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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2006-08-30 | | Né en Roumanie, à Galati, dans une famille juive laïque, Edgar Reichmann fait ses études au lycée juif de Bucarest et à la Faculté de Psychologie et Pédagogie de l’Université de Bucarest. Il quitte le pays en pleine époque stalinienne pour Paris. Il collabore à la revue l’Arche, mensuel du judaïsme français, où il dévoile les manifestations de l’antisémitisme roumain aussi bien pendant la Shoah que sous la dictature communiste. En 1962, Edgar Reichmann publie son premier roman, en français, Le Dénonciateur (éditions Buchet-Chastel), mise en fiction du premier acte de résistance des communistes juifs contre le régime ‘’national-communiste’’ instauré en Roumanie après la deuxième guerre mondiale. Durant les années 1962-1990, Edgar Reichmann fait partie du Secrétariat de l’UNESCO pour les problèmes d’éducation et de culture en remplissant des fonctions à Paris et à Abidjan, dans la Côte d’Ivoire, tout en continuant à collaborer à l’Arche et depuis 1970, aux pages littéraires du journal Le Monde où il publie de nombreux articles sur la prose israélienne et celle des pays de l’Europe de l’Est. Edgar Reichmann a publié encore quatre romans : Le Rendez-vous de Kronstadt (Belfond, 1984) Prix WIZO 1985 et Prix européen de la francophonie, Rachel (Belfond, 1987), L’Insomniaque de Danube (éditions Balland, 1991), Nous n’irons plus à Sils Maria (éditions Denoël, 1996). LE CARNAVAL DE RIO Inédit Situé un peu en retrait du canal, le Café des matelots se trouve entre les rues Bonaparte et Dieu. Derrière la circulation chaotique des quais, des péniches ventrues attendent que le pont tournant à la hauteur de l'Hôtel du Nord s’écarte pour livrer passage ; ressortant du tunnel souterrain, peu après la Bastille, elles poursuivent leur voyage jusqu'à la Seine et vers la mer. Aucune de ses embarcations marchandes ne s’arrête devant le bistrot, aucun marinier ne s'accoude au zinc devant son verre de vin blanc. Majestueux, chalands et navires remplis de touristes laissent défiler les façades noircies sans prêter attention au café perdu parmi les autres qui s’éparpillent au bord du canal. L’établissement vit au rythme des jours ouvrables. Tôt le matin, les habitants du quartier en route vers la station du métro, se dépêchent de boire leur café brûlant. Ensuite c'est le silence parfois troublé par les chuchotements de quelque couple de lycéens amoureux livrés aux voluptés inquiètes de l'école buissonnière. Entre douze et quatorze heures, travailleurs immigrés, petits employés et infirmières de l'hôpital Saint-Louis consultent les menus invariables, carottes râpées ou sardines beurre; côte de porc ou poulet frites, fruit ou fromage. Dans l’après-midi, l’endroit retrouve une certaine sérénité jusqu’à l'arrivée, en début de soirée, des pêcheurs qui font le compte de leurs prises. Chaque jour impair, cependant, à l'heure du dîner, le patron propose le tchoulent, plat rare et exquis où les morceaux de viande tendre, longuement mijotée, accompagnent de minces tranches d'oignon doré et de gros morceaux de chou bien cuits, bien blanchis. La fermeture du local intervient toujours peu après minuit. Le premier mercredi du mois, des amis peu nombreux, tous anciens pensionnaires du lycée Gottfried le Grand de K. se donnent rendez-vous dans la petite salle, derrière le comptoir, pour savourer cette nourriture aux effluves de graisse d'oie, qui embaumait jadis les cuisines de leur très lointaine enfance. Ce soir ils sont trois, Amédéo, Alexis et Nathanaël, attendant Eddy, et Schmouel. « Sans le tchoulent, je ne mettrais jamais les pieds ici », bougonne Amédéo, le plus jeune d'entre eux. Ancien rédacteur en chef, à K., d’un quotidien important, sa silhouette voûtée, la calvitie qu'il n'arrive plus à cacher, indiquent, malgré son visage poupin, la soixantaine déjà entamée. Amédéo est riche, ayant sous ses ordres un quarteron d'hommes de peine venus d'Algérie ou du Portugal, manutentionnaires