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L\' \"encrapulement\" de Rimbaud
communautés [ écrivains israéliens d`expression francaise ]
Jean-Luc Steinmetz

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
par [marlena ]

2006-02-10  |     | 



Le titre de l'essai de Benjamin Fondane, Rimbaud le voyou, provoque le lecteur. Ce livre a été publié en 1933,alors que maintes lectures de Rimbaud avaient déjà produit une série d'interprétations, audacieuses et souvent divergentes.[1] C'est dans ce contexte bien défini qu'il apparaît et qu'il s'explique en partie par son côté réactionnel, en partie par la sensibilité même de Fondane et sa recherche ontologique.

L'expression "Rimbaud le voyou" aurait pu lui revenir. Or il n'en n'est pas l'inventeur, bien qu'il dirige sur elle un plein éclairage. Elle est empruntée, en effet, à un article de Remy de Gourmont, d'ailleurs très défavorable à Rimbaud. Dès les "notes biographiques" , Fondane signale cet emprunt : "Fut-il un voyant , comme plusieurs l'affirment aujourd'hui, un 'voyou', un ' insupportable voyou' (…) comme le pensait Gourmont, 'un mystique à l'état sauvage' comme le déclare M.Claudel? "Rimbaud le voyou" est ainsi caractérisé dans un texte de Remy de Gourmont , un compte rendu publié l'année de la mort de Rimbaud, dans le Mercure de France du 1er décembre 1891, à la suite de la publication du Reliquaire (éd. Genonceaux) présenté par Rodolphe Darzens et bientôt retiré du commerce. L'article de Gourmont sera repris et amplifié dans son fameux Livre des masques, en 1896. Gourmont, s'il admire certains moments de l'œuvre, n'en caractérise pas moins dans les termes les plus caustiques l'auteur du "Bateau ivre" : "(…) dès l'âge le plus tendre, il se manifesta tel que le plus insupportable voyou." Cette expression, il la réutilise dans son Livre des masques, sans y apporter la moindre atténuation. Bien au contraire, il l'aggrave par l'évocation qu'il fait de la vie de Rimbaud, à propos de laquelle il n'hésite pas à écrire : " ce qu'on en sait dégoûte ce qu'on pourrait en apprendre." Gourmont, semblant prendre le parti de Verlaine, voit dans Rimbaud une "maîtresse jalouse et passionnée." (…) " ici l'aberration devient crapuleuse", note-t-il en utilisant un adjectif, qui précisément renvoie à cet "encrapulement" dont il ne pouvait cependant encore connaître l'existence dans la lettre du voyant du 13 mai 1871 ( pas encore publiée).[2] La conclusion n'en comporte pas moins certains repentirs : "l'intelligence consciente ou inconsciente, si elle n'a pas tous les droits, a droit à toutes les absolutions."

Fondane, admirateur de Gourmont[3], n'a pas construit son livre dans l'intention d'un dénigrement; son Rimbaud le voyou, en regard du Rimbaud le voyant, trop idéaliste, de Renéville, cherche à montrer la pente qui a mené Rimbaud jusqu'à l'inéluctable. Ainsi s'accomplissait une existence, sur fond de négation plus que de négativité hégélienne. Il faut sur ce point se souvenir que le livre est dédié à Léon Chestov et par conséquent qu'il est inspiré par un type de pensée pris comme criterium plus que par l'œuvre même de Rimbaud, si bien qu'un certain nombre de présupposés embarrassent la lecture ( qui n'a nul besoin de leur autorité seconde pour être menée à bien).

Comme est affiché clairement un "Rimbaud le voyou", je proposerai d'abord, et parfois indépendamment de Fondane, d'analyser ce que vaut pareille appellation .Je commencerai par remarquer que le vocable de "voyou" n'apparaît qu'une seule fois : dans le poème "A la musique".[4]

