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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2017-03-29 | |
L’art a parfois le pouvoir d’anticiper les savoirs. Proust, en particulier, fait partie des artistes qui ont finement pressenti et décrit les mécanismes complexes des émotions et de la mémoire et ont anticipé par là les découvertes des neurosciences.
Par la suite, je présente les travaux mettant à jour le rôle des émotions dans la cognition. A la lumière des idées qui y sont avancées, je commente quelques extraits de l’œuvre proustienne. I. Émotion et cognition L’émotion en tant que thème des sciences cognitives n’est montée sur le devant de la scène que depuis peu. Opposée à la raison pendant des siècles, elle était plutôt redoutée que souhaitée. Les travaux en neurosciences se focalisent sur la recherche de signes objectifs de l’émotion; ils visent à donner une base scientifique à l’étude de cette composante de la cognition. Et dans ce sens, les théories formulées dès la fin du XIXème siècle leur servent de point de départ. Une première de ces théories, celle de James and Lange, porte sur la séquence émotionnelle. Concrètement, ce qui était considéré auparavant comme la conséquence de l’émotion est ici avancé comme cause. La problématique de la théorie est formulée par Carl Lange de la façon suivante: « Si je commence à trembler parce que je suis menacé par un pistolet chargé, est-ce que toutd’abord un processus psychique se produit, la terreur apparaît, et c’est cela qui causemes tremblements, mes palpitations du coeur, et la confusion de la pensée; or alors, est ceque ces phénomènes corporels sont produits directement par la cause terrifiante de telle sorte que l’émotion consiste exclusivement en une modification fonctionnelle dans mon corps ? » (Coppin et Sander : 2 citant Lange 1885: ) La réponse est que l’on a peur puisque l’on tremble, et non pas que l’on tremble parce qu’on a peur. Une seconde theorie, celle de Cannon et Bard, défend la position contraire: les changements physiologiques ne sont pas la cause mais la conséquence de l’émotion. Déclenchée par le traitement d’un stimulus au niveau du système nerveux central, l’émotion commande à son tour à notre corps de réagir de façon appropriée. Ou pour nous en tenir à l’exemple précédent: On voit le pistolet chargé, on a peur et l’on tremble. La conception de James-Lange a influencé certains théoriciens actuels de l’émotion, dont Antonio Damasio qui, avec l’hypothèse des marqueurs somatiques, reprend l’idée selon laquelle l'émotion est de l'ordre de la réaction corporelle, mais s’inscrit dans deux niveaux différents de la corporéité, dans le cerveau et dans les muscles. Pratiquement, la représentation qu’on a d’une situation est le résultat de l’activité neurale qui, à son tour, a pour tâche de traduire l’état du corp. De la sorte, dans l’appréciation d’une situation intervient aussi la mémoire de situations vécues antérieurement. Les marqueurs somatiques sont justement les réactions physiologiques associées à des situations passées à charge émotionnelle. Activés lors du traitement d’une nouvelle situation, ils orientent les prises de décisions d’un individu. Damasio traite ainsi le corps comme un ensemble et non pas un composé de deux essences distinctes; il refuse le dualisme. La conception de Cannon et Bard, de son côté, a eu le mérite de soulever le problème de la localisation des structures cérébrales impliquées dans l’émotion. A. Damasio, par exemple, met en avant le cortex préfrontal, avec sa région ventro-médiane, au niveau de laquelle se relient trois entitités: les signaux relatifs à certains types de situations, les différents types d'états du corps qui ont été associés à certains types de situation au cours du vécu propre à l'individu et les effecteurs (activateurs ou inhibiteurs) de ces états du corps. Et il explique que les patients atteints de lésions des zones préfrontales sont incapables de prendre les bonnes décisions, utiles à leur survie, parce qu’ils sont coupés de leurs feed back somatique - donc de la remontée de leurs émotions signifiée par le corps. Mais originellement, dit-il, les stimuli sont reçus dans une structure