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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2005-01-01 | | On ne naît pas traducteur. On le devient. Par d’étranges détours où se mêlent l’histoire personnelle et la Grande histoire, les circonstances et un amour immodéré des mots, du dialogue, de la communication entre les êtres et entre les peuples. Mais par quels étranges concours de circonstances devient-on traducteur des textes fondateurs des trois grandes religions monothéistes, le signataire de la Bible Chouraqui et d’une version française contemporaine du Coran ? Il n’est pas impossible de tenter de l’expliquer, a posteriori, une fois que l’essentiel de l’œuvre est accomplie, qu’une imposante autobiographie (L'amour fort comme la mort, Robert Laffont, 1990) vient compléter un premier regard rétrospectif sur un itinéraire cahotique (cf. la préface de la réédition de la traduction des Devoirs du coeur de Bahya ibn Paqûda, Desclée de Brouwer, 1950a/1972), suivi d’un premier bilan publié par l’écrivain dès 1979 : Ce que je crois (Grasset). Certes, la biographie n’explique pas tout, sinon bien des êtres appelés à vivre à cheval entre plusieurs cultures, plusieurs langues, plusieurs religions, à subir les mêmes soubresauts de l’histoire, devraient « forcément » aboutir à des réalisations similaires à celles d’André Chouraqui. Mais si une approche biographique ne peut servir de « démonstration » scientifique, elle peut révéler les lignes de force, les points de rupture et de réorientation, la toile de fond sur laquelle s’inscrivent les choix et les efforts de cet homme hors du commun, de ce « passe-muraille des religions » comme l’appelait l’un de ses amis. Les traductions d’André Chouraqui ne peuvent être pleinement appréhendées et soupesées que si l’on prend conscience que l’homme est tout à la fois poète et savant, doté de la rigueur du juriste et de la spiritualité des mystiques, qu’il fut élève rabbin et élève linguiste, historien, homme d’action et de terrain, globe-trotter du dialogue interconfessionnel, ambassadeur informel de la culture juive et de sa renaissance en Israël. Mais entre les activités débordantes, les contacts humains, les conférences, les voyages perpétuels, l’homme de plume a toujours ressenti le besoin de faire halte, de s’isoler pour se confronter à la solitude de la page blanche dans la rigueur de « retraites » qui deviennent fécondes et grosses des strates de l’œuvre traductionnelle. En effet, les « lieux » qui donnèrent naissance à la Bible Chouraqui ne sont pas moins importants que les « temps » mouvementés qui la mûrissent : l’enfance algérienne, les premières courses dans le désert du Sahara et le séjour dans l’oasis d’Ouargla (1940), le repli forcé dans les montagnes rudes et les maquis de la Haute Loire et de l’Ardèche, dans un bastion du protestantisme, où entre deux actions de résistance il traduit Bahya (1942-45), le séjour passé en 1954 dans une cellule de l’ermitage dominicain de la Sainte Baume, dédié à Sainte Madeleine, surplombant la Provence pour l’une de ses premières traductions bibliques : Les Psaumes ; plus tard, en Israël, la retraite dans la maison d'hôte de l’abbaye cistercienne de Latroune pour préparer l’édition de l’Univers biblique… mais surtout, depuis l’ancrage en 1964 dans la maison d’Abou Tor, à Jérusalem, la discipline appliquée de l’écriture à l’encre noire, dans le bureau à la vaste baie vitrée éclairée par le ciel immense et la vue imprenable sur les murailles de la vieille ville de Jérusalem, ville mystique mais aussi prosaïque, aux confins de l’Occident et de l’Orient, ville des trois religions monothéistes dont notre traducteur contemple de sa table les clochers des églises, les tours des minarets, et le dôme doré de la « mosquée » d’Omar, surplombant le Mur Occidental du Temple d’Hérode, en contrebas … Les étapes de la formation Une enfance polyglotte Une familiarité dès la petite enfance avec les trois grandes religions du livre, une tension entre une triple identité (juive, algérienne, française), voilà ce qui irrigue la vie et l’œuvre d’André Chouraqui. Né le 11 août 1917 à trois kilomètres de la Méditerranée, dans la petite ville de l'ouest algérien, Aïn-Témouchent, non loin d'Oran, il bénéficie, dès le berceau des rythmes des