Fondane cherchait surtout à faire écho à Rimbaud le voyant publié en 1929, dans un contexte différent de celui dans lequel Rimbaud le voyou voyait le jour. En ce qui concerne Rimbaud, à vrai dire , ce n'est pas le mot de "voyou" qui paraît le plus adéquat , mais celui de "crapule" et d' "encrapuler". Dans un long poème "Le Forgeron", de ton hugolien et un peu trop "démoc-soc" selon Verlaine, un forgeron, figure du peuple révolté, s'adresse au roi et répète à plusieurs reprises le mot "crapule". Le poème est écrit en 1870, mais il porte une précision "vers le 20 juin 1792", date historique où, parmi les insurgés , le boucher Legendre invectiva Louis XVI, à la suite de quoi le souverain lui-même coiffa le bonnet rouge. Le mot "crapule" , utilisé dans un pareil contexte, prend une évidente valeur référentielle (révolutionnaire) que ne pourra que réactiver plus tard l'événement de la Commune vécu par Rimbaud avec une sympathie, voire une adhésion totales. C'est néanmoins durant la Commune, en mai 1871, que Rimbaud demandera à Paul Demeny de brûler le cahier qu'il lui avait confié l'an passé, donc de jeter au feu aussi ce "Forgeron" porteur des espoirs de la "crapule". Il n'empêche que ce terme, sous une forme largement modifiée, va apparaître dans l'une des deux lettres dites du voyant et qu'il y figure comme l'un des termes-clefs initiant à une conduite inouïe. L'encrapulement est revendiqué dans la première de ces lettres, datée du 13 mai 1871 et adressée à son professeur Georges Izambard où Rimbaud s'exprime en ces termes : "Maintenant je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant ." L'expérience de la voyance, assez mystérieuse et pourtant énoncée auparavant par Balzac et Gautier, semble directement liée pour Rimbaud à celle de l'encrapulement. Il est question, en effet, d'une forme de comportement qui se confondrait avec la poésie (une poésie à venir) ou permettrait d'y accéder. La sortie du comportement ordinaire, le scandale possible, la transgression en semblent les modalités , évidemment excitées par l'occurrence historique , le moment insurrectionnel, même si le 13 mai 1871 tout est presque perdu. Une phrase de la même lettre permet de mieux concevoir ce que recouvre pareille conduite : "tout ce que je puis concevoir de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole, je le leur livre." Cette "invention", cependant , ne concerne pas les poèmes, même si ceux-là sont remarquables par les éléments sexuels ou scatologiques qu'ils contiennent. Pensons à la volonté défigurante du "Cœur supplicié" ( "le cœur souillé de caporal"), au "Chant de guerre parisien", aux "Petites amoureuses", à "Accroupissements", auxquels il faut ajouter, durant la même période, "Les poètes de sept ans", "Les Premières communions" et "Oraison du soir". Il est certain que Rimbaud, pour une cause plus ou moins repérable, adopte la posture du rebelle, et s'en fait une loi, qu'il conjugue étroitement avec la poésie et avec ce qu'il nomme, de façon énigmatique, le "dérèglement des sens", expression à laquelle il tient suffisamment pour la répéter, deux jours plus tard le 15 mai, dans sa lettre à Demeny, alors qu'il ne reprend pas le motif de l'encrapulement. Mais encrapulement et dérèglement sont implicitement conjoints. Il s'agit de s'extraire du courant des habitudes, des réflexes communs, de provoquer en soi, d'instant en instant, une surprise et le surgissment de l'inouï et de l'inconnu, auparavant souhaité par Baudelaire presque comme une formule testamentaire, pour conclure son "Voyage" et , par cela même, ses Fleurs du Mal.