plus primitive du cerveau, l’amygdale. Située dans le système limbique, une zone à la base du cerveau, reposant sur le tronc cérébral, et servant de lieu d'échange d'informations entre le corps et le cerveau, l’amygdale agit sur les mécanismes de l'émotion et de la mémoire. Pour la mesure de l’expérience subjective, je rappelle le modèle proposé par Russell, qui est le plus couramment utilisé à l’heure actuelle. Il s’agit d’un cercle à deux axes dont l’un correspond aux dimensions de valence (plaisir/déplaisir) et l’autre aux dimensions d’activation (faible/forte). Ce modèle circulaire, issu du formalisme mathématique, représente l’affect sur un continuum. Enfin, pour les besoins de la cause, j’évoquerai aussi les théories de l’évaluation cognitive, celles, en particulier, qui postulent qu’un traitement cognitif de type évaluatif est à l’origine de la genèse des émotions. Les tenants de cette approche proposent un ensemble standard de critères supposés évaluer l’importance pour un individu d’un événement donné : la nouveauté, le caractère plaisant intrinsèque, le caractère prédictible, l’importance pour le but, la cause de l’événement, la possibilité de gérer ses conséquences et la compatibilité avec les normes sociales ou personnelles. Les combinaisons de ces évaluations, qui sont souvent automatiques et non-conscientes, donnent lieu à différentes émotions. En d’autres termes à des patterns d’évaluations différentes correspondent des émotions différentes. Deux notions, celle de « souci » avancé par Frijda (2006, 1986) et celle de « changements synchronisés » proposé par Sherer ont une valeur explicative particulière. La première est définie comme une « disposition à désirer l’occurrence ou la non occurrence d’un type donné de situations », (Coppin et Sander 2010: 12 citant Frijda 2006) la seconde, comme « un ensemble de variations épisodiques dans plusieurs composantes de l’organisme en réponse à des événements évalués comme importants pour l’organisme » (Coppin et Sander 2010 :12 citant Scherer 2001). Pour finir, je dirai que les différences d’approche dans l’étude de l’émotion ne peuvent pas gommer ce point essentiel, sur lequel s’accordent tous les chercheurs en cognition: l’émotion joue un rôle fondamental dans la dynamique du mental et constitue un phénomène hautement adaptatif. II. Mémoire et Émotion Le souvenir ramène notre passé dans le présent, nous permet de retrouver « le temps perdu». Qu’il soit récent ou moins récent, agréable ou moins agréable, le souvenir garantit la continuité avec nous-mêmes et avec le monde autour de nous, sa perte étant synonyme de perte de soi. Dans « À la recherche du temps perdu », le souvenir « involontaire » inaugure la reconstruction du passé et aboutit à ce qu’on appelle le temps retrouvé. En fait, c’est la mémoire sous toutes ses formes qui se dévoile dans les pages du livre, et elle le fait non seulement pour restituer les données d’une vie mais aussi pour nous dire comment elle s’y prend pour y arriver. C’est l’apport cognitif du livre. Dans ce qui suit, je me propose de revenir sur les quatre expériences fondatrices de la Recherche (les expériences de la petite madelaine, de la butée contre les pavés inégaux, du bruit d’une cuiller contre une assiette, de la serviette empesée), afin d’en déterminer les éléments-clé et leur dynamique. Un premier élément-clé est le plaisir qui accompage et dépasse « infiniment » aussi bien le goût de la petite madelaine trempée dans du thé que la sensation que le narrateur éprouve quand il bute contre les pavés inégaux ou quand il entend le bruit de la cuiller contre une assiette ou quand il sent la raideur de la serviette empesée contre ses lèvres. Ce plaisir « délicieux », a chaque fois le même effet: il transfigure la vie et le moi du narrateur. Un autre élément-clé est l’état d’esprit qui précède chacune de ces expérience. Chaque fois le narrateur est plongé dans ses pensées, rongé par des doutes « au sujet de la réalité de ses dons littéraires » (Proust 1946-1947: 6), il est dans un état de distraction. Un élément de l’extérieur (la petite madelaine trempée dans du thé, les pavés inégaux, le choc de la cuiller contre une