chargés de vider les greniers et les caves de vieilles maisons en quête de quelque meuble précieux ou livre rare. Alexis Volianis, décharné et long comme un jour de Kippour, hausse les épaules: « Tu rouspètes, mais ici le prix des consommations vaut le détour et tu te trouves toujours une place pour ranger ta belle caisse. » Il est ainsi Alexis. Malgré ses prétentions de fin lettré, il ne cesse de truffer son langage d'expressions qui « font jeune » et qu'il considère « dans le vent ». Son nom aux consonnes hellènes lui vaut un sobriquet qu'il déteste, le Grec. Sa famille chassée d'Andalousie par les rois catholiques il y a cinq siècles, installée d'abord sur les rives de la Mer Egée, où elle changea de nom, se retrouva à K. avant au moins une demi-douzaine de générations. Les parents d'Alexis, tués lors d'un bombardement aérien à la fin de la seconde guerre mondiale, y tenaient une épicerie de quartier sous l’enseigne Volianis et Volianis, Fruits, légumes et produits coloniaux. Ils laissèrent deux orphelins, un garçon et une fille. Alexis, après avoir enfoui dans son sac à dos quelques-unes de ses affaires épargnées par les ruines calcinées de leur maison, embrassa sa grande sœur et, âgé de dix-sept ans, s’en alla chercher fortune ailleurs. Embarqué sur un rafiot rafistolé de la compagnie maritime Danube et Pont Euxin, il se retrouva arpenter les quais de Naples. Un vague cousin par alliance l’abrita quelques jours, le nourrit, puis l’envoya travailler comme docker mais Alexis ne se sentait aucune attirance pour cette profession. Après avoir humé l'odeur nauséabonde des venelles autour du port, subi l’intolérable brûlure du soleil, vu Naples depuis ses hauteurs sans en mourir pour autant, traversé l’Italie en auto-stop, ensuite les Alpes et la frontière sur des sentiers raides, Alexis se paya le billet de train de Modane à Paris. Très fier de ces exploits, il y arriva au début du mois d’octobre de l'année 1946. Un demi siècle plus tard, précurseur des vieux exilés qui se retrouvent au Café des matelots, Alexis porte toujours beau, grand, visage allongé, nez de vautour, paupières lourdes dont l’une ne cesse de frémir sous l'effet d’un ancien et inguérissable tic nerveux. Il revendique toujours, avec le même orgueil, ses nobles origines sépharades ainsi qu’un talent d’auteur dramatique, toujours méconnu. En effet, depuis que l’une de ses nombreuses saynètes composées lors de son unique année d’études à la Sorbonne avait été jouée devant un amphithéâtre plein, il a continué d’accabler metteurs en scène et directeurs de salle avec ses manuscrits de comédies, drames, tragédies. D'abord employé dans une usine qui fabriquait des instruments de mesure, aide-comptable chez un marchand de voitures, ensuite, enfin vendeur d’encyclopédies en Afrique tropicale, Alexis y rencontra une féroce infirmière auvergnate qu’il épousa avec la bénédiction d’un père jésuite à Ouagadougou. Il finit, avant de prendre sa retraite, par obtenir la gérance – rue des Vinaigriers dans le dixième arrondissement – d’une agence qui proposait des voyages au Moyen et en Extrême-Orient. « En attendant vos amis, je remets ça ou j’apporte déjà le dîner? », s’inquiète le patron du Café des matelots, en posant un regard inquisiteur sur les trois verres vides. Consultation à voix basse, hésitations. « Encore une tournée, toujours guignolet-kirsch, s’il vous plaît », réclame Nathanaël Cohen d’une voix autoritaire et posée. C’est Alexis qui avait pris depuis peu l’initiative de ces rencontres car il aimait d’un amour querelleur le public de ses facéties au lycée Gottfried le Grand, ses camarades retrouvés, selon les caprices du hasard. Davantage encore, les réunions qu’il organisait lui permettaient de fuir, une fois par mois, tantôt les récriminations stridentes de sa femme, tantôt son silence écrasant. La redécouverte du tchoulent, autant que la proximité de son domicile situé de l’autre côté du canal - trois pièces tout confort, terrasse fleurie au dernier étage d’un immeuble récent – déterminèrent le choix du Café