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Le chat noir
prose [ ]
La cinquième saison

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
par [Madeleine_Davidsohn ]

2006-05-26  |     |  Inscrit à la bibliotèque par Nicole Pottier



Le soir tombait. La lumière baissait d’une minute à l’autre, et rien ne contenait plus la pluie. On distinguait avec difficulté les arbres en face de la fenêtre. Le beffroi, habillé de vignes vierges et de rosiers grimpants durant tout l’été, ressemblait maintenant à un squelette déprimant. L’horloge indiquait quatre heures de l’après-midi. Vova s’arrêta devant les vantaux supérieurs de la fenêtre. Les gouttes de pluie glissaient le long de la surface de la vitre, formant de petits ruisseaux qui éclataient en cadence sur le bord en aluminium dans une explosion de petits cristaux. La pluie gagnait ainsi en mélodie, acquérait du rythme, prédisposant à la rêverie.
Il se sentait bien. Enfin, au bout de tant de temps, une bonne journée. Tellement bonne, qu’il quitta le lit et s’habilla sans aucune aide. Soudain, derrière les arbres, il eut l’impression de distinguer une ombre. Quelque chose jaillit des touffes de bougainvillés, disparaissant dans le brouillard, tout aussi brusquement qu’il était apparu.
« Un chat » , tressaillit Vova, tout en sentant un frisson secouer son corps affaibli par la maladie. Un chat noir !
Cette pensée le frappa, comme un coup sur la fontanelle. Il commença à arpenter nerveusement la pièce d’un bout à l’autre, accablé par de noirs pressentiments. « Je suis complètement fou, si je me mets à croire à une malédiction », se dit-il à voix haute. Il tourna le dos à la vitre et, appuyant fermement sur le bouton de l’interrupteur, il alluma le candélabre. Aussitôt, une lumière vive enveloppa le salon, redonnant vie aux fauteuils fleuris, à la vitrine en bois précieux sculpté et à toutes les statuettes en ébène, en ivoire, en verre de Murano ou en argent, véritables œuvres d’art, rapportées de ses innombrables voyages. Il se pencha vers la rangée de disques et commença à chercher dans la multitude. Ses doigts habiles couraient de l’un à l’autre jusqu’à ce qu’ils s’arrêtassent sans hésiter : Evgheni Oneghin, son opéra préféré.
Vova s’affaissa dans le fauteuil, les yeux clos, en même temps que la musique remplissait la pièce. Il écouta un temps, sans bouger, presque sans respirer. Tout d’un coup, il se leva comme s’il venait de se rappeler quelque chose de très important, il ouvrit le tiroir du secrétaire plein à ras bord. Parmi les papiers bien ordonnés, il choisit un dossier mince, fermé par un cordon, et l’éleva en direction de la lumière. Des lettres d’imprimerie à l’encre noire se lisaient aisément : « TESTAMENT ». Avec un léger sourire aux coins des lèvres, il commença à lire : «Le présent acte atteste que toute la fortune monétaire, ainsi que la maison comprenant tous les biens et son mobilier, seront hérités par Madame Sima Elcaslasi, unique bénéficiaire après ma mort.» Suivaient la signature, la date, et bien évidemment le bureau des avocats où se trouvait la copie du testament.
Ceci est probablement la seule bonne œuvre avec laquelle je me présenterai au Jugement Dernier. Sima pourra plaider en ma faveur devant « LUI », ricana Vova, cynique. « C’est une brave fille. Elle a enduré tant de misère, tant de chagrin. Cela lui convient, sans aucun doute. Elle le mérite bien plus que quelqu’un d’autre, et surtout, elle pourra élever sa fille dans un monde différent de celui où elle a vécu elle-même. » Il se sentait noble et généreux, fier de lui-même.
« Que dira Sima quand elle l’apprendra ? Comment réagira t-elle ? » Il la voyait en imagination, sidérée, sans pouvoir y croire, parce qu’ensuite….elle se mettra à pousser des cris, ou peut-être à pleurer, ou peut-être les deux à la fois, en se frottant le lobe de l’oreille, comme elle faisait chaque fois qu’elle était émue.
L’aria d’Oneghin distilla ses derniers accords. Vova se dirigea vers la fenêtre dans l’intention de l’ouvrir. A nouveau, il lui sembla que l’ombre noire se faufilait parmi les arbres. Des gouttes de sueur perlèrent sur son front. Sa tranquillité d’esprit vola en éclats et son imagination le projeta brutalement en arrière dans le temps, dans la petite cabane de terre et de roseaux de l’indien, la ferme tout près du Lac Bleu, le Titicaca, où poussait l’herbe si appréciée, rapportant des millions, l’herbe des stupéfiants. Dans la chambre si calme, il lui semblait presque étrange de se rappeler aussi précisément, après bien des années, chaque détail, bien qu’il eût fait tout son possible pour effacer cette histoire de sa mémoire.