A cette occasion, Rimbaud se présente comme un expérimenteur, éprouvant toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie et postulant, presque comme une victime sacrificielle, au rôle "de grand malade", "grand criminel" et "grand maudit". Parlant de lui-même et de ses pairs il n'hésite pas risquer la dénomination d' "horribles travailleurs", le travail en question portant sur une modification profonde et périlleuse de la personne, afin qu'elle disloque ses limites, anatomiques, idéologiques. Le lettre qu'il envoie à Demeny deux mois plus tard, le 28 août, témoigne de son endurcissement dans pareille résolution : "recueilli dans un travail infâme, inepte, obstiné, mystérieux". Autant d'épithètes qui appellent le commentaire et les suppositions. Je retiendrai, quant à moi, le trop vague "mystérieux" indiquant, que Rimbaud lui-même atteint là certaines frontières que sa lucidité n'est pas apte à analyser. À tout jamais mystérieux nous apparaît ce travail déformateur, analogue à celui des comprachicos, voleurs d'enfants évoqués par Hugo et chers à Cocteau, et qui produisent des monstres. Souvenons-nous de Gourmont écrivant à la fin de son article " les monstres Verlaine et Rimbaud", à ceci près que Rimbaud s'acharnera dans un tel labeur pour trouver" le lieu et la formule" . Qu'en résulte-t-il? Des poèmes, des textes, une conduite. Sa conduite hors du commun, provocatrice, impertinente, déplacée, est jugée comme telle par tous les témoins du moment, même dans le milieu libre des Zutistes. Seul Verlaine, comme s'il avait été mis au courant, initié par le principal intéressé, admet la quasi délinquance de l'adolescent de Charleville. Rimbaud se comporte comme un voyou, il a choisi d'agir ainsi. Cela fait pleinement partie de sa poétique. Quant à en voir l'effet immédiat dans ses textes, on aurait quelque peine à le trouver[5], tant les "Derniers vers" (de 1872) participent d'un allègement extraordinaire, à l'exception, il est vrai, de la pièce "Honte" qui porte sur lui un jugement presque condamnatoire. Voici Rimbaud, en effet, "en enfant gêneur", en "chat des Monts Rocheux empuantissant toute sphère". Il n'est guère possible de douter qu'il se décrit ainsi, selon un tour masochiste accusant les excès de sa vie. Sur de tels excès également donne à voir Une saison en enfer qui sera le livre d'élection de Fondane comme de Claudel, puisque l'un et l'autre, au-delà de toute littérature, seront saisis par le débat ontologique ou religieux qui se joue dans ces pages. Elles demandent à être lues selon les modes de l'alternance et de l'alternative. Alternance, car (sans régularité toutefois) Rimbaud éprouve un déchirement entre son être voué à l'Occident et sa tendance païenne, et il est tenté de donner la parole à ces deux composantes de sa personne. Alternative, puisqu'il ne sait pas vraiment choisir, qu'il se refuse au choix, bien qu'il se place parmi les damnés, selon une pétition de principe d'où dépend l'ensemble de sa "prodigieuse autobiographie psychologique" – mais se placer parmi ceux-là, c'est précisément concéder à un registre de notions distributives ou électives qu'il remet en cause. Le terme de "voyou" ne figure pas dans Une saison en enfer. Multiples cependant sont les preuves d'une posture adoptée face à la Beauté, voire à la Bonté. Rimbaud se réclame des "sorcières", de la haine; il se voit bête féroce, hyène ou loup. Il respire"l'air du crime". Il fait alliance avec le péché – amour du sacrilège, colère , luxure, mensonge, paresse, et, repensant selon une mémoire partiale sa vie qu'il transforme en légende, il cautionne une telle transgression, en choisissant plus délibérément l'oisiveté, la paresse, une paresse, au demeurant, qu'il déculpabilise, quand il rappelle le rêve d'Orient qui l'inspire.

Les figures identitaires déferlent, escortant le grand criminel , le grand maudit ou le monstre façonné par les comprachicos. Le voici manant, reître , de toute façon "de race inférieure". Et plus encore, nègre, avant l'heure de la conversion, ou mendiant ( le mot revient régulièrement dans la Saison ), criminel, "faisant de l'infamie une gloire, de la cruauté un charme".

Fondane se plaît à citer cette résolution formulée à l'imparfait duratif : "J'envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l'art, l'orgueil des inventeurs, l'ardeur des pillards." Rimbaud promulgue son altérité. Toutes les valeurs morales sont refusées par lui, comme un déchet, et la maxime qu'il énonce encourage un "feignons, fainéantons", où le mensonge pactise avec la paresse. Ceux dans lequels il souhaite se reconnaître sont autant que les artistes les saltimbanques, les bandits; et la fin de la Saison, certes plus apaisée, remémore ses jalousies pour "les mendiants, les brigands (…), les arriérés de toute sorte, avoue son ardent désir d'être leur semblable. Une saison en enfer, on le sait, fait le procès de l'Occident, du christianisme, des valeurs bourgeoises et de leurs certitudes. Ce n'est pourtant pas une parole univoque qui s'y entend, et le refus du christianisme se double d'une étrange relation (parfois nostalgique) à Dieu, comme si un tel rapport dépendait d'une pureté pas absolument perdue, quoiqu'on la devine presque inatteignable désormais. Le livre d'un voyou, Une saison en enfer ? Ce serait trop peu dire. Si l'homme se joue dans ces pages, nous comprenons qu'il le fait au-delà même de toute morale, selon la méthode d'un dérèglement qui ne se contente pas de la simple provocation ordinaire (il y va, en effet, de l'exercice d'une "charité ensorcelée").