des matelots, choix qu’il a fini par faire adopter par ses amis, sans toutefois en obtenir une adhésion unanime. Lorsque le chef arrive avec la seconde tournée, Alexis demande que l’on mette au frais une bouteille de champagne. « C’est un grand jour pour moi, s’écrie-t-il agitant dans sa main droite une lettre froissée d’avoir été trop exhibée, ça se fête mais je doute que ce pithécanthrope égoïste comprenne l’importance de l’événement ». Sans prêter attention à cet assaut d’amabilités, Amédéo découpe le bout de son cigare avec des précautions infinies puis grommelle sans lever la tête: « Du champagne avec le tchoulent! Encore une aberration sortie de la cervelle d’un débile. » « Arrêtez vos méchancetés, toi le Grec et toi, le brocanteur » intervient Nathanaël dit le poète. « Cet endroit demeure charmant au-delà des prix dérisoires que l’on y pratique. Le Café des matelots, son enseigne nous invite au voyage, à l'exploration de nos enfers personnels et, qui sait, de paradis inconnus. Comme Ulysse, c’est nous les vrais matelots et, après avoir dépassé les quarantaines rugissantes et survécu, hissons donc les voiles et laissons ricaner les crânes décharnés du passé. Vogue la galère, malgré nos situations confortables, l’avenir reste toujours incertain et déjà le silence glacé des banquises se prépare à nous accueillir. Oublions nos querelles mesquines, le grand large nous appelle. Inutile de lui résister ! » Une plaquette de vers publiée au début des années soixante, quelques centaines de poèmes cachés au fond d'un tiroir lui valurent le surnom de poète sans majuscule ni adjectif réducteur. Lorsqu’il était arrivé en France, avec un convoi, après les troubles qui ravagèrent en 1957 K., sa ville natale, il décida de faire table rase, de tout oublier. Garçon de courses le jour, vigile studieux la nuit derrière la porte d'un hôtel borgne, il réussit à passer ses examens arrachant ainsi l’équivalence française de ses diplômes – droit, lettres et philosophie – obtenus « là -bas ». La publication de sa thèse de doctorat sur le fonctionnement de la justice dans les pays totalitaires, plusieurs stages chez des avocats célèbres, suivis d’une série de plaidoiries couronnées de succès justifient aujourd'hui, quarante ans après son installation à Paris, son renom dont il ne s’est servi que pour conjuguer l’impératif de l’équité aux commandements des lois inflexibles. Un second mariage réussi, deux fils, le premier sorti de Polytechnique, le deuxième normalien, ainsi que cinq petits-enfants, lui assurent une vie saine et équilibrée. Alors quelle mémoire secrète, quelle obsession inavouable nourrissent la poésie inquiète de cet homme en apparence si comblé? Ils se taisent quelques instants, puis il passe la commande. Sa main droite, aux doigts longs, presque transparents, tambourine sur la table, geste nerveux qui trahit ses paroles optimistes. « Et ce dîner, on attend encore? », s'impatiente le patron poussant devant eux les trois verres. « Juste le temps de faire disparaître cet ultime apéritif », répond le poète toujours aussi fébrile. « Le silence définitif de la banquise », murmure Amédéo derrière les nuages épais de son cigare, « sais-tu, Nathanaël, que la seule parole vraie de Staline était la mort gagne toujours en fin de parcours? » Puis, d’un mouvement paresseux, il se tourne vers Alexis Volianis, qui s’efforce de rendre sa lettre froissée présentable en l’aplatissant. « Vas-y le Grec! Montre-nous ce document si important, tu n’en peux plus d’attendre, je te comprends. » Gêné, Alexis tend la feuille de papier vers ses amis. Amédéo s’en saisit et lit à haute voix: « Cher Monsieur, notre comité de lecture a bien aimé vos pièces de théâtre. En effet, elles révèlent un véritable auteur dramatique, davantage encore, le grand écrivain. Certes, l'impression et la diffusion d’un ouvrage aussi important appellent une double participation financière. Selon nos calculs, votre part s’élèverait à deux cent mille francs. Si notre offre de publication vous convient, veuillez nous contacter dès