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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2007-01-27 | |
Défini comme "une finalité vitale", le judaïsme infléchit la pensée du jeune Fondane, qui se nomme encore Fundoianu, s’exprimant dans des périodiques juifs roumains auxquels il collabore dès 1916. De cette production de jeunesse se dégage une première vision du judaïsme. Dès le début Fundoianu en souligne l’altérité radicale au niveau de la pensée et surtout sa vocation à être une "pensée agie" capable d’intervenir dans le monde. Pensée vivante qui se veut corollaire du Dieu vivant de la Bible, et annonciatrice de sa "philosophie vivante", mais aussi pensée faite "acte", bien avant que dans les années trente, l’anthropologie de Lucien Lévy-Bruhl sur la pensée de participation des "primitifs" ne vienne lui confirmer cette intuition philosophique.
Fondé sur la Bible et sur le mysticisme de la Kabbale, ce judaïsme de jeunesse se charge ensuite de préoccupations propres à une philosophie de l'existence non exempte d'un vitalisme propre à la fin du XIXe siècle. A travers trois textes de l'année 1919 : "Judaïsme et hellénisme", "De L’Ethique au spectacle", et "Paroles à propos d'un ami", je me propose de montrer comment diverses sources, "juives et non juives", où Fundoianu a puisé, convergent toutes vers un projet commun : exacerber des antagonismes féconds entre des systèmes de valeurs tenus pour irréductibles, entre des attitudes irréconciliables vis-à -vis de l'existence afin de dégager une pensée originale. Pensée contemplative et pensée intentionnelle L'opposition Athènes/Jérusalem existe chez Fondane avant la rencontre avec Léon Chestov. Dans l'article "Judaïsme et hellénisme", elle relaie un clivage repris à Martin Buber entre "Esprit de l'Orient" et "Esprit de l'Occident", voire entre "deux types d'humanité", et donne naissance à deux modes de pensée antagonistes. Une note du chapitre consacré à Buber révèle que Fundoianu voulait examiner la validité de ce clivage dans une perspective juive plus large : "par rapport à la pensée de plusieurs auteurs : celle de Buber, celle de Matthias Acher et celle de Achad Haam". Mais Fundoianu emprunte aussi à des penseurs européens étrangers à la sphère culturelle juive, Nietzsche ou Jules de Gaultier, qui thématisent ce même conflit et dont l'influence est alors prépondérante sur lui. Au nietzschéisme, parce qu'il anticipe la distinction de Buber entre "esprit de l'occident" et "esprit de l'orient" et le conflit Athènes/Jérusalem de Chestov ; à l'idéalisme esthétique de Jules de Gaultier, parce qu'il distingue entre "instinct de vie" et "instinct de connaissance" . « Judaïsme et hellénisme » commence par reconnaître une dette vis-à -vis de Buber, il lui doit le "problème" même à discuter : "réaliser que parmi tous les orientaux le juif est celui qui s'oppose le plus manifestement au Grec" au niveau de son mode de pensée. Fundoianu reprend à Vom Geist des Judentums l'irréductibilité entre le mode grec qui "perçoit en images", simple contemplation à visée esthétisante, et le mode juif qui "agit en images". Tandis que le premier se voit réduit à une opération esthétique enclose dans l'immanence du présent, le second "signifie une opération" et donc une inscription dans une temporalité de l'avenir. Pensée faite acte ou "pensée agie", il s'agit d'une pensée intentionnelle d'anticipation, en fait une pensée de participation avant l'heure : "Pour le Grec, le monde est là ; pour le Juif il sera. […] le Juif s'y implique. Le Grec l'appréhende dans son aspect mesurable, le Juif le perçoit comme intention. Pour le Grec, l'acte s'inscrit dans le monde ; pour le Juif, le monde s'inscrit dans l'acte." L'opposition présent/futur recouvre l'opposition immanence/transcendance. L'intentionnalité d'une pensée - perçue non plus comme spéculation - mais comme perception impliquée dans le monde, devient extrêmement féconde pour rendre compte de particularités propres au judaïsme. Il s'agit de sa tendance au messianisme et au mysticisme, de la vocation d'Israël au prophétisme et même d'une compréhension du sionisme politique à partir de phénomènes psychiques dont Fundoianu va ensuite formuler la portée existentielle. Messianisme et bovarysme En 1919, nourri du "bovarysme" et de la "sensibilité spectaculaire" de son maître spirituel d'alors: Jules de Gaultier, Fundoianu