Si Une saison en enfer semble tirer un bilan et presque former une conclusion, on sait, depuis les travaux de Bouillane de Lacoste, que les Illuminations[6] lui sont vraisemblablement postérieures. De cette datation présumable, d'autres formes d'interprétation s'ensuivent. Mais on ne peut reprocher à Fondane de les avoir ignorées. L'importance qu'il accorde à "Conte", à "Génie, est suffisamment considérable pour que sa lecture ne soit pas infirmée par ce genre de problèmes. J'y reviendrai , mais souhaite dès maintenant, observer au plus bref la persistance, ou l'effacement du Rimbaud voyou dans les poèmes en prose. Un ton identique résonne dans ces Illuminations, si diverses soient-elles. Loin d'être descriptives, elles engagent dans un mouvement, et propose de l'inouï. De cet inouï émane une évidente beauté, parfois aussi une inéluctable cruauté. La violence qui anime le texte relève d'une rebellion supérieure ambitionnant de transformer les mesures d'ici-bas.

Ainsi Rimbaud peut-il prophétiser : "Voici le temps des Assassins" et produire différentes apocalypses comme "Après le Déluge" ou "Barbare" sur lequel flotte un "pavillon en viande saignante". Celui qui se disait Scandinave ou Mongol dans la Saison manifeste une énergie accrue. A quelques moments passent les bribes d'un souvenir possible d'encrapulement, conme dans les "Enfances" où il se revoit "piéton de la grande route" ou dans "Vagabonds"; et l'on pressent qu'il sympathise avec les "maîtres jongleurs" de "Parade", les drôles à la "grimace enragée", tout comme avec le Prince de "Conte" en proie à un rêve sardanapalesque de destruction. A la fin de ce poème le Prince rencontre le Génie, son génie, et ils s'anéantissent dans la santé essentielle. "Génie", la plus haute pièce des Illuminations , reviendra sur cet être fabuleux qui visiblement peut succéder au Christ et apporter un nouvel amour dans lequel il ne serait pas vain de voir celui que Rimbaud lui-même pensait nous donner- ce qui n'empêche pas l'exercice conjugué d'une "violence" nouvelle, car le terme de cruauté est l'un de ceux qui teintent de la couleur la plus vive la plupart de ces poèmes en prose, où l'affrontement domine et la lutte entre un ordre ancien et une réalité neuve, dénuée de tout apitoiement, à l'abri de toute inflation sentimentale.



On comprendra pourquoi j'ai tenu à faire cette première mise au point. Fondane, en effet, ne s'est pas senti obligé de la faire, car il raisonnait dans des termes qui n'avaient que faire d'une exactitude et d'une justification constante. Notre Rimbaud, du reste, n'est pas tout à fait celui de son époque; il ne se confond ni avec le sien, ni avec celui de Renéville, ni avec celui des surréalistes, ni même avec celui d' Yves Bonnefoy, puisque l'œuvre a pu être éditée avec plus de rigueur depuis, et que nous percevons quand même un ensemble, là où il n'y avait que des bribes étincelantes, soit, et qui déjà portaient en elles toute la lumière de Rimbaud.

A plusieurs reprises, Fondane tend à préciser les fondements qu'il se donne. Et d'abord, loin d'ignorer la fameuse occurrence de l'encrapulement, il la commente assez vite[7], en voyant dans la poésie ainsi perçue une"action dangereuse aux humains". Une telle action aurait pu relever d'un héroïsme, si elle avait servi de hautes valeurs. Mais la voyouterie de Rimbaud comporte quelque chose d'irrécupérable que ne saurait transcender l'encrapulement prisé en 1871. Le propos de base sur lequel s'appuie Fondane est exprimé surtout à la fin du chapitre septième de son livre- et sous une forme catégorique. "Quoi qu'on fasse et quoiqu'il fasse, Rimbaud ne peut échapper à son'cas'. Il est destiné de toute éternité à ne vivre que dans des situations inextricables, équivoques, voire scabreuses. Il est destiné de toute éternité à n'être, où qu'il se mette, où qu'il s'aventure( qu'il écrive ou qu'il se taise, qu'il lutte ou qu'il se résigne, qu'il devienne un voyant ou un très méchant fou) qu'une chose insolite, étrange, inclassable - alors un voyou et rien d'autre."