que possible afin d’établir ensemble les conditions du contrat. Pour les éditions de la Lézarde, Mme C. Martin-Legendre, directrice littéraire. » Devant l’accablement de ses deux anciens camarades du lycée Gottfried le Grand, Volianis gémit: « C'est malgré tout une reconnaissance, signée noir sur blanc. N’importe qui ne reçoit pas une telle lettre. Véritable auteur dramatique, grand écrivain, ouvrage important, que peut-on souhaiter de plus ? Deux mille balles, quand même! Je ne les ai pas et d’abord j’ignore le rapport qualité-prix de la combine que cette maison me propose. Que me conseillez-vous de faire ? » Amédéo aspire encore une bouffée de son gros cigare et se tait. Embarrassé, Nathanaël, tourne son verre déjà vide avant de soutenir le regard suppliant d’Alexis. « Ecoute-moi, le Grec ! Je suis sûr que tu es un écrivain pareil à tous ceux qui, publiés ou pas, s’arrachent leurs tripes à remplir cinq cent pages blanches avec n’importe quoi. Faut-il s’entêter pour voir son nom sur un volume mal imprimé, mal diffusé ? Si tu y tiens je peux t’avancer une partie de cette somme. Ma femme t’aime bien, elle fournira le reste mais réfléchis. Ta confiance en ce que tu fais est intacte. Ecris, n’arrête surtout pas, sans t’occuper de qui te publiera. Le jour viendra peut-être où tu trouveras un vrai éditeur. » « Absurdité Nathanaël », s’écrie Amédéo qui écrase avec rage son cigare dans le cendrier. « Toi le Grec tu ferais mieux de t’occuper de ta fille divorcée et de tes trois malheureux petits-enfants. Cela ne sert à rien d’écrire, apprenez-le ! J’étais, moi, le directeur du plus important journal de K., je me torturais les méninges tous les jours, le parti au cul, pour accoucher de mon éditorial et j’ai fini par devenir brocanteur dans un pays qui n’est pas le mien. Je ne m’en plains pas, ne suis-je pas plus heureux ainsi ? Eddy Zimmermann traîne toujours la savate malgré sa demi-douzaine de romans publiés, sans parler de Samuel Reich, Schmoulik le sage, auteur d’essais tout aussi indigestes que les élucubrations de notre pauvre Eddy. Tiens, on parle du loup et voilà l’agneau, notre écrivain confirmé. Ce n’est pas trop tôt, nous allons enfin pouvoir goûter ce fameux tchoulent. Mais dis-donc Eddy, tu es le seul, qu’as-tu fais de Schmoulik ? » Sur le visage pâle, mal rasé d’Eddy Zimmermann, se lit une profonde détresse. Ses amis se serrent, lui font place, mais il reste debout, vêtu d’une veste en coton trop large et tâchée, dans l’encadrement de la porte. Nathanaël se lève et, avant de lui donner l’accolade, récite d’une voix basse : « Etranger, franchis en silence / le seuil. Pétrifié de douleur / vois, pain et vin sur la table. » Mélancolique, Eddy reprend la version originale du quatrain de Trakl : « Wanderer tritt still herein / Schmerz versteinerte die Schwelle / Da erglentz in reiner Helle / Auf dem Tische Brot und Wein », puis s’assoit entre le Grec et le brocanteur. « C’est une soirée trop belle Messieurs, dit-il, pour la détestable nouvelle que je vous apporte. Vous connaissez tous la pudeur, la fierté et surtout l’humour de l’ami Schmouel Reich. Depuis notre dernière rencontre, le mois dernier, les médecins ont découvert que sa fin était proche, plus proche qu’ils ne l’avaient jamais pensé. Jamais le sage ne nous aurait laissé deviner que le mal, en apparence bénin dont il souffrait, était de ceux qui tuent vite. Après avoir corrigé les épreuves de son dernier livre – il en a trouvé enfin le titre, Eros et la Bible, Schmoulik est parti mourir à Jérusalem, dans la famille de son frère cadet, sur les hauteurs de Rehavia, face au Mont des Oliviers. Il souhaite que l’on fasse une grande fête lorsque le jour viendra, avec plein de harengs, du tchoulent et, bien sûr, la quantité de vin rouge qui convient. Le sage nous demande aussi de lui passer, sans faute, un coup de fil dès que nous le rejoindrons là -Haut. » Quelques instants, seul le vacarme étouffé, intermittent, des camions et des voitures qui foncent sur le quai, maintenant dégagé, trouble le silence épais de la