assiette, la serviette empesée) vient chaque fois le ramener à la réalité. Et chaque fois, des moments d’un passé plus ou moins lointain (l’enfance à Combray, le séjour à Venise, l’arrêt du train dans un petit bois, les séjours à Balbec) refont surface. En termes de dynamique, il s’agit, dans les quatre expériences, d’une sensation identique à deux moments différents de la durée, le passé, dont le narrateur est le dépositaire, et le présent, qui se résume dans le contact avec l’extérieur. « Et voici que soudain l'effet de cette dure loi (celle qui veut qu'on ne puisse imaginer que ce qui est absent) s'était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait miroiter une sensation à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l'ébranlement effectif de mes sens avait ajouté aux rêves de l'imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l'idée d'existence,… » (Proust 1946-1947: 17-18) Cette conjonction entre le passé et le présent n’est pourtant pas propre au souvenir involontaire. Le traitement de l’ information en général s’appuie sur des stratégies utilisant des connaissances préalables. C’est de toute façon ce que disent les chercheurs en cognition. Et Proust aussi d’ailleurs: « Il nous faudrait un si grand effort pour recréer tout ce qui nous a été fourni par ce qui n’est pas nous – […] – qu’à peine l’impression reçue, nous descendons insensiblement la pente du souvenir et sans nous en rendre compte, en très peu de temps, nous sommes très loin de ce que nous avons senti. De sorte que chaque nouvelle entrevue est une espèce de redressement qui nous ramène à ce que nous avions bien vu. » (Proust 1946-1947: 54) En ce qui concerne les connaissances préalables, en fonction de l’expérience de vie de chacun, elles se situent à des distances différentes par rapport au moment présent. Mon hypothèse sur ce point est que les différences interindividuelles dans le traitement d’une même information s’expliquent justement par les niveaux de profondeur différents auxquels se trouvent les connaisances préalables, et donc par l’ordre de leur succession qui est différent d’un individu à l’autre, alors que les différences intra-individuelles ont pour origine le moment présent auquel les connaissances préalables se rapportent. Un premier argument dans ce sens nous est fourni par les psychophysiologistes qui nous disent que les réseaux de neurones sont constitués de composants dont les états évoluent en fonction de leurs entreées. Il y a aussi le témoigange de Proust: « Une simple relation mondaine, même un objet matériel, si je le retrouvais au bout de quelques années dans mon souvenir, je voyais que la vie n'avait pas cessé de tisser autour de lui des fils différents qui finissaient par le feutrer de ce beau velours inimitable des années, pareil à celui qui dans les vieux parcs enveloppent une simple conduite d'eau d'un fourreau d'émeraude. » (Proust 1946-1947: 147) D’où l’on voit que les choses oubliées sont marquées au seau du temps et que leur distance par rapport au moment où on les retouve fait qu’elles nous apparaissent sous une forme plutôt qu’une autre. Pour souligner maintenant à quel point le moment présent est important pour la façon dont on retrouve les choses oubliées, je vais à nouveau donner la parole à Proust. « … et, maintenant devant cette bibliothèque de l’hôtel de Guermantes, elle déployait, réparti dans ses pans et dans ses cassures, le plumage d’un océan vert et bleu comme la queue d’un paon. Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute aspiration vers elles, dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse m’avait peut-être empêché de jouir à Balbec, et qui maintenant, débarrassé de ce qu’il y a d’imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné, me gonflait d’allégresse. » (Proust 1946-1947: 11) Le souvenir d’une chose, celui de la petite madelaine trempée dans du thé, par exemple, appartient aussi bien au passé qu’au présent. Il appartient au passé par le goût que le narrateur en garde, quand, enfant, il allait dire bonjour à sa tante Léonie et quand celle-ci lui offrait, après l’avoir trempé dans du thé, un petit morceau de madeleine. Il appartient au présent par ce