*
C’était une journée d’hiver israélien, comme il n’en avait jamais vécue dans les contrées russes. Le soleil chauffait généreusement, les fleurs printanières sortaient la tête parmi les herbes sèches, comme si elles s’étaient trompées de saison. Leur homme de liaison en Bolivie était malade. Garin, le chef, l’appela alors au téléphone.
- J’ai besoin de toi, Vova. Quelqu’un doit prendre les sacs d’herbe et les transporter dans la jungle. Douze sacs pour le raffinage sont en attente dans la maison de l’indien. Je ne t’aurais pas dérangé, mais c’est une question de confiance. Juste pour cette fois, je te donne ma parole. Je sais que je peux compter sur toi.
C’était la première fois qu’il partait en Bolivie. Il n’était jamais allé dans ces endroits, il ne connaissait pas l’indien. D’habitude, on lui épargnait les voyages longs et fatigants. Garin le protégeait depuis l’histoire en Thaïlande. Ou peut-être ne faisait-il que compatir ? Oui, c’est cela, il compatissait. Au fond, cela aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre eux, peut-être même à Garin… mais c’était arrivé à Vova. Néanmoins, pour atteindre la Bolivie, à sa connaissance, il lui fallait tout d’abord faire escale à Bangkok, car c’est ainsi que fonctionnait le circuit. Et malgré tous ses sens, Vova revint à l’épisode qui l’avait marqué pour le reste de ses jours. Seigneur ! si seulement, il n’était jamais allé là-bas ! Mais… s’il n’était pas allé à Bangkok, il ne serait pas allé en Bolivie, tout comme, ce n’aurait pas été Garin…peut-être….Il rit, un rire sinistre, qui gargouilla dans sa gorge sèche et malade. Les pensées, telle une horde de chevaux sauvages se ruèrent pêle-mêle sur lui.