civilisations environnantes où la langue utilisée est le support de la culture : hébraïque et juive, française et chrétienne, arabe et musulmane. Contrairement à ce que j’avance au début de cet article (« On ne naît pas traducteur. On le devient »), André Chouraqui définit sa vocation comme une donnée évidente de sa naissance : « On naît traducteur comme on naît poète. Je n’ai jamais décidé de le devenir : je l’étais depuis ma plus tendre enfance auprès de ceux qui me parlaient ou m’éduquaient dans les quatre ou cinq langues qu’ils pratiquaient. C’est ainsi que mon cerveau fut doté d’une « puce » - pour employer le langage des informaticiens – qui me servit à longueur de vie » (L'amour fort comme la mort, p. 459). Il est vrai que les conditions linguistiques qui prévalent à Aïn-Témouchent sont idéales pour qui aime les langues. Dans la rue et avec ses grands parents, André parle arabe. Il parle français à l’école et avec ses parents, ses frères et ses sœurs. Il s’entretient en espagnol avec Anita, la jeune bonne de la maison. A la synagogue, c’est l’hébreu et l’araméen qui prévalent dans le culte et l’étude. Pour beaucoup de gens nés dans un contexte polyglotte, le résultat est généralement désastreux : aucune langue n’est véritablement « maternelle », le parler (et plus encore l’écriture) devient un sabir, un créole, un mélange inconscient de mots et de tournures empruntés tour à tour à l’une ou l’autre langue en présence. Pour ceux qui sont doués ou simplement curieux, le multilinguisme constitue une richesse inouïe : « Un de mes passe-temps préférés était de rechercher les correspondances entre mots de la même famille dans les langues qui se parlaient autour de moi, l’hébreu et l’arabe, le français et l’espagnol (…) Ainsi commença à s’accumuler dans ma mémoire, que j’avais bonne et bien organisée, un trésor de mots… » (ibid., p. 454). L’outil est donc à portée de main, poli au fil du temps. Il ne suffit pas à expliquer la vocation ni surtout le cheminement spirituel qui donna naissance aux traductions de trois livres sacrés. La découverte de la Bible Au commencement était la Bible hébraïque et ses sonorités entendues à la synagogue et au Talmud Thora dès l'âge de trois ans, répétées de mémoire, sans en comprendre encore les significations. Mais la concurrence avec la culture française et laïque inculquée au lycée est inégale. La Bar-Mitsva, célébrée dans la grande synagogue d'Aïn Témouchent, en été 1929, marque le dernier lien formel d’André Chouraqui avec les traditions juives. Il continue à jeûner à Kippour et à ne pas manger de pain à Pessa'h. Mais pour le reste, il devient un parfait petit français. Il conserve quelques liens avec l'Orient grâce aux cours de langue et de grammaire arabes dispensés au Lycée d'Oran. Mais il se passionne pour la littérature occidentale et lit durant les vacances d'été tout ce qui lui tombe sous la main : romanciers, poètes, appréciant particulièrement les romantiques. Quant à Dieu, il est relégué au magasin des accessoires. Le premier contact adulte avec la Bible de ses ancêtres survient par des voies détournées... et chrétiennes. Entre ses deux baccalauréats, durant l'été 1934, André Chouraqui part en métropole pour subir une opération de la cheville qui le débarrasse partiellement d’une infirmité due à une attaque de poliomyélite survenue à l’âge de sept ans. La clinique qui l'accueille, à Courbevoie, est tenue par une oeuvre protestante. Deux jeunes infirmières (qui se destinaient à servir Dieu dans des missions en Afrique ou en Océanie) lui font lire la Bible (dans la traduction protestante de Louis Segond) et s'engagent avec lui dans de longs débats (puis dans une correspondance) sur Dieu et les réalités spirituelles Novembre 1935 : c'est la rentrée à la Faculté de droit où il est inscrit à Paris, rue Soufflot. Parallèlement, le futur traducteur des Evangiles reprend son dialogue avec la plus âgée des deux infirmières, Yvonne (nièce d'un pasteur cévenol). Pendant près de trois ans, celle-ci l'entretient de sa foi et lui fait découvrir les profondeurs de la spiritualité, ne désespérant pas de le convertir au protestantisme. En même temps, André prend l'habitude d'accompagner l'un de ses professeurs de droit à la messe du dimanche pour écouter l'organiste de Notre-Dame. Après