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■ Voir son épouse pleurer
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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2009-11-28 | |
Le soir déjà je l'avais cueillie dans mon jardin. Rouge. Pas encore ouverte. Presque fermée comme personne sait l'être. Jérusalem, le 20 août 2009. Jeudi caniculaire avec tout ce qui s'en suit. "Je vous ai apporté une rose. De personne." Ilana sourit, la prend et s'en occupe longuement; lentement, silencieuse; elle choisit un vase transparent mince et grand comme la tige de la rose. Elle s'affaire longuement autour de la rose. La tige est trop longue; elle observe la proportion entre la tige et le vase et coupe; elle la pose sur une tablette adossée au mur en face des canapés où nous allons nous asseoir pour parler. Juste devant nous; Je me dis qu'elle sera là devant nous présente pendant toutes ces heures où nous allons parler de Celan et de son œuvre. Et d'elle.
MB: Parlons de la rose. Et parlons de Personne. Non. Parlons en présence de la rose. IS: On en a beaucoup parlé. Et c'était vrai. Et ce n'était pas vrai. Les poèmes de Celan laisseront toujours au lecteur des libertés extrêmes, effaçant leurs contextes; car il tenait beaucoup à lui laisser la possibilité d'y mettre ses propres contextes. MB: Vous dites "constellations de contextes"…matière de vie? IS: Oui, chaque poème naît d'une constellation de contextes, sans laquelle il serait un autre poème; pour Celan, chaque poème faisait partie de sa vie, on ne pouvait pas l'en séparer; cependant, le poème gardait son unité et son autonomie afin de rendre possible une lecture très personnelle, voire plusieurs lectures personnelles. MB: Dans vos souvenirs, Paul est resté un enfant exubérant, mais en même temps vous parlez et de son extrême vulnérabilité, de ses humeurs, de sa sensibilité "sismographique". N'y a-t-il pas quelque chose de contradictoire dans l'évolution de l'enfant vers l'adulte? Je pense aussi à sa fin tragique… IS: Enfant, il a été gâté par sa mère et par ses tantes qui l'entouraient de leur amour soucieux. Adulte aussi, il pouvait être très exubérant; mais il a été toute sa vie quelqu'un de très dépendant de ses humeurs qui pouvaient changer instantanément. De l'extérieur, on ne comprenait pas pourquoi, puisqu'il n'expliquait jamais. Blessé par le moindre détail, il se renfermait tout à coup dans sa mauvaise humeur et cela pouvait être en même temps très blessant pour les autres. Ses interprétations ne correspondaient pas toujours à celles des autres. Il lui est arrivé quelquefois de s'expliquer des années après. Il m'est arrivé aussi de comprendre la vraie raison d'un changement d'humeur des années plus tard. Dans un livre de souvenirs que je viens de découvrir par hasard, Dürrenmatt, qui avait rencontré Celan, décrit très bien, d'une part, son côté exubérant et joyeux, de quelqu'un qui sait amuser les gens autour de lui, d'autre part, ses humeurs et ses comportements souvent inexplicables. MB: Quand vous parlez, dans la préface de la Correspondance (cf. la bibliographie ci-dessous), des années 1938-39 et 40-41 vous décrivez ces rencontres où vous lisiez des poèmes, discutiez et écoutiez de la musique ensemble; vous étiez un groupe de jeunes (c'était vous la plus jeune) et de professeurs et de poètes: "nous avions réussi à créer un contre-monde"…"un monde parallèle magique"… "nous parlions de séparation, de révolte, d'espoirs indestructibles, de… mort volontaire "! Et vous racontez aussi vos longues promenades à Czernowitz avec Celan. Je trouve étonnants ces sujets, maintenant, dans la perspective de son suicide. IS: C'était dans un contexte tragique en ce qui me concernait: le suicide de ma sœur et d'une amie à moi. Paul voulait en parler, et on en discutait longuement, on essayait de comprendre. "Monde magique"? Oui, l'ambiance de notre groupe de jeunes était spirituellement très effervescente. MB: L'année qu'il a vécue à Bucarest a été très "réussie", dit-on. De quel point de vue? IS: C'est surtout grâce à l'amitié et aux liens très forts du groupe d'amis qui s'était constitué à Bucarest, cet "être-ensemble" de la clandestinité de leurs opinions à l'encontre des événements. Celan était très lié à Petre Solomon, ils s'amusaient bien ensemble, leur vie était pleine de joie, ils aimaient boire et faire la fête; ils écrivaient des aphorismes ensemble. Et c'est là qu'on peut déceler le sens de l'humour de Celan dont on ne parle pas beaucoup. En fait, ce sens de l'humour n'existe pas dans son écriture poétique. Il avait un humour très fin dans la vie quotidienne: il observait attentivement les gens et il s'amusait des fois à imiter les gens, à se moquer de leurs vaines prétentions. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne savait pas écouter ses interlocuteurs avec gravité; son attention était telle que celui qui se trouvait devant lui avait le sentiment d'être la personne la plus importante au monde pour lui à ce moment-là . MB: Paris a été la ville de ses rêves… IS: C'était vrai pour son jeune âge - ce genre d'idéalisation bien connue; quant à ses dernières années, il détestait Paris où il a vécu des choses terribles. Il s'y sentait exilé. MB: Vous vous retrouvez en effet à Paris en 1965, après 21 ans de séparation? Comment a été le moment des retrouvailles? IS: Le tout premier moment a été amusant: moi, j'avais mis des boucles d'oreille spécialement pour la rencontre et lui, il me les a enlevées avant même de me dire bonjour…En ce qui me concerne, en le voyant, j'ai tout de suite remarqué qu'il avait beaucoup changé, il y avait une lourdeur dans toute son allure, il passait une mauvaise période. Mais très vite, nous avons trouvé – ou retrouvé – une langue commune et nous en étions nous-mêmes étonnés! MB: J'ai retenu, dans une de vos lettres du mois de mars 1970, votre formule : "tes solitudes à Paris", comme si ses solitudes se multipliaient sans cesse. IS: C'est vrai, il était fait pour vivre de conflits et de solitudes. MB: Et Jérusalem? Y était-il attiré par la force magnétique provenant de son méridien? L'a-t-il ressenti comme un recommencement? IS: Il et venu à Jérusalem sur le trajet de son méridien, trajet qui incluait les lieux qui l'ont formé: Czernowitz, Bucarest, Vienne, Paris – le trajet de sa création, le méridien qui passe entre les pôles et revient à soi-même. Il le dit dans les poèmes qui ont suivi sa venue en Israël. MB: Le 8 octobre 1969, il participe à une rencontre poétique à Jérusalem dont il a été très content en vous confiant que c'était exactement la soirée qu'il attendait. Que voulait-il dire? IS: Ce qui l'a rendu heureux a été l'écoute extrêmement attentive du public, où se trouvaient, entre autres, Gershom Sholem, Dan Pagis, Manfred Winkler; des gens qu'il appréciait beaucoup. MB: Pendant cet unique séjour en Israël, il vous a beaucoup parlé du sentiment d'appartenance. Combien d'appartenances peut-on décrire chez Celan? IS: Il voulait tellement appartenir au sens fort du mot, mais voilà encore une des contradictions de sa vie: il voulait appartenir aux lieux, mais il ne pouvait pas, il voulait en même temps fuir; ses appartenances étaient virtuelles, c'tait des rêves: la maison, le paysage de l'enfance, l'atmosphère, les odeurs des saisons de notre jeunesse, tout ce monde qui s'est effondré. Il ne pouvait plus être heureux nulle part. MB: Il vous a écrit dans une lettre datée le 6 mars 1970: "il se fait tard dans ma vie, et ce avant l'heure. Si j'étais en pleine possession de mes forces, j'irais en Israël, sans illusions, mais j'irais." Etait-ce trop tard? IS: Oui, d'ailleurs il est arrivé en Israël avec son désir de transformer l'impossible en possible au moins pour un court instant. MB: Celan vous a écrit que vous saviez "réveiller des acuités". Qu'est-ce qui vous liait si profondément, qu'est-ce qu'il cherchait en vous? IS: Il cherchait en moi son passé à Czernowitz, son enfance, sa jeunesse avec ses premières "appartenances", l'amitié la plus profonde qui vient de loin, de très loin: le "jadis". Mais, en même temps, j'étais pour lui la femme juive israélienne: qui vit et travaille en Israël, qui parle l'hébreu. MB: Est-ce le même "jadis"? Celan s'accroche à ce jadis à des époques différentes, à des distances différentes par rapport au passé: vos dialogues se renouvellent ; alors ce "jadis" prend-il de nouvelles significations à chaque rencontre, de nouvelles dimensions, de nouvelles résonances? IS: De fait, il ne s'est jamais séparé de son lieu d'origine; tout en vivant dans l'Europe occidentale, c'était évident que son cœur était resté dans l'Europe de l'Est. MB: Sa poésie a une densité minérale, concentrée, chaque détail est important: chaque pause, chaque souffle, les mots agglutinés, les néologismes, les arrêts inattendus? Dans une lettre des 20-21 novembre 69, vous lui écrivez: " Je vis beaucoup avec tes poèmes: je ne sais pas pourquoi on les dit si souvent énigmatiques, isolés de tout, chiffrés…Ils sont comme des ombres à double sens…" IS: Ses poèmes ont changé toute ma compréhension de la poésie, j'ai appris avec sa poésie, la langue celanienne, l'allemand celanien. MB: Etait-il intéressé par la traduction de ses propres poèmes? IS: La traduction de ses poèmes en français ne le préoccupait pas beaucoup; mais il s'est traduit lui-même – une traduction mot-à -mot - pour Gisèle, sa femme. Quant à la traduction en hébreu de ses poèmes, oui, il en a beaucoup parlé avec Manfred Winkler, son traducteur, à Jérusalem, cela l'intéressait beaucoup. MB: D'autre part, comme il était un poète de langue allemande vivant à Paris, sans être traduit, il se sentait incompris, voire écarté de la vie littéraire. IS: Oui, il avait ce sentiment, mais c'était exagéré, car il avait tout de même son milieu où on l'appréciait beaucoup. MB: Quels sont ses poèmes qui vous sont les plus chers? IS: Evidemment, ceux que nous avons pratiquement vécus et écrits ensemble, comme notre journal commun: les vingt-six poèmes écrits après Jérusalem; ces poèmes représentent une naissance de nous deux, ils racontent notre histoire. Cependant, La majorité des poèmes qu'il m'a envoyés – je l'explique dans la préface de la Correspondance - devraient aussi être interprétés dans une perspective juive: telle une aspiration vers le pays juif, la patrie qu'il laissa dans l'attente". MB: Et vos poèmes, qui sont aussi lapidaires que ceux de Celan, vous les avez écrits tardivement? IS: Oui, j'ai commencé à écrire des poèmes très tard, d'abord en hébreu, puis en allemand*. Dans mes premiers poèmes, on retrouve des mots et des images de Celan que je reprends et continue: mes poèmes sont en dialogue avec ses poèmes. Ce n'est qu'après que mes poèmes ont suivi leur propre voie. *Ilana Shmueli, Zwicshen dem Jetzt und dem Jetzt, Gedichte, ed. Rimbaud TKG, Achen, 2007 |
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