Il était encore ole hadaş (*nouvel arrivé) en Israël quand il rencontra Garin. Ils se connaissaient déjà d’Odessa. D’ailleurs, là-bas également on craignait et on respectait Garin. Il faisait du commerce, il vendait et achetait aux marins. Il était mêlé à tout ce qui sentait le profit, les poches toujours pleines de roubles. Il s’entendait bien avec la police également. Personne n’osait toucher à lui. Pour Vova, enfant des rues, Garin était une véritable personnalité. Il se battait avec les autres enfants pour lui rendre de petits services. Garin payait bien. Plus tard, en le rencontrant en Israël, il fut heureux de la proposition de Garin de travailler pour lui. Celui-ci ne lui cacha pas les dangers, il fut correct et prévenant comme un père. De fait, une véritable chance ! Au sortir de la rue, et qui plus est, dans une période difficile. « Il y aura de l’argent, Vova ! Beaucoup d’argent. C’est dangereux, mais on fait attention. Ne t’en fais pas. Qui ne risque rien ne gagne rien. Et Vova se risqua. Il entra dans l’affaire et, exactement comme Garin le lui avait prédit, les billets verts commencèrent à pleuvoir.
Il lui revint en mémoire l’image du fonctionnaire de l’aéroport, avec sa chemise déboutonnée, mouillée par la sueur dans le dos. « Ce sera difficile au début », avait-il averti Vova. Le lendemain, au Sohnut (*Institution offrant de l’aide aux nouveaux arrivants), un autre fonctionnaire, comme à l’aéroport, dit d’une voix professionnelle : Personne ne vous cachera que le début est difficile. Messieurs, apprenez le mot savlanut (* patience) et répétez–le encore et encore une fois, et de plus en plus souvent ensuite, si vous souhaitez réussir en Israël. Comme dit le dicton : « Avec de la patience, tu franchiras les mers ». Au bout du compte, vous vous débrouillerez. Tous se débrouillent. » Vova l’avait alors remercié en pensée pour l’encouragement. Mais, tandis que chaque famille arrivée en même temps que lui se cherchait un chemin dans le nouveau pays, la chance l’avait fait tomber sur Garin dans la rue. Un jour, leurs chemins s’étaient croisés. Il ignorait qu’il se trouvait en Israël. Garin lui avait offert le paradis. Le paradis vert.
C’est vrai qu’il avait entendu parler de la mafia russe, mais il n’imaginait pas que Garin en faisait justement partie et que lui-même serait bientôt un maillon important de cette chaîne. A partir de ce moment-là, tout commença à s’arranger. C’était merveilleux, bien trop pour que cela durât. Il se rappela à ce moment-là qu’il avait toujours craint, à l’époque, que cela se terminât un jour.

« Les gars, on part pour Bangkok ! En vacances ! » Garin le regardait en souriant. Tous se mirent alors à crier comme des fous. Ils jetèrent en l’air leurs chapeaux, leurs mouchoirs, chacun ce qu’il tenait entre ses mains. Vova jeta son paquet de mandarines vers le haut, et elles roulèrent toutes autour de lui, pluie de ballons jaunes.
La ville, avec ses pagodes inoubliables apparut devant ses yeux. Il n’avait jamais pensé que la mer pouvait être si bleue, le ciel si haut, les filles si belles, l’air si parfumé.
La marchandise se vendit bien mieux qu’on ne l’escomptait. Son compte en banque contenait bien plus de zéros qu’il n’aurait jamais imaginé même dans ses rêves les plus extravagants. Il était ivre. Ivre de joie, d’alcool, de stupéfiants. Qu’importe ! A Pataia, la mer reluisait tel un immense saphir. La superbe plage thaïlandaise ressemblait à un plateau en argent sous les rayons de lune, et elle…. Elle, une déesse aux yeux étirés, une Vénus thaïlandaise sortie de l’écume de la mer, pour lui. Quelle chance eut-il alors ? Durant longtemps, il se figura que ce furent les vacances les plus formidables de sa vie. Durant longtemps, il en revécut la saveur, en goûta la douceur, en fit revenir le souvenir dans son esprit. Encore et encore. Ensuite…
Au début, ce ne furent que des maux de tête. S’ensuivirent des vertiges, des refroidissements, auxquels il n’échappait plus, des nausées après des festins où jusqu’alors, personne ne le devançait. SIDA, avaient dit les analyses, sans droit d’appel, sans hésitation, sans ménagement. Il eut tout d’abord peur de la mort. Avec le temps, il s’habitua. De toutes façons, il n’y avait plus rien à faire. Vivre ce qui lui était donné, autant qu’il le pouvait, sans conscience, sans comptes à rendre. Et c’est ce qu’il essaya. Cinq années passèrent rapidement. Des traitements, des périodes plus ou moins bonnes. Dans la Mafia, il s’occupait maintenant de petites besognes. Garin le protégeait.

