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■ Voir son épouse pleurer
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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2010-07-17 | |
Durant quelques minutes d’aube, le feu arrive de loin, de Jérusalem, passe par dessus les tours et s’en va éclabousser la mer, puis se fait lumière parfaite — la lumière des villes dédiées aux dieux. Tous les matins, même les jours de grand vent en hiver, la lumière se lève sur Tel-Aviv. Et ici, on craint de la voir détournée au bénéfice de l'instant… Ville consacrée à l’ instant, même le travail y prend un air de vacances. Non que les habitants y travaillent peu, bien au contraire ! Ils courent partout comme autant d’ouvriers de l’avenir ! Mais les vacances sont un travail d’exploration des marges, et c’est bien ce que fait Tel-Aviv de l’aube jusqu’à l’aube, infiltrant ses néons dans chaque interstice. De là , cette sensation de liberté… dans cette ville, plus un état qu’une agglomération, dans ces rues où à chaque pas, sous chaque pierre, surgissent des récits.
Ville de toutes les libertés, des corps exhibés mûrissant au soleil, de l’harmonieuse vallée qu’on laisse deviner à la cambrure du jeans, des grossesses nues, des nombrils surgissant ronds hors des ceintures des femmes, des muscles gonflés de sève, de ces hommes fiers de leur peau épilée jusqu’à l’intime, satisfaits de leur crâne luisant… L’on dit que les Juifs se couvrent pour se souvenir à chaque instant qu’une force trône au-dessus de leur tête. Si à Jérusalem, la plupart des hommes ont la tête couverte, à Tel-Aviv, les crânes virils sont rasés. Tel-Aviv, ville de crâneurs, sans chapeaux ni calottes, comme si les hommes y prétendaient n’avoir ni honte devant dieu ni peur de la chaleur du soleil. La ville se présente grecque-antique, passionnée de beauté s’étirant sur le sable, tendue de semence, arc-boutée sous sa propre force. Elle respire la liberté sexuelle — étrangement, elle n’invite pas à la licence, mais à l’amour ! Ville dangereuse où les regards à l’affût recherchent sans cesse des objets d’amour. L’amour y est de tous les moments, du café, du bus, du taxi, des boîtes de nuit, des fêtes nocturnes si fréquentes, de la plage aussi, bien sûr — de la plage, surtout ! S'il me restait une seule image de Tel-Aviv, ce serait celle de ce pas suspendu, de cette tête se retournant d’un seul mouvement, capturée par la grâce d’une démarche inconnue, rappelant la seule urgence : la rencontre. Et ici, il s’agit de toutes les amours, celles des couples enlacés descendant le boulevard Rothschild tenant leurs jeunes enfants par la main, des rendez-vous de seniors dans les squares de kikar hamedina, des couples gays, avec ou sans enfants, attablés au café Evita… Les jeunes gays de Los Angeles, de Berlin, de Rome ou de Paris se donnent ici rendez-vous ; les autres, victimes quotidiennes de morales révolues, otages de pays aux cultures confinées, rêvent de Tel-Aviv en secret. Et les autochtones, les fondateurs, les Yékés du nord de la ville, s’enorgueillissent qu’ici tout est permis… Est-ce de cette liberté que la ville est inquiète, fébrile plutôt, effrayée par son propre temps ? Est-ce la raison pour laquelle on la surnomme « la ville qui ne dort jamais », comme si, se sachant ouverte à tous les abandons, elle se surveillait nuit et jour, redoutant son sommeil ? Tel-Aviv n’en finit pas de raconter son histoire, cherchant à se présenter légende. En 1909, longue étendue de dunes, royaume de quelques pêcheurs connaissant les coins poissonneux, la ville s’est d’abord détournée de la mer en sortant des fièvres de Jaffa… La mer n’était pas son essence, mais sa marge. On s’y baignait à peine, on venait se laisser hypnotiser par les vagues… Pour les cent ans de la ville, la tayelet, la promenade du bord de mer, étire son hymne à la beauté des corps, depuis Herzlyia jusqu’à Bat Yam. La marge est devenue à la fois peau et vitrine. Tout Tel-Aviv est au bord, regardant et se donnant à voir — interminable défilement, courant, roulant à bicyclette, glissant sur des patins ou pédalant d’étranges engins futuristes. Toutes les femmes y sont modernes, jeunes mères au pas de gymnastique, les mains sur la poussette « Mac Laren » en alliage, riches épouses joggant leurs Ipods au rythme des klaxons, retraitées parcourant le front de mer, fixées à leur chrono, et même les femmes arabes qui trottinent enveloppées de noir, pour mettre en contraste l’éclat de leurs tennis blanches. Toutes se retrouvent ici pour un rite œcuménique à la gloire des corps. Et lorsqu’elles s’arrêtent pour souffler, c’est pour admirer l’adresse des surfers qui dévalent les vagues en dépassant le vent. Le promeneur suspend sa dérive, jette un regard vers les terres, pour s’extasier devant une Porsche Cayman ou surpris par l’aboiement rauque d’une meute de Harleys. Quant aux premiers carrés d’immeubles, on se demande qui peut y habiter, dans le dantesque vacarme des camions, coincés entre l’impossible rue Hayarkon et les embruns. Une maison sur deux est en chantier, minée par le sel, écorchée par le vent, assaillie de pelles et de grues… Entre deux camions, on voit parfois surgir des êtres étranges qui, en culotte orange, cheveux ébouriffés et barbe