se montre fasciné par le pouvoir sur le réel des représentations, qu'il nomme illusions créatrices, dont le prophétisme et l'espérance messianique constituent la modalité propre au peuple juif. Deux textes de cette année: "De L'Ethique au spectacle" et "Paroles à propos d'un ami" illustrent l'articulation du judaïsme (en tant que pensée agie) à ces nouveaux apports que sont le nietzschéisme et le bovarysme. Rappelons que selon Jules de Gaultier la fonction primordiale de l'instinct de vie (qu'il oppose à l'instinct de connaissance) consiste en une faculté bénéfique de création constante d'illusions nécessaires à la vie qu'il nomme "idoles". On est moins éloigné qu'il n'y paraît de la fonction participative du "totem" que Lévy-Bruhl, à la même époque, met en lumière pour le monde mental des sociétés dites "primitives". Fundoianu reconnaît dans la prédisposition particulière d'Israël au prophétisme, dans son attente messianique et dans son tempérament mystique, la modalité juive de cette faculté de l'instinct de vie; ceci permet d'inscrire, à contre-courant de l'Histoire, un destin spirituel et national à visée universelle. A partir du bovarysme, ou capacité à se concevoir toujours autrement que l'on est, on reconnaît - appliquée à un contexte différent - la même forme de pensée agie appliquée au judaïsme qu'il avait remarquée chez Buber. Messianisme et prophétisme sont d'abord tenus pour un « phénomène psychologique ». Fundoianu parle d'« hystérie » individuelle (lorsqu'elle atteint l'individu qui s'annonce comme le messie), - et d'"hystérie" collective lorsqu'elle se « propage comme une infection », mettant en évidence l'"instinct mystique d'Israël". Un autre article "De l'Ethique au spectacle" affine l'analyse en distinguant deux aptitudes distinctes à se forger des représentations illusoires. La première est pathologique : "Un individu ou un groupe peut se faire deux représentations de soi ; son existence dépend de celle qu'il choisit au niveau physiologique. Une telle représentation n'implique ni altération ni augmentation de puissance de la personnalité. L'image est étrangère. Alors l'individu ou le groupe courra s'identifier avec l'Image dansant devant ses yeux telle une réalité pure, de même qu'au désert, l'eau des morts apparaît dans son inconsistance mais il ne trouvera rien, parce qu'il ne deviendra rien. Et il est destiné à la mort." et la seconde bénéfique. Elle est à l'Å“uvre dans l'espérance messianique, puis dans le sionisme : "La seconde représentation n'est rien d'autre qu'un grandissement ou un grossissement de la personnalité. L'image que l'on se fait de soi équivaut ici à une simple anticipation. Dans ce cas l'illusion est créatrice d'activité féconde. La réalité tend à se rapprocher de la représentation et à s'identifier à elle […]". Cette seconde aptitude n'est ni un donquichottisme, ni une chimère mais une "anticipation" de la réalité. Fundoianu précise bien que même dans le cas des faux messies, "il y eut très peu de charlatans, car la majorité étaient persuadé de leur rôle à l'égard de la divinité". Fundoianu crée ainsi une articulation puissante entre le bovarysme - système stérile de pures représentations spectaculaires de Jules de Gaultier, sorte d'idéalisme à visée esthétisante qu'il finira par désavouer ultérieurement - et la réalisation concrète d'un destin collectif réel. D'une fiction pathologique à vocation esthétique et contemplative, dénuée de toute potentialité d'action, elle devient un pouvoir d'anticipation et d'effectuation du réel. Cette inflexion du bovarysme, depuis un travers individuel grotesque et risible vers une faculté bénéfique universelle pourvoyeuse de force et de progrès était déjà développée dans La Fiction universelle (1904) prolongement de Le Bovarysme (1903). De Gaultier insistant désormais sur le caractère bienfaisant de l'illusion bovaryque lorsqu'elle permet à l'individu puis au groupe de réaliser leur être propre, de se hisser vers un au-delà que seule la puissance de la fiction et de l'illusionnisme a pu fournir. C'est cette même idée d'une "erreur créatrice du soi sur le soi dans l'humanité" qui sous-tend la conception du messianisme de Fundoianu. Quel usage fait-il de l’extension bovaryque à la collectivité en ce qui concerne la vocation du peuple juif au messianisme et au prophétisme ? Au niveau de l'individu et du poète il écrit : "Cependant