- Juste pour cette fois, Vova ! J’ai besoin de ton aide. Juste cette fois-ci. Fais une escale quelque part, en Europe, si la route jusqu’à La Paz te semble longue ou trop difficile. Tu vas chez l’indien, tu prends les sacs, douze, ils sont déjà préparés. De nuit, à dos de mulets, tu les transportes dans la jungle au laboratoire, et c’est fini. Tu reviens à la maison ! Après cela, plus rien ne t’intéressera. Et c’est sûr. Il n’y a aucun danger. Qu’en dis-tu ? Tu penses être en état de le faire ?
- C’est tout ce que tu as à me dire ? s’est emporté Vova. Tu me prends pour une fillette ? Ou bien tu as peur que je fonde telle une bougie de cire ? Je me sens mieux que jamais. Je peux partir à n’importe quel moment où tu le voudras, du moment que tout est arrangé.

L’indien l’attendait. Dans la cabane obscure, les sacs attachés par des ficelles étaient alignés contre le mur. Quelques indigènes fumaient en silence. Ils chargèrent la marchandise sur les mulets et ils se dispersèrent ensuite. Un seul resta, adossé au mur du bas, attachant ses sandales, une sorte de sandales faites de roseaux, pour résister durant les longues marches. C’est lui qui devait les conduire.
- Les sentiers sont dissimulés et dangereux, dit l’indien. Il sera ton guide dans la jungle. Et il désigna de la main l’homme appuyé contre le mur. Il est habile, il connaît le chemin, néanmoins il faudra faire attention. La police du Pérou nous fait des ennuis à la frontière. Le lac Titicaca est tout près, ils arrivent en barques quand personne ne s’y attend.
Ils partirent de nuit. Le ciel était nuageux et un vent froid soufflait. Cela semblait incroyable qu’à une telle altitude, la terre fût entièrement recouverte par de l’herbe verte. Chez lui en Russie, à partir de trois mille mètres, les montagnes devenait sauvage, nues, menaçantes. Ici, en Bolivie, à quatre mille mètres, poussaient le maïs, les pommes de terre, et leurs dollars poussaient dans les laboratoires de raffinage. De l’or pur.
L’obscurité était impénétrable. Les mulets marchaient avec précaution, ainsi que les hommes. Le chemin était ardu, plus rude qu’il ne s’y attendait. La sueur ruisselait sur son front, mouillait sa chemise. Il aurait voulu s’arrêter un peu, mais le guide se dépêchait. Il voulait se voir arrivé une fois pour toutes. La jungle diffusait des miasmes empoisonnants et il était difficile de respirer. Maintenant, il se maudissait en pensée d’avoir accepté. C’était une mission au-dessus ses forces. Soudain le convoi s’arrêta. Un mulet glissa, heurta un rocher et dégringola avec tous les sacs sur le dos. Il poussa un hennissement aigu, qui lui donna l’impression qu’on l’entendait au-delà de la montagne. Il l’abattit, priant pour que personne n’eût entendu le coup de feu.