le concert, il reste souvent pour prier dans le silence de la nef. Son athéisme est profondément ébranlé en même temps qu'il découvre une civilisation dont il n'avait, au mieux, qu'une connaissance livresque : « les cathédrales, les églises, la musique religieuse, l'art chrétien, les couvents et les monastères (...) Quel choc pour le petit barbare que j'étais au sortir de mes déserts coloniaux » (p. 126). La rencontre avec le Pasteur Louis Dallière (en juillet 1936) marque un tournant. Pour la première fois un chrétien, au lieu de tenter de le convertir, lui parle de la vocation messianique du peuple d'Israël et condamne en termes catégoriques l'antisémitisme chrétien et la propagande nazie qui, depuis 1933, transformait les juifs en parias. Renvoyé à ses racines, convaincu définitivement (après une "illumination" dans les Hautes-Alpes, en février 1937) que "Dieu existe", conscient que la Bible qu'il lit et médite en traduction française est bien éloignée du texte original hébraïque, André décide de se mettre à l'étude de son patrimoine. « J'étais juif et je ne savais pas clairement ce que cela pouvait bien vouloir dire. Que Hitler veuille me persécuter et, éventuellement me tuer pour cette raison, c'était là un fait évident qu'il n'était pas en mon pouvoir de modifier. Ce que du moins je pouvais faire, c'était de savoir le pourquoi de cette affaire qui me menaçait dans mon existence » (p.157). A Paris, un condisciple du Lycée d'Oran, André Zaoui, le met en contact avec l'École rabbinique de France et lui donne ses premières leçons d'hébreu. Sans vouloir, jamais, devenir rabbin, André Chouraqui poursuit désormais des études parallèles de droit et de judaïsme, à Paris puis dans la clandestinité. De 1937 à 1939, il obtient sa licence puis son diplôme d'études supérieures de droit et poursuit son apprentissage de l'hébreu, de la Bible juive et de ses commentaires (avec Georges Vajda), du Talmud et de l'araméen (avec Abraham Back), tant à l'École rabbinique qu'à la Sorbonne et à l'École des hautes études. « Mes études de droit avaient été fort précieuses pour m’inculquer le culte de la limpidité dans l’expression des idées, tandis que les langues sémitiques que mes maîtres m’enseignaient à la Sorbonne, à l’Ecole pratique des Hautes études et mieux encore à l’Ecole rabbinique de France ouvraient mon esprit aux cultures de l’Orient » (L'amour fort comme la mort, p. 454). » Les années de guerre L’étudiant maghrébin passe tous ses étés en Algérie mais revient chaque automne en France, même lorsque la guerre éclate et qu'il suit l'école rabbinique repliée d'abord à Vichy puis à Clermont-Ferrand. Sa redécouverte de l’Orient (à la fois concrète et livresque) favorise son "retour au judaïsme" même s’il s’agit d’un judaïsme plus proche de celui des Hébreux et des mystiques médiévaux que de la tradition talmudique, d’une religiosité où la pratique rituelle est réduite au strict minimum. Ce retour ne consomme pas la rupture avec les autres civilisations monothéistes. L'amour successif de deux jeunes catholiques (Magdeleine, rencontrée début 1938, qui lui présente sa cousine Colette, fin 1939) lui fait pénétrer plus avant la spiritualité exigeante de la foi, de la doctrine et des dogmes chrétiens. Puis, au début de 1940, lors d'un séjour de plusieurs mois dans le Sahara, dans l'oasis d'Ouargla où son frère Charles est mobilisé, il accepte de donner des cours de français au cadi (le juge musulman) en échange de leçons de Coran et d'arabe (qui lui seront utiles cinq ans plus tard, lorsqu'il passera, devant la Faculté d'Alger, un diplôme supérieur de droit musulman et de coutumes indigènes). Dans une autre oasis, à Ghardaïa, il voit vivre, dans la tension mais côte à côte, les Kharéjites (une secte musulmane), les Pères blancs et une communauté juive de trois mille âmes qui lui fait pressentir ce qu'a pu être la vie quotidienne des juifs de l'orient biblique, à l'époque de la Michna. Revenu en France en mai 1940, il doit fuir Paris un mois plus tard, emmenant Colette sur son vélo. Il connaît les bombardements allemands à Orléans, repart pour l'Algérie où il s'inscrit au barreau d'Oran et commence un stage chez un bâtonnier. En décembre, il épouse Colette qui, entre temps, s’est convertie au judaïsme. A la suite de la législation