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■ L'hiver
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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2006-11-15 | | A travers l’expérience du désert, Marlena Braester nous parle d’un creusement de l’humain qui est une expérience spirituelle où le corps et l’esprit, liés, se confrontent à un infini et font face à leur propre finitude. Le désert est d’abord ce milieu physique presqu’inhabitable, où faire concrètement l’expérience de la finitude, de la fragilité, du constat de la dissolution du corps. Il révèle en même temps que cette dissolution du corps une opération de creusement et d’incandescence par quoi, dans l’épreuve, nous mesurant à notre solitude, nous nous débarrassons progressivement de ce qui nous encombre. Le désert, en nous passant à son feu d’astre et de sables, de vent effaçant les contours, les repères, de zénith révélant nos ombres, suscite en nous une soif brûlante, fait se lever un appel dévorant : chaos qui se retourne sur lui-même la lumière se concentre efface les ombres Les voix se concentrent Effacent les échos. Du chaos aux échos, il y a dans le retournement langagier lui-même signalement du retournement opéré, à travers le langage, dans la conscience de celui qui parle. Nous voyons alors un espace de l’indifférencié, de la privation portée à son comble et qui, par là même, fait surgir le noyau de l’infracassable, relance un accord en creux. Marlena Braester nous parle en un poème dense où la redite, la répétition du même, l’accumulation, mais aussi l’économie verbale témoignent de ce creusement de l’Etre qui, tout à coup, culmine, éblouit, conjure et purifie la vision, suscite la rencontre avec soi et le monde. Ajouter du privatif au privatif ou accumuler le même et le même, processus paradoxal, dont ont toujours témoigné les mystiques et dont le paradoxe permet la sortie de l’état de manque : Vers le face à face dénués de visage les regards Lignes se brisant l’une l’autre s’annulant géométrie dans l’air les regards avancent jusqu’à ce qu’ils rencontrent la nuit d’un seul regard annulée la nuit. De ce corps à corps avec soi-même, par l’expérience concrète du désert, le poète sort désangoissé. Il faut songer ici à l’étymologie du mot : « expérience », ou en latin « ex-periri », sorti des dangers… Le poète, ayant mesuré chaque arpent de son non-lieu, le non-lieu, s’abolissant lui-même, devient lieu d’acquiescement et lieu habitable. Habitable dans la fragilité, la métamorphose ou l’éphémère assumés. Cette leçon essentielle du désert, à laquelle le poète s’attache dans « Oublier en avant » avec une grande maturité d’expression, avait été amorcée, pressentie dans deux de ses livres précédents. Comme dans une œuvre abstraite, mais aussi profondément phénoménologique, diverses figures de son discours poétique s’articulaient déjà de manière oxymorique : les couleurs blanche et noire, la parole et le silence, la nuit et le jour, la vision et la cécité, les voyelles et les consonnes, la ligne d’horizon et le cercle, l’œil et la bouche, le stable et l’instable, la présence et la perte, qui toutes se déclinent en images et figures complémentaires d’une recherche du sens. En quoi cette écriture traduit bien la position ontologique post-moderne qui est la nôtre : il faudra sortir du « je », du jeu des apparences à travers une scrutation quasi hallucinatoire de ses composantes, pour déboucher sur la seule position qui vaille : celle de l’errant, d’un marcheur, poreux et perméable à un univers de signes en constante mutation, ce que traduit bien le rapport de deux images essentielles : celle de la pierre et celle du sable. L’encre d’Albert Woda qui sert de frontispice à son dernier livre en date traduit parfaitement cette attitude . Dans « La voix, elle » , son premier recueil, le premier poème dit bien que la profération n’est nullement une « prise de parole » mais une approche kaléidoscopique d’un réel aux multiples potentialités : entrez dans l’abîme de la porte (…) entrez profils pleins profils creux (…) profils tombés dans l’espace éclaté de toutes les portes Face à une réalité (le jour, le paysage, la chambre, les murs, la claustration e.a.) qui s’avère inquiétante, étouffante, le poète écoute « monter » la nuit, entend sourdre le rêve et écoute aussi « gouttes de solitude vivante — la chair ». Si le rêve est circulaire, déjà , comme le sera la bouche et la parole en forme de cercle dans son second livre, « Absens » , c’est par une opération de magie paradoxale que l’être proférant cherche l’échappée belle : loin dans le miroir Sous un front d’ombre Laisser le sommeil entr’ouvert Vert le rêve descendant Des miroirs ouverts Errantes odeurs d’une autre mer L’ombre traverse l’ombre Du rêve circulaire Loin dans le miroir Soyons attentif dans ce poème à un procédé de répétition musicale, à un doublement de certaines séquences du vers, de l’unité phonétique ou de mots entiers, qui, de manière assez fréquente chez l’auteure, sont présents, non par pur effet gratuit, mais par opération langagière consciente dont le but