c'est bien d'une illusion entretenue à propos de soi-même que dépend le choix d'une activité : ' Celui qui se croit poète, écrira des vers. Celui qui se croit prédestiné à devenir un érudit lira ; celui qui se croit fait pour la mort, se suicidera '. L'illusion que chacun de nous entretient à propos de lui-même - sert de base à son activité" La vocation à l'écriture et à la poésie peuvent même avoir le bovarysme pour moteur. De même, au niveau collectif, Fundoianu donne un moteur psychologique à l'histoire des hommes et à leurs actions, qu'il nomme « prise de position physiologique ». Il est extrêmement conscient de l'intérêt de cette extension du bovarysme de l'individu au groupe. Bovarysme et force vitale en deviennent inextricablement liés : "Les groupes aussi, pour ce qui les concerne, sont pourvus de cette aptitude à se forger une représentation d'eux-mêmes sans rapport avec une réalité donnée. La force vitale d'un individu, d'un groupe, doit être évaluée à l'aune de l’illusion que ces derniers entretiennent à propos d'eux-mêmes. Ainsi qu'’en fonction de la quantité d'efforts ou d'activités que leur illusion sera en mesure de produire." C'est cette efficacité de l'illusion collective qu'il portera à sa conséquence ultime dans sa réflexion sur le messianisme juif et sur la notion d‘élection. "La plus extraordinaire représentation qu'un groupe historique se soit jamais faite de soi, ayant donné naissance à une activité des plus vastes, est la représentation que le peuple juif s'est donnée de lui-même. La réalité c'est le peuple juif. Sa représentation de soi : c'est le peuple élu. Cette illusion - dont ses voisins ont ri comme on rit d'une illusion - s'est révélée la plus apte à produire la plus grande activité. Les illusions sont à classer d'après le degré d'activité qu'elles suscitent. Et l'illusion nommée peuple élu a transformé Israël en peuple élu. Cette illusion l'a créé sur le plan historique. Cette illusion, a créé ses Prophètes - et la Bible. Cette illusion, toujours, a produit le Christianisme. […]" En somme, c'est pour avoir cru à la fiction du peuple élu que le "peuple juif" est devenu le "peuple élu" : "Et l'on pourrait dire que si le peuple d'Israël continue de vivre au-dessus des tombeaux sous lesquels se trouvent enterrées tant d'Histoires, c'est parce que son illusion à propos de soi : celle de peuple élu, a été la plus intuitive de toutes et la plus créatrice." Soulignons l'intérêt de ces articles de jeunesse qui contiennent en germe des notions que Fondane développera dans les Å“uvres de sa maturité. On pourrait même proposer une lecture de sa réflexion sur le messianisme et le don de prophétisme à la lumière des travaux de Benedict Anderson sur les "communautés imaginaires" qui se sont imposées à la fin du XXe siècle. Ces travaux qui soulignent l'impact de l'"imaginé" comme force principale dans la communication entre les hommes, comme ferment de la réalisation de destins collectifs, sont très proches de la réflexion de Fondane sur le bovarysme et la puissance créatrice des représentations dans l'"imaginé" collectif des hommes. 1 Mântuirea, 1919, Nos 171 à 263. Republié par Léon Volovici et Remus Zastroiu dans Iudaism şi Elenism, Bucarest, Hasefer, 1999. Traduction de fragments par Ramona Fotiade dans Cahiers Benjamin Fondane , No 2, 1998. 2 Mântuirea, 1919, No 262. Traduit par Hélène Lenz dans Cahiers Benjamin Fondane, No 5. 3 Lumea evree, novembre 1919. Traduit par Marlena Braester dans Cahiers Benjamin Fondane, No 2. 4 De ces clivages originels découlent selon lui d'autres dichotomies : "type moteur" versus "type sensoriel", "pensée "centrifuge" versus "pensée "centripète", "individualisme exclusif" versus "instinct de troupeau" "idées "exogènes" versus "idées "endogènes" "espace physique" versus "temps pyschologique" d'où procède l'hypothèse d'un "art grec spatial" opposé à un "art juif psychologique". Fundoianu confesse avoir trouvé dans ce système une véritable "méthode à [sa] disposition". Si la réitération de ces paires antithétiques est constitutive de sa pensée elle révèle moins une "méthode" que la disposition particulière d'une pensée intrinsèquement réfutatoire et avide d'obstacles contre lesquels se mesurer. 5 Benedict Anderson, Imagined communities: reflections on the origin and spread of nationalism, Verso, 1983. |
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