petite salle derrière le zinc du Café des matelots. « Tchoulent, vous avez dit tchoulent ? J’ai entendu quelqu’un dire tchoulent », s’inquiète le patron soudain dressé face à leur table. « Désolé, trop tard, il ne m’en reste que trois portions mais je pense que pour quatre ça suffira si comme entrée j’ajoute quelques harengs gras, bien sûr aux oignons et pommes de terre tièdes. Est-ce que le dernier venu désire un apéritif avant ? Très bien, ce sera un double whisky ». Puis, se tournant vers Alexis le Grec : « Non, pas de champagne ici, je peux proposer en revanche du mousseux ». « Oui, oui, des harengs, oubliez le mousseux, apportez plutôt du vin rouge bien frais, deux bouteilles, non, trois, et du pain, beaucoup de pain, j’ai très faim, je suis le mécène aujourd’hui », s’écrie Amédéo se frottant les yeux embués, « c’est sans doute un brin de cendre de mon cigare infect qui me fait pleurer ainsi ». Eddy Zimmermann vient de finir le whisky. Relâché après deux ans passés dans les geôles de Bucarest pendant la terreur, c’est l’un des derniers arrivés à Paris parmi ses amis. Cet ancien professeur de littérature comparée a vite trouvé un travail de bibliothécaire auprès d’une mairie de banlieue. Ses activités peu contraignantes lui ont permis d’offrir sa collaboration à une revue d’exilés, ainsi que d’écrire, directement en français, plusieurs récits et romans consacrés à la ville qu’il avait quitté en 1957. Miracle ! Ils ont été publiés mais, malgré les éloges des critiques et leurs traductions de son dernier livre, en allemand et en anglais, son public demeure tout aussi restreint que celui du mensuel qui accepte avec joie ses chroniques. S’il ne cesse de se poser des questions, Eddy n’est pas plus malheureux pour autant. Les harengs, parsemés de grains de coriandre, s’évanouissent de leurs plats sans qu’un seul mot ne soit prononcé. Les convives ne lèvent leur nez que pour avaler des gorgées d’un vin jeune, léger, parfumé. Le tchoulent n’est pas encore arrivé et déjà la troisième bouteille n’est qu’un lointain souvenir. La petite salle du bistrot située en face du Canal Saint Martin devient la cabine de commande d’un navire propulsé, le mélange d’exquis élixirs. Vent en poupe ; sa coque effilée plonge sous la masse de vagues, ressurgit, avance vers les glaces polaires, laisse loin derrière la purée de pois du passé. Les quatre matelots sont là , tous anciens élèves du lycée Gottfried Le Grand de K., chacun devant son histoire résigné, agressif ou braillant, chacun en quête de parole, tout en s’égarant en vaines parlottes, chacun défiant l’adversité ou ployant sous ses coups, tous piégés par la tentation perfide de la chose écrite, mais toujours debout malgré la malice de celui qui les ressuscite. Fluctuat nec mergitur ! « Le sage, sa grande tignasse blanche, son pied claudicant ! C’est le meilleur qui s’en va », soupire Alexis lorsque les arômes brûlantes du tchoulent envahissent leur cocon. « Pas d’attendrissement stérile, vieux Grec de malheur », s’insurge Amédéo derrière son assiette, « crois-tu que notre Schmoulik, où qu’il se trouve, supporterait encore longtemps tes pleurnicheries ? ». « Allez les garçons, changeons de sujet », intervient Nathanaël. « D’ailleurs j’ai demandé à un jeune ami de venir me chercher car ce soir ma femme a gardé la voiture. Il sera bientôt là , c’est pourquoi je souhaite qu’on finisse ce dîner ». Ensuite, tournant son regard vers Eddy, il lui demande avec une affectueuse gravité : « Quelles nouvelles de ton livre ? Cela fait une année depuis sa sortie, moi, je l’ai bien aimé. Enfin rassure-toi, ce n’est ni Joyce, ni Proust, ni Kafka. Sept cent quarante-six exemplaires de vendus, mille retournés par les librairies, encore deux mille éparpillés un peu partout », siffle entre ses dents Eddy mécontent. Félin resté longtemps à l’affût, Amédéo bondit : « Cela ne m’étonne pas, personne ne s’intéresse aux horreurs que tu t’entêtes à nous raconter, la guerre, l’exil, cette poubelle qui est devenue notre ville sinistrée. Pourquoi désespérer Billancourt, comme