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Aharon Amir n’est plus (1923-2008)
communautés [ écrivains israéliens d`expression francaise ]
Continuum no 5 - Avner Lahav

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par [marlena ]

2009-01-29  |     | 



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Comment parler d’un ami proche et en même temps si secret, comment écrire en français sur un maître à écrire en hébreu, comment si ce n’est en relevant quelques traces, en apposant quelques touches d’un portrait qui ne peut être que partiel et imparfait.
Eté 1973. Je termine ma première année de Lettres hébraïques à l’université de Haïfa et par un prodige d’audace, je viens d’envoyer à Aharon Amir, le fondateur et le rédacteur en chef de la revue trimestrielle Keshet (L’Arc, s’il faut le dire ainsi, nom symbolique à plus d’un titre) – c’est-à-dire pour nous, les apprentis littérateurs, la revue désirée, fantasmée, fondamentale, dans laquelle nous voudrions tant être publiés, comme le furent en leur temps Oz, Yéhoshuah, Knaz et bien d’autres – un essai de sémiotique (le terme n’avait pas encore cours en Israël) sur la chorégraphie de la compagnie Bat-Sheva. Aharon Amir me demanda de le rencontrer à Tel-Aviv.
En elle-même, cette démarche était déjà symptomatique d’une approche peu commune dans la sphère des revues littéraires (finie l’époque du café Cassit, rue Dizengoff, haut-lieu du militantisme littéraire des années quarante et cinquante). Me voici donc en cet été 73, prenant le bus du kibboutz Yékhyam (dont j’étais alors membre), en Galilée, via Naharya et Haïfa, pour me rendre au café La Javanaise, rue Ibn Gvirol, rencontrer un mythe vivant (dont je n’avais vu que quelques photos).
A mon approche, l’homme se lève, prononce mon prénom ("Avner?") et me donne sans attendre une poignée de main franche, conviviale (c’était cela, Aharon), de ces poignées de main qui signent plus tard, au fil de l’amitié, de vraies retrouvailles, et pour lesquelles on se dit, plus tard aussi (sur le moment on n’en n’est tout à fait conscient), que c’est une émotion qui valait d’être vécue, un instant – mais qui deviendra mémoire vivace – qui marque le cours d’une vie. Puis je prends place à la table chargée de livres et de manuscrits – dont le mien ; et nous entamons ce qui deviendra la première d’une longue suite de conversations et de rencontres. Je distingue maintenant de près sa fine moustache, partite indéfectible de son visage, son front dégagé, impressionnant, et ses yeux clairs qui tour à tour vous scrutent, vous interrogent, ou disparaissent presque entièrement, plissés jusqu’aux tempes, au gré d’un rire ou d’un sourire. Aharon était un perfectionniste, mais il avait aussi un sens très vif du jeu de mots, de la boutade, et à ces moments-là, l’expression de son visage communiquait le vrai plaisir d’un contact humain direct. Et puis j’entends, j’écoute sa voix, j’essaie de m’habituer aussi vite que possible à son accent, à son intonation, ces consonnes gutturales, roulantes, ces voyelles précises que nous peinons à distinguer tant nous en atténuons la prononciation, bref, cette musique, cette diction hébraïque qui était non seulement son signe vocal distinctif, mais plus encore son credo esthétique et idéologique, cette diction qui était un art – il suffisait de l’écouter lire ses poèmes, ou ceux de son maître spirituel, Yonathan Ratosh, pour être aussitôt transposé dans un autre temps, un autre lieu, un autre rythme, ceux des Hébreux et de la magie du verbe.
Ce que j’avais écrit, donc, était inattendu, novateur, mais Aharon ne s’en était pas arrêté là. Pour se convaincre du bien-fondé de mes analyses, il avait lui-même cherché et trouvé des textes de Martha Graham sur l’art de la danse et la chorégraphie, en avait traduit une partie, et se proposait de faire précéder mon essai par l’un de ces textes, afin d’élargir l’horizon de ses lecteurs et leur permettre de comprendre mes propos d’un autre point de vue. Peut-on, en toute honnêteté, souhaiter meilleur accompagnement pour une première parution? Tout en travaillant, puis une fois les modalités de publication conclues (Aharon devrait réviser le texte et le raccourcir sensiblement pour l’adapter à l’ensemble du numéro prévu), nous avons discuté librement, pour mieux nous connaître, comme si cette situation était naturelle. Nous avons parlé du français et de la culture française, dont il était friand et dont il possédait une connaissance remarquable, et puis bien sûr de l’hébreu, de mes propres études. Il voulait, de toute évidence, s’assurer qu’il avait en face de lui quelqu’un d’authentique, je veux dire par là quelqu’un qui possède son propre registre, sa propre fibre, et non un triste copieur d’idées.
Etait-ce une transposition locale, en sandales, pantalon de toile et bras de chemise, des Deux Magots ou du Café de Flore ? Oui, sans doute. Et c’est ainsi que mon essai fut publié en juillet 1973 dans le numéro 60 de Keshet, qui marquait les quinze ans d’existence régulière et ininterrompue de la revue. Peut-on imaginer ce qu’a ressenti, en recevant l’exemplaire qui lui était dédié, l’ouvrier agricole du mouvement sioniste-socialiste ?