Dès ce moment, Fondane semble intimer une conclusion à son propos, et il enferme Rimbaud dans une image quasi identificatoire invariable alors que lui-même est très au fait des contradictions qui animent le poète du Bateau ivre. Voyou devient le maître-mot, la clef , substituée au trop visible voyant. Mais ce mot renvoie à un contenu d'extension considérable-"une chose insolite, étrange, inclassable", autrement dit le comble de l'inhumain. Rimbaud chose? Objet? Mallarmé avait dit un "météore". On peut donc dire, d'ores et déjà, que le livre de Fondane, tout en s'exprimant avec des mots, outre les catégories sémantiques permettant de signifier Rimbaud. Par cela même, toutefois, et à la faveur ou à la merci de cette impossibilité même, il en propose comme un spectre, en accentuant ce qu'il dit lorsqu'il assigne Rimbaud à un inéluctable, à un "de toute éternité" qui semble, d'ailleurs, répondre à tel passage d' Une saison en enfer. Mais précisément, il n'y pas de Rimbaud voué depuis toujours et quoiqu'il arrive, à être ce voyou insaisissable. Il y a une figure muable, sur laquelle nous avons diverses prises. Inatteignable, soit. Nullement réductible par conséquent, à ce mot de "voyou", évidemment polémique et de désignation ambiguë. Voué à l'aventure, Rimbaud le fut-il, même? Ou n'érigea-t-il pas , au fur et à mesure, un destin, selon l'exercice de sa liberté, cette liberté qu'il qualifiait, sans craindre le pléonasme, de "libre". Et se résignera-t-on pas à penser qu'il représente un"cas", une disposition psychophysiologique anormale, qui mériterait le diagnostic et l'analyse? Pareillement, on verra quelques années plus tard Antonin Artaud se révolter contre le cas qu'il pouvait représenter aux yeux d'une psychiatrie, libérale en apparence, quoique secrètement répressive. Fondane, répétant le propos avec la belle véhémence que nous admirons chez lui, assure quelques pages plus loin : "Voyou, ne vous disais-je pas qu'il répond de point en point au signalement du voyou? Envoyer au diable les martyrs (…)les rayons de l'art (…) l'orgueil des inventeurs (…)l'ardeur des pillards (…) et retourner à une sagesse première qu'on situe en Orient, mais qui n'est sans doute qu'un rêve de paresse grossière." Certes, ici les preuves sont accumulées. Elles émanent cependant d'un même passage d'Une saison en enfer , un livre où dominent les contradictions de toutes sortes et où l'on ne peut survaloriser une attitude, pas même, celle, fuyante et traître, du "voyou".

Le mot d'ailleurs, pour frappant qu'il soit, connaît dans le livre de Fondane une utilisation relativement discrète, et s'il reparaît à de longs intervalles, il n'en n'est pas moins connecté à d'autres termes qui lui confèrent une très nette relativité. Ainsi le vocable "saint", "mage" ou "voyant". Et l'on conçoit, presque malgré Fondane, que c'est le composé de ces termes qui parvient à signifier Rimbaud, "cette chose insolite, étrange" en quoi il consiste.

L'intérêt du livre de Fondane tient à l'altitude à laquelle il se place( ou tente de s'élever). Cette situation vient tout à la fois de lui et de Rimbaud, d'un rapport de lecture où chacun nourrit l'autre. Rimbaud propose le climax, même si cette échelle quasi mystique non seulement monte au ciel, mais s'enfonce dans les abîmes- et notamment ceux de l'Enfer. Fondane a lu et n'a pas lu Rimbaud. (Comme Rimbaud dans la Saison est là et n'y est pas). Ce que dit Rimbaud, le Rimbaud styliste, le Rimbaud rhéteur, il n'y accorde qu'une attention différée, tant il est persuadé que c'est une affaire de vie dont il est question. En cela il rejoint ceux qui écrivaient alors au sujet de l'auteur du Bateau ivre. Si les symbolistes se sont par priorité intéressés à son style, voire à sa technique (l'aventure du vers libre ou le poème en prose renouvelé), à la suite de Claudel aussi, puis de Breton (si opposés fussent-ils) on a estimé que l'œuvre offrait un témoignage sans précédent et que son style était surtout le reflet ou l'effet d'une manière de vivre qui, dès lors, a occupé la première place, l'interrogation portant désormais sur les mobiles de sa conduite plus que sur sa réussite littéraire, si incontestable qu'on passe outre. Le personnage d'Hamlet a pu longtemps donner l'exemple de l'homme même ( il l'était pour Hugo comme pour Mallarmé), Rimbaud, poète aux brèves magnificences, en est venu à signifier, lui aussi, une certaine image de l'homme, fût-elle à la limite de l'inhumanité. Il serait vain de chercher à l'essai de Fondane une autre ambition que celle de définir ce genre d'homme, qui, pour être unique, finit par devenir exemplaire, dans la mesure où il renvoie à la démesure dont chacun de nous est capable : "homme européen par excellence , somme des antinomies véritables de tout être d'aujourd'hui" (p.241).