« Une véritable guigne », pensa Vova. De noires pensées. Ils se mirent ensuite à charger les sacs sur le dos des mulets restants, mais la tâche était au-dessus de ses forces. Un sac lui échappa des mains, se défit, et la précieuse herbe se répandit à ses pieds. La moitié de la quantité était pourrie. Sans plus attendre, il contrôla également les autres sacs. Une furie aveugle lui assombrit l’esprit. Ce maudit indien avait voulu le tromper, il croyait pouvoir se moquer de lui, parce qu’il était jeune, sans expérience, parce qu’il était nouveau dans ce pays. Il fit le chemin du retour la nuit même. Il apparut à la porte de l’indien à l’improviste et le tira hors de sa cabane.
Il se sentait malade à en mourir, le coeur empli de haine. La fièvre obscurcissait son raisonnement. Une petite balle, rien qu’une seule petite balle, lui apaisa les nerfs, châtia la tromperie. A ce moment, un hurlement fendit la nuit et un animal sauvage lui sauta sur la poitrine depuis les ténèbres de la cabane, le griffant et lui crachant dessus tel un chat sauvage. « Un fauve » pensa t-il, puis il comprit. C’était la fille de l’indien. Vova leva le revolver à hauteur de la tête de celle-ci. Au dernier moment, il se ravisa. Il l’entraîna dans la cabane, sur le lit étroit, recouvert d’une couverture colorée, tissée à la main et revêche comme une brosse. Devant ses yeux, tout était noir, la nuit était noire, et le visage de la fillette de quatorze ans était tout aussi noir. Le lit gémissait, encore maintenant il pouvait entendre le grincement dans ses oreilles, mais elle restait immobile, presque sans vie. Avec un ricanement démoniaque, il lui dit:
- Je t’ai tuée. A partir de maintenant, tu es comme morte. Tu portes en toi ma semence meurtrière.
Peu lui importait qu’elle comprît la langue. Maintenant qu’il s’était vengé, il sentait son corps épuisé, sa tête vide de toute pensée.
D’une voix menue, écorchant l’anglais, la fille lui cria en le regardant avec des yeux brillants et en désignant sa poitrine de son doigt fin :
- Toi mort ! Catote tuera toi ! Chat noir !
Il apprit plus tard qu’en espagnol, le chat se dit cato, et que c’était aussi le nom de la fille de l’indien, Catote.
- Que j’aie peur d’un chat ? quelle blague ! se dit-il en essayant de se calmer, mais quelque part, dans son cœur, s’était nichée la peur. Instinctivement, il évitait les chats toutes les fois qu’il en rencontrait sur son chemin.
Avec le temps, il oublia. Puis, cela n’eut plus d’importance. La maladie suivait son cours et elle était impitoyable.