qui le déclenche et chez qui, à savoir la petite madelaine trempée dans du thé que la mère venait de proposer à un narrateur qui n’arrêtait pas de se faire du souci pour sa vocation littéraire, qui regrettait toujours l’habitude qu’il avait de faire passer avant son «moi profond» le « moi apparent» qu’il manifestait dans la société. Selon le psychologue néerlandais Nico Frijda les émotions sont déclenchés par des événements importants et ces derniers le sont « quand ils touchent à un ou plusieurs des soucis (concerns) du sujet ». (Coppin et Sander :12 citant Frijda 2006) Dans notre cas, « les soucis » sont liés à la réalité des dons littéraire du narrateur. Selon ce même chercheur, l’émotion implique dans un deuxième temps des états de préparation à l’action pertinente par rapport à l’atteinde des buts, toutes les autres actions étant interrompues. Et en effet, avec chaque expérience de mémoire involontaire », le narrateur se lance un peu plus dans la recherche des causes profondes de la félicité qu’il éprouve et son projet littéraire prend peu à peu coprs. Si, dans le déclenchement de l’émotion, Frijda et les tenants de l’évaluation cognitive en général mettent l’accent sur le moment présent (avec ses deux composants, l’élément extérieur qui déclenche la sensation et l’état du sujet au moment où la sensation se déclenche), Antonia Damasio se concentre sur les situations passées à charge émotionnelle pour nous dire que les émotions associées à ces situations, qui sont autant de réactions physiologiques, influencent les choix du sujet. En fait, pour le narrateur de la Recherche, les moments retouvés, les moments véritablement pleins, ne se confondent ni avec les moments passés, auxquels les désillusions n’ont pas été épargnées, ni avec le moment présent avec ses imperfections: «Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux. » (Proust 1946-1947: 14) Tout souvenir sous-entend une distance à franchir. Mais dans le cas du souvenir dit involontaire, c’est l’émotion qui arrive en premier et sert de code d’accès aux faits d’autrefois alors que dans le cas du souvenir « volontaire » c’est l’effort de l’esprit qui fait office d’intermédiaire. Sur fond d’émotion, les faits passés nous font «respirer un air nouveau», sur fond d’effort, ils ont l’air pâle. Les deux types de souvenir ont quand même plus d’un point en commun: tout d’abord les deux supposent une certaine déconnexion de la réalité immédiate. Mais dans le cas du souvenir volontaire, cette déconnexion est contrebalancée par la concentration sur une tâche donnée, alors que, dans le cas du souvenir involontaire, la même déconnexion s’accompagne d’un état de désœuvrement. Il y a ensuite le fait que, dans les deux types de souvenir, les faits d’autrefois mettent un certain temps à s’installer, à arriver à la conscience. C’est d’ailleurs ce qui distingue les souvenirs des informations qui nous parviennent de l’extérieur. Quant à la dynamique qui les sous tend, elle est la même. Concrètement, les informations fournies par l’extérieur se détachent sur le fond des informations qu’on a déjà . (On ne reconnaît que les choses qu’on a déjà connues.) Les souvenirs, de leur côté, s’installent dans le présent au détriment du fait extérieur qui a provoqué leur surgissement. La force de l’émotion qui les accompagne et sa valeur dépendent non seulement du fait passé, mais aussi de ce que Frijda appelle « le souci » du sujet au moment où le souvenir s’enclenche. Toutes les facettes de la cognition se retouvent dans l’œuvre proustienne et toutes sont traitées avec un égal bohneur. Les scientifiques, à force de se pencher sur un aspect de la cognition, perdent parfois de vue le tout. Il n’en est pas moins vrai que leurs théories sont à même de jeter une lumière nouvelle sur le fait littéraire. Reste, bien sûr, le problème de la naturalisaton de l’esprit, qui est comme la marque déposée du cognitivisme. Or chez Proust, il n’y a rien qui l’affirme de façon explicite. Mais cela mérite un autre développement. Extrait de l’article « L’apport cognitif de Proust », publié dans « Francophonie et curiosité(s) », 2017, Iasi, Junimea. |
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