On ne peut dire que l'essai de Fondane poursuive une démonstration ( contre toute apparence) ni, à rebours, qu'il serait formé d'une série d'intuitions. Son mérite est de développer (comme photographiquement) diverses figures de Rimbaud, d'en examiner la teneur et parfois d'en jauger la coexistence. La réflexion qu'il engage est d'une fertilité telle qu'elle ne peut qu'entraîner la discussion. On peut dire néanmoins qu'elle est dans le droit fil du comportement rimbaldien, qu'elle ressent au plus vif le nerf ontologique de cette vie-là. Elle n'en n'est pas à une contradiction près et il serait sans doute mal venu de notre part de désigner les maillons les plus fragiles d'une thèse illusoire, dont la concaténation cependant nous importe. Loin de vouloir engager à tout instant le débat (qui ne saurait, du reste, trouver de solution), j'insisterai sur quelques points qui appellent la controverse.

Fondane ne cache pas ses partis pris, même s'il les exprime avec retard. Je retiendrai donc que le passionnent non pas les idées de Rimbaud ni son œuvre, mais Rimbaud lui-même-proposition évidemment insoutenable; car, à supposer qu'il n'y ait pas d'idées chez Rimbaud, il existe, du moins, une œuvre et c'est en elle que Rimbaud se trouve, que nous le trouvons, même s'il est légitime de ne pas dissocier cette œuvre d'une vie qui, en elle-même, semble façonnée comme œuvre, forme œuvre. Sur cet étonnant paradoxe, Fondane n'hésite pas à édifier son livre, tout entier voué à un Rimbaud métaphysique. Non loin des héros de romans, Stavroguine en tête, ou de tragédies ( le Philoctète de Sophocle) non loin des inquiétudes de Nietzsche et de Kierkegaard, il voit dans Rimbaud un héros étrange, insolite et produit ainsi un être de fiction (ce mot pourtant ne vient pas sous sa plume), bon gré mal gré, et à juste titre. Car il est presque banal de dire que Rimbaud créa sa légende. Ce n'est pourtant pas là ce qui réclame l'attention de Fondane. Mais, puisque l'œuvre, par sa décision, est en quelque sorte remisée au second plan, il lui faut rencontrer les identités de Rimbaud, celles que revendiquait le poète autant que celles qui lui furent attribuées et dont il est difficile de le dépouiller désormais : ce voyant, ce saint,cet inverti, ce converti, ce voyageur auxquels il convient d'ajouter alors un héros métaphysique, au nœud de contradictions qui ne se résolvent jamais et voué à une curieuse lâcheté, face à laquelle toute vérité cependant paraît non significative.