anti-juive, de l'abrogation du Décret Crémieux, et avant même la promulgation par Vichy du "Statut des Juifs", le 20 octobre 1941, excluant les Juifs de la plupart des professions, André prend les devants en démissionnant, en juin 1941, tandis que ses parents sont ruinés. C'est à cette époque que, avec l'aide du rabbin Isaac Rouche, adjoint du grand rabbin d'Oran David Askenazi (le père de Léon, dit Manitou), André entreprend de traduire Les devoirs du coeur, un traité en arabe de l'un des plus grands penseurs juifs espagnols du XIème siècle, Bahya Ibn Paqûda. Fourmillant de versets bibliques, cette oeuvre constituera la première confrontation de Chouraqui avec les difficultés de la traduction biblique. Devant le petit groupe d'intellectuels juifs d'Oran jetés à la rue par les lois de Vichy, il prononce sa première conférence publique sur le thème : "Comment lire la Bible ?". Il a vingt-quatre ans. Mais la problématique et la plupart des thèmes de ses futures traductions bibliques se trouvent déjà en germe dans cette conférence. Le 20 juin 1942, une nouvelle loi discriminatoire frappe les Juifs de France ; en juillet, c'est la rafle et la déportation des Juifs et des Alsaciens de l'Université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand et le 8 juillet les Juifs sont expulsés de la ville. L'École rabbinique est démantelée et décimée. Avec Colette il se réfugie à Chaumargeais, à quatre kilomètres du Chambon-sur-Lignon. Là, il prend contact avec les réseaux naissants de la Résistance et devient le représentant de l'O.S.E. (l'Oeuvre de Secours aux Enfants juifs) en Haute-Loire et en Ardèche. Pendant plus de deux ans, il sillonne les villages pour cacher des enfants et procurer des faux papiers aux réfugiés menacés de déportation. Il constate la solidarité agissante des pasteurs et des villages protestants à l'heure où la France fait la chasse aux juifs. Ses protecteurs du Chambon fournissent un poste d'enseignant et une pension amie à son maître Georges Vajda, qui s'établit ainsi à quelques kilomètres des Chouraqui. Tous les jours les deux hommes consacrent quelques heures à travailler à leur passion commune : la Bible et Bahya Ibn Paqûda. Vajda (l'un des plus grands médiévistes de ce temps, hébraïsant et arabisant distingué) prépare un livre (qui paraîtra en 1956) sur le théologien juif médiéval, chantre de l'amour de Dieu. Chouraqui termine la traduction entamée à Oran. Les Devoirs du coeur de Bahya seront préfacés par Vajda et publiés en 1950. « J’entrepris la traduction des Devoirs du cœur parce qu’à cette époque, dans nos maquis, aucun autre travail intellectuel ne m’était possible. Cette œuvre contient de nombreux passages de la Bible. Je devais donc définir, pour mon usage personnel, une problématique et une technique de la traduction des textes bibliques. Je m’étais engagé, sans le savoir, sur la voie de la traduction de la Bible, du Nouveau Testament et du Coran : ma vie entière suffit à peine à cette œuvre » (L'amour fort comme la mort, p.459). Après Bahya Ibn Paqûda, il traduit et commente le poème mystique de Salomon Ibn Gabirol La Couronne du Royaume (Revue Thomiste 1952, rééd. Ed. Fata Morgana 1996) puis deux des textes bibliques qui ont marqué particulièrement l'histoire littéraire et la spiritualité : Le Cantique des Cantiques (1951) et Les Psaumes (1955). Ces traductions rencontrent immédiatement la faveur du public. Elles sont limpides, écrites dans un français littéraire et souple. (Il ne s'agit pas encore de secouer les habitudes des traductions classiques). Ces années de formation, balafrées par la guerre, permettent de suivre l'évolution intellectuelle et la quête spirituelle d'un homme qui marie en lui la rigueur et la discipline cartésienne du chercheur universitaire et du magistrat français (il est docteur d'Etat de la faculté de droit de Paris)… avec l'envol poétique et l'exigence des mystiques authentiques (son premier volume de poèmes, Cantique pour Nathanaël, publié en 1957, préfigure, après le carnage de la Shoah, l'ascension de l'individu des ténèbres et du gouffre vers la lumière, la réconciliation de l'Homme avec l'Homme « qui ne peut passer que par la réconciliation de l'Homme avec l'Etre de l'être". Il témoigne d'un souffle lyrique qui épouse l’itinéraire personnel