est d’ouvrir à l’intérieur même du discours poétique ces « portes » dont elle nous parlait. Les phonèmes peuvent dans un même texte donner lieu à plusieurs catégories musicales et à des phénomènes de gémination qui permettent une lecture à sens ouvert, et donc à la parole d’explorer en cascade toutes les potentialités qu’elle découvre, suscite, révèle ou provoque. Nous sommes donc face à une certaine forme de glossolalie, dont la fonction prophétique (proférante, proliférante) est attestée depuis toujours. Casser le noyau de la langue pour laisser ses particules se recombiner selon des sens neufs, voilà bien un acte de mise au monde et une opération de conjuration du linéaire, du fermé, de l’unique. L’impression de sécheresse que la poésie de Marlena Braester peut donc donner lors d’une lecture initiale se trouve ici démenti par un système de signes et des procédés linguistiques cohérents et musicalement riches, par un système métaphorique dont nous signalions plus haut les correspondances, et enfin par le rapport établi entre ces outils d’expression et la lecture du monde qu’ils induisent. L’un de ses livres les plus aboutis, selon moi, est « Absens ». Il rèvèle un procédé de composition intéressant : chaque poème est placé sous le signe d’une lettre de l’alphabet, de A à Z. Il s’agit d’un seul poème, toutefois. Où deux personnages sont reconnaissables. Si seul le narrateur parle, il parle aussi d’un autre qui parle et qui se tait : Et pourtant il disait quelque chose. Il parlait. On se parlait. (…). La nuit tombe, d’un mot à l’autre, de syllabe en syllabe. (…) Seul le blanc résiste au noir. Qui s’amasse. Jusqu’où. Le poème finira par : « — Je n’ai rien dit ». Il y a quelque chose à la fois de Beckett (L’innommable) et de Munch (Le Cri) dans ce texte. L’écriture y est à la fois plus narrative et pourtant blanche. La réalité y est sans cesse percolée par l’onirique. Ce poème dramatique possède une unité de ton et un rapport entre le langage et le visuel qui le prédestine à la mise en scène, au théâtre. Le blanc et le noir, comme la bouche et le cercle sont des métaphores de la présence/absence. Là aussi, ce qui viendra du sens (ab-sens) ne proviendra pas de la présence ni de l’absence mais du couple qu’ils forment l’un et l’autre : à la fois couple dans la relation du narrateur, mais couple à l’intérieur de chaque personnage, puisque ceux-ci sont sans cesse en train de parler et de se taire, de se taire dans la parole et d’inséminer leurs silences. Tout dans le travail relationnel ici décrit est marqué au sceau du privatif ; l’éloignement est nécessaire pour se donner de la perspective. Dé-crire, dé-lier, dé-lire : tout travail sur la langue, comme tout travail sur la communication de soi avec soi, ou de soi avec l’autre passe par cette dé-pense. Le cercle et la ligne d’horizon sont ici deux des figures métonymiques majeures de cette démarche : Autour de la bouche la même ligne blanche, à peine visible, resserrée, un cercle qui se ferme de plus en plus. Le temps passe dedans son corps Dehors — le corps qui fait mal Et il se tait avec les mots. Il efface des sens, il n’en reste aucun. Sans ce corps Il reste des signes. Dehors — une voix Plusieurs voix Des voix dedans la voix voix dedans voix dehors Avec son dernier livre publié, « La lumière et ses ombres » nous assistons à l’émergence d’un univers moins bicolore que dans les précédents. A la suite de l’expérience du désert, le regard porté par le poète sur le monde est plus ouvert à la couleur et à la transparence. Comme s’il y avait là émergence d’une ontologie de la réconciliation. Mais réconciliation non dans l’unité linéaire, plutôt dans l’ouverture : La transparence déjà Mais La lumière avance Dans l’épaisseur diffuse L’onde se casse Et une couleur est née A peine un éclat Sans nom encore D’autres éclats aux angles indécis Se jettent Hors la transparence Sous la calme tempête de la Résonance Le langage naît Des couleurs inarticulées Graves puis aiguës La transparence Ne se posera pas sur le Discontinu Le dedans du regard révèle les potentialités du monde : les syncopes ne s’opposent plus au continu 1. Oublier en avant. Remoulins-sur-Gardon : Editions Jacques Brémond, 2002. Prix Ilarie Voronca 2001. 2. La lumière et ses ombres. Remoulins-sur-Gardon : Editions Jacques Brémond, 2006. 3. La voix, elle. Paris : Editions Caractères, 1993. 4. Absens. Paris : Editions Caractères, 1996. Namur, le 10 septembre 2006. (CONTINUUM No 4) Eric Brogniet : poète francophone vivant à Namur, en Wallonie, Belgique, directeur de la Maison de la Poésie de Namur où il a organisé et organise de nombreuses lectures, colloques, rencontres et spectacles poétiques, festivals internationaux et marchés de la poésie. Fondateur en 1987 et directeur de la revue Sources jusqu'en 2000; parallèlement, il publie une collection Poésie des régions d'Europe. Entre 2000-2003 il a été conseiller littéraire auprès du Ministre de la Culture de la Communauté Wallonie-Bruxelles. A publié plus d'une vingtaine de recueils de poèmes. |
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