*

La station d’autobus était déserte. « Quel fou irait attendre l’autobus à cette heure-ci et surtout par un temps pareil ? se dit Sima en laissant son sac à main sur le banc mouillé pour regarder sa montre. Son horaire finissait à onze heures précises, et elle ne pouvait jamais partir plus tôt. Son patron ne l’aurait pas accepté, ne serait-ce qu’une minute. Elle avait la chance que l’autobus n’arrivait jamais plus tôt. La firme en néon sur la façade du bar où elle travaillait changeait alternativement de couleur, si bien que la pluie se transformait en un rideau luisant, parfois rouge, parfois bleu. Tout à coup, la femme tressaillit, apeurée. D’une clôture toute proche ou peut-être d’une toiture, un grand chat noir aux yeux phosphorescents tels deux phares, atterrit directement dans ses bras.
- C’est la pluie qui t’a fait peur ou tu attends, comme moi, l’autobus ? lui parla Sima, heureuse de la compagnie.
Le chat colla sa tête contre sa main, en minaudant, tandis que Sima le caressait avec douceur. Finalement, l’autobus apparut dans le brouillard. La femme laissa le chat sur le banc et monta avec précaution, évitant les flaques qui s’amoncelaient sur le trottoir cassé. Le ronronnement régulier du moteur, la chaleur dans l’autobus après le froid du dehors, lui donnaient une légère sensation de torpeur .
Sima était orpheline. Elle ignorait qui avaient été ses parents, s’ils étaient morts, ou l’avaient abandonnée. Elle avait grandi à l’orphelinat. De temps en temps, certains ou d’autres y venaient en visite, en quête d’enfants beaux, sages, éveillés, et surtout blonds. Elle n’avait jamais fait partie de ceux qui étaient choisis. Lorsqu’elle grandit, commença son éducation d’enfant des rues, dans la banlieue de Tel-Aviv. Là, tous s’occupaient avec de menus larcins, vagabondage, vol, en un mot, de tout.
Personne n’avait assez d’argent pour s’offrir une montre, un mouchoir en soie, une pâtisserie, ni même un paquet de cigarettes étrangères. Elle volait, elle aussi, bien plus pour se faire admettre dans leur société que par conviction. Elle craignait les policiers.
« Je n’ai jamais été une vraie voleuse » pensa Sima, en déroulant le fil de ses souvenirs, dans la tranquillité de l’autobus. J’ai plutôt eu la guigne. «Şukul» (*le souk) et la foule haineuse lui revinrent en mémoire. Dans sa tête, résonnèrent à nouveau les cris hystériques de cette grosse femme sentant le parfum bon marché, comme si elle avait versé toute la bouteille d’eau de Cologne sur elle. « Attrapez la voleuse ! attrapez la voleuse ! Police, appelez la police ! ». Sima se figea avec le sac de la femme dans sa main. En fait, elle l’avait juste ramassé pour le lui rendre, après l’avoir vu glisser de son épaule. Mais à qui aurait-elle pu l’expliquer ? Le policier l’avait tirée de l’endroit où elle restait figée et, en un instant, sa main avait écrabouillé son nez, l’ensanglantant. Sima tâta sa joue, sans le vouloir, soupirant amèrement à ce souvenir. De l’orphelinat, elle changea alors pour la maison de correction. Quand elle fut libérée, elle était pleinement préparée pour la vie. Elle dégringola dans la misère, s’y enfonça jusqu’au cou. Un espoir ténu, comme la flamme d’une allumette, dont elle ne savait pas elle même d’où il lui venait, la maintenait à la surface . « Qu’une fois, il m’arrive quelque chose de merveilleux. » se disait-elle dans les moments de désespoir.
Elle connut alors George, « Jojo », comme on l’appelait dans la rue. Elle avait quinze ans et tomba amoureuse de lui, le roi du quartier. « L’autruche rouge ». Le nom lui venait d’un oiseau, une autruche en bois peint, fixé par des clous au seul arbre du quartier. « çà c’est notre coin de vie à nous », disaient les habitants de l’impasse, par dérision. Jojo était grand, fort, il avait les yeux noirs, brillants et une crinière de cheveux bouclés, qui le faisait ressembler à un jeune lion. Quand il la demanda en mariage, Sima pensa que le miracle s’accomplissait. « Je suis à lui ! », et Sima se souvint combien elle avait été naïve le jour de ses noces. « Il me protégera contre tous les ennuis. Je suis à lui. » Mais hélas ! Comme elle se trompait terriblement. A vrai dire, elle était à lui, mais aussi à beaucoup d’autres qui payaient bien pour les charmes de la femme-enfant.