de Nathanaël, alias André-Natân Chouraqui. Se méfiant des idéologies, fuyant tout sectarisme, il se frotte à toutes les spiritualités, sans jamais rien renier de son identité juive. Pas étonnant si plus tard il sera l’un des premiers militants des amitiés judéo-chrétiennes et du dialogue israélo-arabe, sans compter les rencontres avec les croyances d’Asie et d’Afrique. Mais surtout, on découvre un adulte pour qui la Bible est un livre vivant, un livre qui parle au présent, à tous les hommes ; un livre aussi dont Chouraqui s’évertue à percer les secrets en se donnant les instruments nécessaires pour ce faire : linguistique, exégèse, histoire des religions…double approche d’amour et de critique scientifique. En route vers Jérusalem En novembre 1947, René Cassin rencontré après la guerre nomme André Chouraqui secrétaire général adjoint de l'A.I.U., poste qu'il occupe jusqu'en 1952. Lorsque André qui ne se sent pas fait pour les tâches administratives veut démissionner, René Cassin invente, exprès pour lui, un poste de délégué permanent de l'Alliance qui le laisse libre de se consacrer six mois par an, dans la résidence de son choix, à son oeuvre scientifique et littéraire. Entre 1950 et 1957, l'A.I.U. envoie André Chouraqui en Israël, à de nombreuses reprises, pour y jeter les bases d'un réseau d'écoles et de comités de soutien. Sa première rencontre avec Jérusalem, en août 1950, est un éblouissement. Peu à peu mûrit en lui le souhait de s'installer en Israël. La décision, prise en 1956, se réalise en 1958. Le poste de représentant permanent de l'Alliance peut très bien se remplir à partir de la capitale de cet Etat juif auquel il a consacré sa thèse de doctorat en 1948. Et puis il y a Annette Lévy, une jeune juive d'origine alsacienne qu'il a rencontrée à Paris, quelques années plus tôt, et qui rêve de vivre en Israël. Ils passent ensemble l'été 1957 dans un kibboutz de Galilée. En 1958 tous deux partent se marier à Jérusalem, avant de s'y installer pour toujours, après quelques mois passés à apprendre à parler l'hébreu moderne à l'Oulpan Akiba, près de Netanya. Balbutiant, le traducteur biblique est plutôt encombré par ses connaissances livresques de l'hébreu des prophètes. En 1961 il prend la nationalité israélienne (sans perdre sa nationalité française). A Jérusalem, le couple finit par acheter un terrain rue Aïn Roguel, en contrebas du village d'Abou Tor, face à la frontière jordanienne. En 1964, ils emménagent dans la maison qu'ils y ont fait construire et où ils vivent jusqu’à ce jour. Leurs cinq enfants, nés entre 1959 et 1968, achèveront de faire d'eux des Israéliens bien enracinés. Traduire la Bible C’est en Israël que la Bible, sa langue et ses paysages, cessent d’être une donnée livresque pour devenir une réalité vivante et concrète : « Ma lecture de la Bible en fut renouvelée : je comprenais mieux des textes que j’avais traduits et que je connaissais par cœur, comme si un voile opaque était tombé de mes yeux. J’accommodais mieux : mon regard devenait plus aigu, ma lecture plus nette » (L'amour fort comme la mort, p. 460). Quand en 1972 Jacques Deschanel lui propose de traduire la Bible pour Desclée de Brouwer, il dit oui (il avait refusé une proposition semblable de Jacques Madaule, 21 ans plus tôt) : « Je me sentis en mesure de l’accepter. Je pris conscience que tout depuis mon adolescence ou même mon enfance me préparait consciemment ou inconsciemment à cette œuvre. Le fruit que je portais était parvenu à maturité : il fallait le cueillir » (p. 460). « Je m’étais ainsi préparé à cette œuvre pendant toute ma vie et elle était prête à naître : il ne me restait plus qu’à me mettre au travail et à lui donner naissance » (p. 461). En vingt-huit mois, du 10 avril 1972 au 14 août 1974, André Chouraqui écrit de sa main, à l'encre noire, le premier jet de sa première traduction intégrale des trois parties de la Bible hébraïque (Pentateuque, Prophètes, Hagiographes), et des quatre Evangiles (Les Quatre Annonces). Il traduit seul, en deux ans, des textes mûris en Orient sur plus d'un millénaire, qui ont forgé la conscience occidentale, judéo-chrétienne, et dont il souligne l'unité profonde (notamment par l'unification du vocabulaire sémitique commun). « Traduire la Bible hébraïque n’avait pas été chez moi, je