Avouons que Fondane -comme Claudel- et avec une puissance de retournement tout aussi convaincante-produit un Rimbaud auquel nous ne nous attendions guère, puisque l'héroïsme que nous lui accordions par maximalisation, avec admiration et sympathie, le voici sombrant dans une clandestinité, qui le rend tout aussi admirable, pour avoir choisi la voie de perte, sans l'ostentation du sacrifice, dans la discrétion du retrait tacite, qui ne s'ouvre pas davantage sur une sagesse vertueuse, mais donne sur la rage rentrée, voire le solide désespoir des lettres d'Afrique. Et sans réserves j'aime que Fondane, parmi tous les Rimbaud identitaires surgissant sous la plume de penseurs et de poètes aux alentour de 1930, ait silhouetté le seul admissible, celui qui se défait, celui dont la teneur, si concrète soit-elle, se dissipe, sitôt que nous souhaitons nous en emparer. La "lâcheté" de Rimbaud perçue par Fondane pose un problème qu'il serait vain de ne pas vouloir entendre, comme s'il n'avait pas été question à un moment de "tenir le pas gagné". La tragédie n'est pas de poser au rebelle, en quoi l'on aurait triomphé des mille angoisses qui nous cernent, mais de se plaindre à ce moment, comme s'il fallait une reconnaissance, alors même que l'on est exclu. Drame d'être un héros du malentendu, à savoir de l'attester aux autres, d'avoir besoin d'eux pour que s'entende la parole du renégat. Il n'en demeure pas moins que l'homme tragique de Fondane donne à la tragédie un autre sens que celui communément attribué par nous, et qu'il y a, du coup, dans cet abaissement de Rimbaud une démonstration inouïe, préfigurant les raisonnements de Bataille. Rien, toutefois, d'un avilissement sur lequel Fondane insisterait, alors que le texte même de Rimbaud regorge, comme nous l'avons vu, d'exemples illustrant cette hypothèse. Or le texte lui importe moins qu'une façon d'être - mais cette façon d'être implique parallèlement, une connaissance biographique dont il ne pouvait disposer qu'à peine (les livres de Berrichon, de Delahaye, de Marcel Coulon, de Jean-Marie Carré, de François Ruchon). D'où ces pages revenant sur la vie de Rimbaud et l'adjonction dans les "Hypothèses" d'une manière de psychanalyse, concluant à l'inhibition volontaire ou à l'impuissance du poète, Rimbaud étant parcouru d'un "fluide de haine".

A côté des réflexions sur l'homme tragique qui signent tout ce qu'il doit à Chestov, j'aimerais enfin considérer la relation de Rimbaud au christianisme telle que l'a conçue Fondane. Il me paraît essntiel d'y revenir, parce que c'est la plus occultée actuellement, comme si le problème avait été résolu une bonne fois pour toutes, quand les surréalistes jetèrent l'anathème sur les interprétations de Rimbaud. S'il est possible de dire que Breton fut, en général, un lecteur avisé de Rimbaud, on n'ira pas jusqu'à affirmer que tout ce qu'il a dit à propos de celui-ci dans le Second manifeste, celui de 1930, est juste.[8] Ce n'est pas, en effet, parce que Rimbaud a donné lieu à des commentaires catholiques comme ceux de Claudel qu'il faut le tenir pour suspect. On congédierait ainsi bon nombre d'auteurs, et prononcer de tels ukases ne traduit qu'un exceptionnel rigorisme, une manière de puritanisme sectaire. Mais il semblerait que l'on continue de faire confiance à Breton, particulièrement dans le milieu universitaire, et il est de bon ton de voir en Rimbaud quelqu'un qui a piétiné l'Evangile. La lecture d'Une saison en enfer ne tient pas devant une telle position, et je crois que le livre de Fondane, sur ce point continue de nous éclairer. Qu'il s'en prenne au Rimbaud mystique oriental de Rolland de Renéville, on le comprend. Mais on le comprend non moins de n'écarter "le mystique à l'état sauvage de Claudel" que pour rappeler le "saint", où Rimbaud lui-même semble avoir placé l'une de ses figures identitaires. A l'égal du voyou, à l'égal du forçat existe cet effet possible, ce passage à la limite, qui n'implique pas, au demeurant, une quelconque tenue morale[9]- rien qu'une endurance, sans être fixé sur d'autre Nord intime que l'ardente nécessité intérieure- qui souhaite, d'ailleurs échapper à l'Ananké.[10] Pour ne pas rejeter ce Rimbaud d'une profonde exigence solitaire, le livre de Fondane projette une visée, tout en refusant l'assujettissement, et laisse percevoir (sans jamais le nommer) le surprenant doublement d'un Gilles de Rais, à la fois croyant convaincu, compagnon de Jeanne d'Arc et intense criminel se tournant vertigineusement vers la voie du mal [11]- en quoi paraissent cohabiter le désir de Dieu et la haine de Dieu, selon le couple intenable de la double postulation baudelairienne. Il n'est pas donné de comprendre un peu Une saison en enfer si l'on refuse de s'avancer jusque dans ces parages où la contradiction oscille et non point se résout (comme dans l'Aufhebung hégélienne). C'est pourquoi poser le saint près du voyou, croire même comme le fait Fondane, au récit que fait Isabelle de la prétendue conversion de Marseille[12] ne traduit pas un sens affiné des antithèses , commode après tout (pensons à la relève hégélienne), mais nous conduit jusqu'à l'endroit des apories, où règne l'indécidable, à l'instant cependant de la bascule (celle qui incline sur la guillotine) ou de la mutation. Il n'est pas alors de meilleurs moyens pour observer le courant alternatif d' Une saison en enfer ou ses effets stroboscopiques.[13] Les pages de Fondane , qui ne sont pas de simples intuitions utilisent, le temps venu, les armes de la logique pour mieux nous désemparer ensuite et forment un nouveau lecteur, en dépit des fondements métaphysiques invoqués. Elles nous adressent mimétiquement au risque, sans lequel Rimbaud demeure étranger. Peut-être même, respectant cette étrangeté, tout en l'aimant, nous la montre-t-elle plus définitive sans l'idôlatrer.