L’autobus avançait maintenant rapidement. Les trous et les ruelles de la banlieue étaient restés en arrière. Ils passaient dans des quartiers propres, aux maisons avec des jardins. Les gouttes de pluie coulaient sur la vitre, en formant de longues traces sinueuses. De ce fait, dans son esprit, les souvenirs se dessinaient de plus en plus clairement.
C’était encore par un jour pluvieux. Ses bottes usées glissaient dans l’argile noire. Devant la maison, les policiers l’attendaient à la porte.
- Je n’ai rien fait, cria t-elle en les voyant.
- Calmez-vous, madame, nous ne sommes pas venus pour cela, lui répondit l’un d’entre eux. Votre mari a été victime d’un accident. Il a été tué dans une bagarre. On a tiré… il est mort sur le coup, ajouta rapidement l’homme en uniforme, essayant d’adoucir ainsi la malheureuse nouvelle .
Sima rentra chez elle. Elle défit sa veste mouillée par la pluie et, d’un seul coup, se mit à pleurer. D’abord doucement, puis plus fort, et encore plus fort, jusqu’à ce que les sanglots l’étouffèrent. « Pourquoi est-ce que je pleure ? » se demandait-elle entre les hoquets. « Par pitié pour lui ou par pitié pour moi ? » Il la battait, il était méchant, il l’avait rabaissée plus bas qu’elle ne l’aurait jamais imaginé, mais il était son mari. Autrefois, au début, elle l’avait aimé avec toute la candeur de ses quinze ans. Jojo n’est plus ! Et elle essuya son nez et commença à penser aux choses pratiques.
Elle fut engagée pour travailler dans un bar. Le même bar où son mari restait pendant des siècles. A ce que l’on disait, le patron l’avait embauchée par pitié, pour qu’elle eût un morceau de pain. Elle travaillait du matin au soir. Ivrognes, drogués, voleurs, c’étaient là ses clients. Mais que pouvait-elle faire ? C’était mieux de les servir que de coucher avec. Et puis, elle devait élever sa petite fille. Madame Rose, la femme qui s’en occupait, lui demandait toujours plus d’argent à chaque fois. Elle le méritait ! Sa petite fille était si jeune, si douce et si innocente, comment aurait-elle pu l’amener dans la boue où elle baignait ? Rina devait être élevée autrement et sans même soupçonner qui était sa vraie mère. Tante Sima. C’est cela, oui ! Une fois par semaine, tante Sima allait la voir, lui apportant des jouets, des bonbons, du chocolat.
- Tante Sima ! Comme c’est bien que tu sois venue, se réjouissait l’enfant. Maman Rose, ma tante est venue me voir, la petite courait annoncer la nouvelle en secouant ses boucles noires comme de l’ébène.
« Seigneur ! Pourrai-je jamais lui dire qui est sa mère ? » se demandait Sima en sentant les larmes s’étrangler dans sa gorge.

C’était pendant les heures de l’après-midi avec un hamsin (* vent brûlant du désert) terrible. Le ciel était jaune-gris, le soleil diffusait une lumière malade. On avait l’impression de respirer du sable, de mâcher du sable. L’air conditionné ne parvenait même pas à tempérer l’atmosphère brûlante du bar. Sima était étourdie. Deux clients et une foule de mouches troublaient son calme. Les chiens restaient allongés sous l’auvent, les chats, tapis dans les poubelles. Toutes les créatures essayaient d’échapper à cette chaleur étouffante.
C’est alors qu’entra Vova dans le bar, et le silence se fit brusquement. Grand et beau, avec de longs cheveux blonds laissés libres sur les épaules et des yeux bleus comme un ciel de printemps, il parut à Sima tel un prince merveilleux, comme ceux qui étaient dessinés dans les livres de contes, à l’orphelinat. Et justement, Vova était un prince ! Un des princes de la mafia russe, suffisamment connu pour que son nom circulât de bouche en bouche. C’est alors que se produisit le miracle qu’attendait Sima. Vova avait besoin de quelqu’un pour le soigner. Pas d’une épouse, mais seulement d’une maîtresse de maison. Qui lave, nettoie, fasse à manger. Il pourrait peut-être engager Sima pour ce travail ? Il s’adressa directement à la fille depuis le bar. En échange, elle serait logée, nourrie et habillée. Peu d’argent, pour qu’il ne lui vînt pas à l’idée de s’en aller.
- Je peux ! répondit Sima.
Et c’est ainsi qu’elle commença une nouvelle vie. Au début, elle pensa qu’elle devrait payer ce bonheur avec son corps, mais Vova ne lui demanda rien. Plus tard, elle apprit qu’il était malade. Les gens le craignaient. Par contre, Vova n’avait pas peur. Finalement, elle était bien. La maison était grande, jolie, remplie de mobilier précieux et de choses qu’elle n’avait jamais vues. Son cœur battait toutes les fois où elle époussetait les merveilles des vitrines. Le jardin possédait de l’herbe et de vrais arbres . Elle continua à travailler. Elle devait payer Rose. Mais à présent, elle se sentait bien mieux, bien plus tranquille, même si parfois elle travaillait encore jusqu’à l’aube.