l’ai dit, une décision délibérée : le projet s’était imposé à moi et, quand l’heure en était venue, ma traduction avait jailli de ma plume pendant les vingt-huit mois où j’en écrivais le premier jet, comme en état d’extase » (p.463). Une fois dactylographiés (l'ordinateur personnel est inconnu à l'époque), les tapuscrits sont envoyés à des spécialistes qui révisent, annotent, critiquent. Remis sur le métier, le texte est revu par Chouraqui, renvoyé à d'autres spécialistes, retouché à nouveau. La première version de la Bible hébraïque et du Nouveau Testament paraît alors en 26 volumes, entre 1974 et 1977. Le texte est publié nu, sans aucun commentaire, découpé en volumes, en chapitres et en versets qui correspondent à l'usage massorétique et qui retrouvent les titres employés dans la tradition hébraïque : un volume pour la Genèse (devenue : Entête, Beréchit), un pour l'Exode (Les Noms,chemoth) et ainsi de suite. Parallèlement, il édite une Vie quotidienne des hommes de la Bible (1978) qui reprend et complète le livre paru en 1971 : La vie quotidienne des Hébreux au temps de la Bible (cf. aussi Moïse, éd. du Rocher 1995, Prix Méditerranée). Il définit son credo pour la collection de Grasset : Ce que je crois (1979), retraçant brièvement les quatre étapes essentielles de la maturation de son grand œuvre : « La passion de traduire me prit quand j’étais enfant dans notre synagogue d’Aïn-Témouchent où j’essayais de pénétrer le sens de la Bible hébraïque et de nos prières en les suivant dans des éditions bilingues. Adolescent, traduire signifiait pour moi pénétrer les significations de l’héritage ancestral que mes parents s’efforçaient de me léguer. Puis vint le temps des comparaisons entre ce que comprenais du texte et ce qu’en disaient les traductions. Pour ma gouverne je rétablissais le sens des mots, les harmonies des rythmes tels qu’ils retentissaient dans ma tête d’Hébreu radicalement francisé. C’est ainsi que naquirent mes traductions des Devoirs du coeur de Bahya, du Cantique des Cantiques et des Psaumes. Ma vocation de traducteur se serait probablement arrêtée là si je n’étais venu m’établir à Jérusalem. Mon projet de traduire la Bible pouvait se réaliser maintenant que j’avais une terre sous mes pieds, celle des prophètes et des apôtres, et que je pouvais dialoguer avec la Bible dans la langue où elle est écrite. » (Ce que je crois, pp. 248-249). Ainsi donc la vocation d’André Chouraqui est le résultat d’une lente évolution, d’une gestation de quarante ans, d’une maturation aboutie après une « révolution » de l’être qui attribue à l’opération traduisante des fonctions différentes au fur et à mesure que la quête progresse, quête de spiritualité mais aussi quête d’identité d’un « colonisé » de nulle part puisque ses racines plongent simultanément dans trois continents (l’Afrique, l’Europe et l’Asie), dont aucun n’est véritablement sa « patrie » : « L’inconfort de ma triple insertion en des milieux aussi différents que l’Algérie musulmane, la France chrétienne et Israël ne manqua pas d’aggraver en moi le besoin d’une recherche, celle de mon identité – et, au delà de ma personne, de l’identité de l’homme tout entier, de l’homme nu et de l’Etre qui le fonde » (L'amour fort comme la mort, p.456). La rencontre entre un outil (le multilinguisme) et une quête identitaire et spirituelle (née des circonstances et de l’histoire) a donc engendré une lecture sans cesse recommencée de textes fondateurs de la foi des trois grandes religions auxquelles André Chouraqui n’a cessé de se frotter et dont la familiarité finit par aboutir un jour à une traduction apothéose. Une traduction elle aussi sans cesse recommencée pour épouser les méandres de la vie et de la pensée qui n’en finissent pas de surprendre et de secouer… Mais ceci est déjà une autre histoire. Francine Kaufman : traductrice, journaliste et poète ; enseigne la traduction à l’Université Bar Ilan ; auteur d’un livre sur André Schwarz-Bart: Pour relire “Le dernier des Justes” – réflexions sur la Shoah, (Librairie des Méridiens-Klincksieck) ; auteur d’une anthologie de poésie hébraïque, Le Chant ininterrompu (éd. de l’OSM, Jérusalem, 1984) ; a collaboré à l’Anthologie de la poésie en hébreu moderne (Gallimard). |
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