disait l’autre, et emmerder Neuilly de surcroît ? Et puis, ces mots que tu utilises, qui les comprend ? « Prosopopée », « zyklon », « coprophage », « eschatologie », « ontologie » c’est quoi tout cela ? Tu vois, j’ai lu tous tes foutus bouquins, bien que ma condition d’humble brocanteur accapare tout mon temps ». Nathanaël ferme les yeux. Derrière ses paupières closes ressurgit l’image du corps déjà rigide de son frère aîné, obligé d’avaler ses déjections avant d’être fusillé à bout portant. Deux petits ronds violacés, entourés de peau noircie par le feu, indiquaient sur la poitrine les points d’impact. C’était lui qui l’avait élevé, une fois leurs parents aspirés dans le trou noir d’un camp d’extermination. Le patron enlève les plats vides avant de poser sur la table quatre bols remplis d’une salade de fruits relevée de kirsch. Le brocanteur tend sa carte de crédit malgré les protestations de Nathanaël et du Grec qui entendent partager l’addition alors que le romancier commence à essuyer ses lunettes d’un geste machinal. « Ecoute Eddy, je crois qu’Amédéo n’a pas tort » - la voix du poète est résignée, comme si ses paroles trahissaient sa véritable pensée –« dans l’éventualité que tu souhaites élargir ton public, renonce à tes obsessions maladives, oublie K., ses impasses et le lycée Gottfried le Grand. Ne ressasse plus vieilles rancunes et anciennes déceptions. Sois adulte, prend le large, c’est une question d’hygiène mentale. Raconte des choses simples, d’une lecture facile, ajoute quelque énigme passionnante si tu veux et surtout change de décor. Katmandou, Sils Maria, Tombouctou ne te disent rien ? Et si quelque engagement politique te tente (quelle horreur) pratique la métaphore ou l’allégorie, fais parler les girafes, les marmottes, pourquoi pas les alligators ? ». C’est alors qu’un métis grand et mince, visage d’ange préraphaélite, chemise blanche entr’ouverte, jean moulant, démarche chaloupante, passe la porte, se dirige vers la table, embrasse le poète sur la joue. « - Je vous présente Joao Nazareth, ce jeune ami, et parfois mon chauffeur, qui vient me chercher. Aussi bon comédien que danseur, il arrive tout droit du Brésil ». Nathanaël lui rend son baiser, le fait s’asseoir près de lui et continue son discours : « voyez-vous mes amis, bonheur et Brésil s’accordent bien ensemble ». Puis, se tournant vers le romancier : « Et si tu situais ton prochain livre à Rio de Janeiro, pendant le carnaval lorsque les fragrances des frangipaniers étourdissent les corps en folie qui se trémoussent au rythme des sambas et autres bossanovas ? Tu sais tes romans manquent souvent de sensualité. Si ta jeune et jolie femme ne t’empêche pas de nous suivre tous deux à Rio, tu peux ramener de là -bas un récit qui te ferra ta fortune et celle de ton éditeur. Mort et transfiguration à Rio, ou bien Carnaval, quels beaux titre les amis, n’est-ce pas ? Comme nous sommes loin des brumes fétides de K. ». Joao Nazareth passe son bras autour des épaules du vieux poète, le Grec prend des notes pour sa prochaine pièce de théâtre, sur une serviette en papier, cependant que le brocanteur tape le code de sa carte sur la machine que lui tend le patron. Eddy, lui, continue d’essuyer ses lunettes. « Certes, c’est une excellente idée », répond-t-il, « Rio fait rêver. La Carioca et le Corcovado avec son chapeau de nuages, la plage de Copacabana et les ombres du pain de sucre, quelles splendides beautés humides. Et puis les masques tantôt grotesques, tantôt sublimes, quelles inépuisables sources d’inspiration. Ce sera donc Carnaval et transfiguration à Rio et déjà , peut-être bien davantage que ce titre, c’est le sujet qui me tente. Ecoutez : dans le port allongé devant la baie de Guanabara, un Juif venu de K. débarque sans un sou dans sa poche. Sur le chemin raide qui mène vers les favelas, il rencontre un ancien du lycée Gottfried le Grand. Dis donc Nathanaël, avant que je raconte la suite, es-tu sûr qu’il n’y a pas de crocodiles à Rio ? ». |
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