On est en droit de se demander ce que vient faire ici le terme de géant. Je crois pourtant qu’on aura compris qu’il s’agit d’un géant de l’esprit, d’un géant visionnaire, même s’il est indéniable que de par sa stature, Aharon communiquait déjà ce sentiment: grand, svelte, un port de tête altier, une carrure, pour tout dire, qui ne pouvait laisser indifférent. Mais toujours l’œil et l’oreille attentifs, le visage penché vers son interlocuteur; et dans le même mouvement, jamais de condescendance. Pour quiconque, donc, qui voudrait vraiment comprendre ce que l’on peut appeler littéralement ce phénomène, il faudrait remonter le temps, remonter aux sources – ces sources qui furent décisives dans le parcours intellectuel et politique d’Aharon. Cela veut dire reprendre page à page le fabuleux roman des débuts de cet Etat, pendant la décade 1940-1950: l’émergence de l’idéologie hébraïque, dite plus communément cananéenne; la fondation du Comité pour la constitution de la jeunesse hébraïque et de la revue militante Alef (dont il fut le rédacteur en chef); la vision futuriste, complètement à contre-courant, du poème historique Le chant du pays des Hébreux (1947-1949), véritable manifeste d’un autre enracinement, d’une autre identité nationale et individuelle, parfaitement laïque, souffle prophétique mais qui pourtant n’arrivera pas à balayer ce qui selon lui devait s’effacer et faire place à la nouveauté radicale d’Israël: les liens ancestraux au judaïsme et à la Diaspora. Vision diamétralement opposée à celle du sionisme dominant et qui lui vaudra de longues années de mise à l’écart, mais qui est pourtant à la base de ce regard capable d’embrasser ce qu’il considérait comme la totalité du territoire historique, à la base de cette volonté, de cette capacité à travailler avec toutes les figures montantes de la culture en gestation – c’est-à-dire à la base de Keshet (fondé en 1958). Cela veut dire aussi considérer son inégalable travail de traducteur (plus de trois cents titres, dans les domaines les plus variés de l’histoire, de la littérature, de la politique), qui lui valut le Prix d’Israël (en 2003), et puis ce que je considère personnellement comme le sommet de sa vie, une des œuvres les plus marquantes et les plus élevées de la littérature hébraïque moderne – je veux dire sa poésie, dans sa diversité, sa puissance, sa beauté plastique, sonore, musicale, poésie incomparable du renouveau et de la volonté tenace de renouvellement. Avant tout, Aharon fut un extraordinaire poète.
On pourrait bien sûr tracer les zones d’ombre de cette entreprise sans précédent et localiser les paradoxes inhérents à la vision hébraïque d’Aharon : l’attachement irréductible à une idéologie devenue, au fil du temps, une utopie privée de prise et d’emprise sur la société concrète; la négation catégorique, le rejet même, lui aussi sans retour, du peuple qui a engendré, dans toute les douleurs de la terre et les armes à la main, le renouveau d’Israël, je veux dire bien sûr le peuple juif, non comme être désubstantialisé de culte et de religion, mais comme sujet concret de l’histoire; l’ambiguïté fondamentale vis-à-vis des cultures minoritaires ou des nationalismes régionaux (la culture hébraïque devant être la culture obligée de la nouvelle nation, sans distinction de racine ni d’origine, et la culture motrice, pour ne pas dire dominatrice, de toute la région); la dérive expansionniste après la victoire de 1967 (perçue comme une opportunité quasi messianique, même revêtue des oripeaux d’un nationalisme laïque; l’incapacité à mener à bien l’édification d’une société civile alternative (l’échec patent de "la seconde République") et à cristalliser autour de lui une équipe, un noyau, qui soit sa continuité, sa descendance, son héritage spirituel.
Mais Aharon considérait ses idées comme autant de gouttes d’eau qui, après la pluie ou le dégel, s’infiltrent dans la terre jusqu’à la fertiliser, et j’oserai dire en suivant le fil de sa pensée, malgré elle. Et il est vrai qu’en ce sens nous tous, hébraïsants des lettres et des arts, sommes en quelque sorte ses fils spirituels. Il y a toutefois bien loin de la coupe aux lèvres: le supplément littéraire du Haaretz d’aujourd’hui (nous sommes le 7 mars 2008), qui lui consacre quatre pleines pages, phénomène rarissime dans ce qu’Aharon se plaisait à appeler parfois avec ironie "la République des Lettres", titre sur un ton particulièrement élégiaque: "Sur la mort du père de Chanaan". C’est bien là toute la grandeur et toute la brisure.
Bien que n’ayant jamais adhéré à l’idéologie hébraïque, je suis sans aucun doute redevable à Aharon d’une prise de conscience plus aiguë de l’identité culturelle hébraïque, et c’est lui qui m’a incité, plus confiant que moi dans mes propres capacités, à franchir le Rubicon et à continuer d’écrire en hébreu (il refusa de traduire quelques nouvelles, rédigées en français, que je lui avais soumises). C’est chose faite, depuis, et j’espère ainsi lui rendre hommage par cela même dont il avait fait son chant et son arme : la langue hébraïque.

Qu’il repose du repos des combattants et que son souvenir se mêle à nos vies.

Avner Lahav

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