Fondane réalise l'alliage d'une pensée constituée (voire référentielle) et d'une expression inspirée, nue, immédiate, les chances n'étant jamais utilisées jusqu'à leur total emploi, la démonstration s'inaugurant sans chercher à conclure, la ligne principale multipliant à plaisir ses ramifications. Si bien que nous reste ce climat de révolte, cette éviction incessante de l'idée dominatrice, et que Rimbaud lui-même fuit, au fur et à mesure que des entités probables pourraient l'arraisonner. Certes il y a peu sur le Rimbaud de Java, de Chypre et de l'Afrique, sur sa correspondance désespérée, qui retient aujourd'hui si fortement ses biographes. Loin de voir dans ces tentatives une expérience qui se serait poursuivie sous d'autres enseignes, Fondane les met au compte de la résignation ( à laquelle, personnellement je ne crois pas). Il importait cependant de souligner cet ordre du réel retrouvé ("la réalité rugueuse") et d'en saisir le goût d'absurdité, tout à la mesure de l'homme tragique, du Philoctète de Sophocle ayant comme une reconnaissance vis-à-vis du malheur. Cette même reconnaissance, certains ne peuvent que l'avoir vis-à-vis de Fondane, qui, l'un des premiers, a conféré à Rimbaud sa dimension (sans doute vraie) de "tempérament métaphysique", même si apparemment il l'a fait loin du texte, loin de l'exégèse. Rimbaud le voyou, livre au titre limité, est bien à l'heure d'une vérité dans une âme et un corps , une vérité qui ne peut se dire, mais sans laquelle ne sauraient se concevoir, pressentant leur échec ou vibrant dans l'attente, les paroles du "voleur de feu".

















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[1]Fondane ne parle que tardivement (chapitreXX) du livre de Jacques Rivière sur Rimbaud.

[2] Elle ne le sera qu'en octobre 1912 dans la Nouvelle Revue française par les soins de Paterne Berrichon.

[3] Voir ses articles sur Gourmont dans Images et Livres de France, traduit du roumain par Odile Serre et

présenté par Monique Jutrin, éd. Paris-Méditerranée, 2002.

[4] "Le long des gazons verts ricanent les voyous;"

[5] Assurément on peut penser aux poèmes qu'il inscrit dans l' Album zutique, mais ceux-ci correspondent à la mentalité générale du petit groupe rassemblé par Charles Cros et dont l'existence s'est réduite à quelques mois ( automne-hiver 1871-72).

[6] Henry de Bouillane de Lacoste, Rimbaud et le problème des "Illuminations", Mercure de France, 1949.

[7] Le mot de "voyou" est défini ainsi au chapitre VIII (p.92): "Individu aux moeurs crapuleuses, qui vit ordinairement dans la rue."

[8]"Rimbaud s'est trompé, Rimbaud a voulu nous tromper. Il est coupable devant nous d'avoir permis, de ne pas avoir rendu tout à fait impossibles certaines interprétations déshonorantes de sa pensée, genre Claudel (…), Second manifeste du surréalisme, Kra, juin 1930.

[9] "cette sainteté à rebours, cette sainteté à l'envers, serait-ce tout de même la sainteté?"

[10] " le refus de se soumettre à l'Ananké"(voir chapitre XIII, p.127).

[11] la débauche, "elle est d'essence purement métaphysique (… )elle se trouve presque toujours dans les antécédents de la sainteté" (chapitre XVII, p.152). Sur Gilles de Rais, voir Là-bas de Huysmans.

[12] "A vrai dire , je soupçonne Rimbaud de s'être livré sur son lit de malade (…) à une nouvelle expérience désespérée (..) il TRAVAILLE à se rendre catholique." (chapitre XI, p.115 et s.)

[13] Rupture de la pensée logique, de suite reprise par un raisonnement, qui bientôt de nouveau se conteste.

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