sale, propose une place de parking… qui, bourgeoise en vison, sortant d’un vieil immeuble, lutte contre le vent du soir pour héler un taxi… L’une ou l’autre vous effraient à cette façon d’émerger soudain du chaos. Ce sont les esprits du sel qui défendent le droit de la mer… Ce n’est qu’en remontant plus haut, vers l’Est, au niveau de la rue Ben Yehuda, que l’on entre vraiment dans la ville. La ville est là -haut, mais son âme est en bas, ici, en bord de mer, piégée là une nuit d’été… Ville de toutes les rencontres, on y parle toutes les langues ; l’on peut aussi y entendre les langues oubliées claquant les dés sur les cadres des jacquets. Les habitants y viennent de partout. Ils n’aiment pas rencontrer un semblable, mais un singulier, une histoire ; ils aiment à palper un destin… Ils aiment surtout s’asseoir devant un café pour parler, de rien, ils aiment ce moment pour rien, ce temps à simplement passer le temps. Si Jérusalem, l’autre capitale, est la ville où l’on s’en va chercher les réponses, évitant messies et prophètes, Tel-Aviv est la ville de tous les fantasmes. Comme si ici on en avait soupé de ressasser l’histoire… À Tel-Aviv, il s’agit d’atteindre la pierre, d’éplucher les apparences jusqu’à faire apparaître la structure cachée. Un architecte doué a inscrit dans la forme de ce bâtiment de luxe, l’immeuble Isrotel, la philosophie de cette ville animée de la passion d’arracher compulsivement l’écorce jusqu’à mettre à jour le noyau… Accomplissement de rêves de bohême du siècle dernier, de liberté sexuelle, de corps déliés et joyeux, d’art insoumis, violent, transgressif, anguleux, bétonné… Tel-Aviv, ville des Juifs… Peut-être la seule ? C’est ici, que pour la première fois depuis deux millénaires, l’on n’a plus eu besoin de se poser la question ; où cela devenait une évidence d’être juif — ni une fierté ni une tare… rien qu’un fait ! Avant de passer à autre chose… Ville d’autistes, aussi, les gens s’y bousculent, les voitures s’entrechoquent, les bruits sont impudiques — une ville extrême, brutale et pourtant sans aucune violence. Une sorte d’anarchie essentielle y fait et défait inlassablement l’espace, comme une mer sur le sable. J’aime cette ville, jazz joué par une guitare tzigane, aux virtuosités essoufflées dont ont attend anxieusement la chute. Je reconnais les lieux, les renifle comme un chien excité. Je lève les yeux, lis cette inscription que l’on voit inlassablement répétée sur les murs : am israël haï, « le peuple d’Israël est vivant ». Un petit bistrot dans une rue proche de la mer, une rue qui porte un nom de philosophe, de savant ou de talmudiste, comme le sont presque toutes… Je ne sais comment j’y arrive ; en me promenant à travers les ruelles, en les enfilant successivement. Parquet ciré, bibliothèques de bois verni encombrées de livres, un chat obèse qui paresse sur un sofa ; une jeune femme me demande ce que je veux boire dans la langue de la Bible… Vertige d’une plongée dans l'histoire en toute inconscience, comme on plongerait dans la mer par une nuit vague, pour se perdre dans l’éternité… - Mitz gezer, je réponds, « un jus de carottes »… Boire du jus de carottes en lisant son journal, lever les yeux à chaque déhanchement féminin… je goûte cette ville qui rape à mon palais. Mon voisin me demande à nouveau qui je suis… En général, j’évite de parler de moi. Je m’appelle Tobie Nathan. Je suis né en 1948, l’année de la constitution de l’Etat d’Israël, mais je suis né là -bas, en Égypte, durant la première guerre israélo-arabe. Ma naissance accompagnait la fin d’un monde. Les Juifs, présents en Égypte depuis l’antiquité allaient disparaître de ce pays, jusqu’au dernier… Aujourd’hui il reste deux ou trois vieilles femmes sans famille, qui ne connaissent même plus leur propre nom. Je trimballe toujours avec moi l’idée étrange que c’est de mon vivant que finira le monde. On a beau dire, on reste l’enfant de sa naissance ! Et moi, je suis né la nuit — il devait être une heure du matin. Encore aujourd’hui, je ne me réveille qu’à cette heure là . Avant cela, on me croit éveillé ; je me déplace, je parle, je réponds au téléphone, je frappe mon clavier, mais je ne suis qu’une ombre sous la lumière du jour. En vérité, je dors en secret, derrière mes apparences. Ce n’est qu’à partir de minuit que je m’éveille au monde — et cela depuis ma naissance ! À Tel-Aviv, j’ai habité ma vie ! Tobie Nathan Né en Egypte en 1948. Études en France: doctorat en psychologie (1976), doctorat ès Lettres et Sciences Humaines (1983). Psychanalyste, professeur des Universités, écrivain et diplomate. De 2004 à 2009, il est Conseiller de Coopération et d'Action Culturelle près l'Ambassade de France en Israël à Tel-Aviv. Chercheur : Tobie Nathan a créé la première consultation d'ethnopsychiatrie en France et a fondé en 1993 le Centre Georges Devereux, Centre universitaire d'aide psychologique aux familles migrantes. Tobie Nathan a publié une vingtaine d’ouvrages de psychopathologie et d’ethnopsychiatrie. Derniers livres parus : À qui j'appartiens? Écrits sur la psychothérapie, sur la guerre et sur la paix. Paris, Le Seuil - les empêcheurs de penser en rond, 2007; Mon patient Sigmund Freud, roman, Paris, Perrin, 2006. |
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