai-je enduré dans cette lutte ! Je n’imaginais pas que les autres aient pu en passer par là , c’est pourquoi toute ma vie, j’ai gardé cela pour moi comme un secret. J’en avais honte (peut-être en ai-je encore honte aujourd'hui) : j’en arrivais au point d’éprouver une jouissance secrète, anormale, une petite jouissance ignoble à rentrer dans mon coin perdu par une de ces nuits particulièrement dégoûtantes, que l’on voit à Pétersbourg, et à me sentir archi-conscient d’avoir, ce jour-là , comme une fois de plus quelque chose de dégoûtant, qu’une fois de plus ce qui était fait était fait, et au fond de moi-même, en secret, à me ronger, à me ronger à belles dents, à me tracasser, à me tourner les sangs, jusqu’au moment où l’amertume faisait enfin place à une douceur infâme, maudite, et enfin à une définitive, à une véritable jouissance. Oui, je dis bien une jouissance. Je suis formel. C’est sûrement pour cela que je me suis décidé de parler, il faut croire, que je veux savoir si les autres connaissent ces jouissances. Je m’explique : la jouissance venait justement de la conscience excessivement claire que j’avais de mon avilissement, que je me sentais acculé au tout dernier mur ; que certes, cela allait très mal, mais qu’il ne pouvait en être autrement ; que je n’avais plus d’issue, que jamais je ne deviendrais un autre homme ; que même s’il me restait assez de temps et de foi pour me refaire, ce que l’on voudrait devenir n’existe peut-être pas. Et puis le principal, la fin des fins, c’est que tout cela se déroule selon les lois normales et fondamantales de l’archi-conscience et selon l’effet d’inertie qui en découle directement ; donc, par conséquent, non seulement il n’est pas question de se refaire, mais il n’y a plus simplement rien à refaire. Par exemple, l’archi-conscience conduit à dire qu’on a raison d’être une crapule, comme si cela pouvait la consoler, la crapule, qu’elle en est une pour de bon. Allons, cela suffit… Ah ! je vous en ai débité, des histoires ! Mais qu’est ce que je vous ai expliqué ? … En quoi vous ai-je expliqué ma jouissance ? Pourtant, je m’en expliquerai. Il faudra que j’aille jusqu’au bout ! C’est bien pur cela que j’ai pris la plume… Tenez, par exemple : je suis terriblement fier. Je suis ombrageux et susceptible comme un bossu, comme un nain, mais vrai, vous pouvez me croire, j’ai connu des moments où si l’on m’avait envoyé une gifle, j’en aurais peut-être été heureux. Je parle sérieusement : j’aurais certainement réussi à y trouver quelque jouissance particulière ; celle du désespoir, bien entendu, mais le désespoir, on y trouve parfois la plus vive jouissance, surtout lorsque l’on conçoit très fortement que la situation est sans issue. Et là – je veux dire le cas de la gifle – quel écrasement que la conscience d’avoir été ainsi réduit en bouillie ! Le principal, c’est que j’ai beau tourner, virer, il ressort toujours que je suis le premier coupable, et le plus vexant, c’est que je suis coupable sans l’être, selon les lois de la nature, pour ainsi dire. Coupable, tout d’abord, d’être plus intelligent que tout mon entourage. (Je me suis toujours trouvé plus intelligent que tout mon entourage, et parfois même – le croirez-vous ? – je m’en suis fait scrupule. En tout cas, j’ai curieusement passé ma vie à détourner les yeux, à ne pouvoir regarder les gens en face.) Enfin, je suis coupable parce que même si j’avais été doté de quelque grandeur d’âme, elle n’eût fait qu’ajouter à mes tourments à moi, conscient de sa totale inutilité. Car je n’aurai sûrement rien su en faire, de ma grandeur d’âme : ni pardonner, parce que l’offenseur m’avait peut-être frappé en vertu d’une loi de la nature, et que les lois de la nature, ça n’a pas à être pardonné ; ni oublier, parce que, lois de la nature ou pas, c’est quand même vexant. Ensuite, à supposer que, renonçant à ma grandeur d’âme, j’aie, au contraire, voulu tirer vengeance de mon offenseur, j’en eusse été incapable, car je ne m’aurais probablement pas décidé à agir, même si j’en avais été capable. Pourquoi ne me serais-je pas décidé ? Je voudrais dire deux mots tout spécialement là -dessus. Notes 1. Cette conception conjointe remonte au traité de Kant Observations sur le sentiment du beau et du sublime (Beobachtungen über das Gefühl des Schönen und Erhabenen) ; l’expression fut fort à la mode dans le monde de la critique russe, entre 1830 et 1850. 2. Dans le même contexte, un Français ne dirait jamais « chez nous », mais « en France ». Il y a là toute une psychologie de masse – le Russe s’identifinat à son pays, le Français restant sur sa réserve – qu’il est bon d’avoir présente à l’esprit. |
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