A l’arrêt près de l’école, Sima descendit. Elle ouvrit le parapluie et, surprise, elle aperçut le chat.
- Comment es-tu arrivé jusqu’ici, s’étonna t-elle, tu n’es tout de même pas venu avec l’autobus ?
Quand elle entra dans la maison, le chat se faufila lui aussi par la porte ouverte. Tout d’abord, elle voulut le chasser, mais se ravisa immédiatement. Dehors, la pluie glaciale continuait. « Attends, petit chat », lui dit-elle, exactement comme on parle à un enfant, « reste sagement dans la cuisine, car j’ignore si Vova aime les chats ».
Un bruit se fit entendre, en provenance du salon. « Cela signifie que Vova est sorti de son lit et qu’il se sent mieux » en déduisit-elle, heureuse. « Le cocktail d’antibiotiques prescrit par le docteur lui fait de l’effet .»
- Sima, c’est toi ?
- Eh, qui veux-tu que ce soit à une telle heure ? lui répondit-elle, contente de l’entendre, enfin, marcher dans la maison. Que penses-tu si nous prenons le thé dans la cuisine aujourd’hui ? Cela me convient mieux.
- D’accord ! Comme tu veux. La fièvre a finalement baissé, lui annonça t-il, de bonne humeur, en encadrant sa haute taille dans la porte de la cuisine.
A ce moment-là, le chat lui sauta à la gorge, tel un tigre, le renversant presque. Il crachait et miaulait, enragé, arrachant des fils du pullover de Vova, essayant de transpercer la grosse laine de ses griffes aiguisées. Vova se mit à hurler. Il empoigna le chat de toutes ses forces et le jeta sur le plancher comme on jetterait une vipère. Pour la première fois, il frappa Sima. Ses yeux brillaient comme des étincelles
- Jette ce fauve dehors, et ferme toutes les fenêtres à clé, cria t-il épouvanté.
Il était blanc et trempé par la transpiration, épuisé par l’effort. De ses dernières forces, il se traîna jusqu’au lit. Sima ne l’aida pas. Tapie dans un coin de la cuisine, elle essayait de comprendre ce qui avait pu provoquer une pareille réaction voisine de la folie, et surtout ses paroles sans aucun sens.
- Catote ! le chat est venu accomplir la malédiction !
« Vova délire !», se dit la femme, et de fait, elle n’était pas loin de la vérité. La fièvre monta de manière alarmante, ses lèvres étaient livides. Malgré son désir de le punir, Sima lui apporta ses médicaments, le recouvrit avec l’édredon, lui essuya le front où perlaient de grosses gouttes de sueur froide.
Au bout d’un certain temps, Vova se calma. Le calmant avait fait son effet.
- J’ai été fou, sourit-il, mais maintenant, cela va mieux. Je veux que tu me pardonnes. Je t’en prie ! Moi-même, je ne comprends pas ce qui m’a pris. Va te coucher, tu dois être morte de fatigue.
Mais Sima resta près de son lit pour le veiller. L’aube parut baignant la chambre dans une lumière grise lorsque Sima se réveilla. Elle avait dormi là, recroquevillée sur la chaise, près du lit de Vova. Lui, il dormait, le visage tourné vers la fenêtre.
- Je vais faire le café, décida Sima, marchant sur la pointe des pieds.
Elle ouvrit le gaz et lorsque la cafetière commença à fredonner, elle entra dans la chambre pour lui demander s’il en voulait également. Vova continuait de dormir immobile. Elle se pencha sur la tête de celui-ci perdue dans l’oreiller et, dans la seconde qui suivit, elle porta ses mains à ses lèvres, essayant d’étouffer un cri d’horreur. Ses yeux grand ouverts et sans vie étaient rivés sur un point fixe au-delà de la fenêtre. Dehors, sur l’extrême rebord, le chat semblait le clouer du regard. Les fentes jaune-vert de ses yeux ressemblaient à deux lames de couteau.


(Traduction et version française : Clava Ghirca, Nicole Pottier.)



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