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La palette de Gal
prose [ ]
"La cinquième saison"

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
par [Madeleine_Davidsohn ]

2009-04-19  |     |  Inscrit à la bibliotèque par Nicole Pottier



La bruine pénétrante, accompagnée d’un épais brouillard qui ne permettait pas de voir à deux pas m’avait fait filer à la librairie. Elle était vide. Ainsi que j’en avais l’habitude, je me dirigeais vers l’étagère de droite. C’est là que se trouvaient les nouvelles parutions. Je pris un livre au hasard et commençai à le feuilleter. Il captiva tellement mon attention que je ne m’aperçus pas du monde qui entrait dans la librairie. Je n’entendais que des voix, des tonalités plus élevées que d’habitude. Surpris, je levai les yeux. A côté du comptoir, un jeune homme énervé discutait avec la vendeuse, une jeune fille blonde potelée. Celle-ci essayait de lui expliquer quelque chose avec lequel il n’était pas d’accord. Je m’approchai dans l’intention d’aider, pensant que la fille ne comprenait pas très bien l’hébreu.
Le jeune homme se tourna alors vers moi, me prenant directement à témoin.
- Il y a environ un mois, j’ai acheté ici des tubes de peinture, s’adressa t-il à moi comme à une vieille connaissance, juste ceux dont j’avais besoin. C’était un autre vendeur. Maintenant, cette demoiselle refuse de me servir. Parce qu’elle ne peut pas déballer le set de couleurs. Mais moi, je n’ai besoin que de blanc et de noir.
Le garçon qui me faisait face faisait à peu près deux mètres de haut, avec des cheveux noirs ondulés pêle-mêle et un bouc qui encadraient l’ovale doux de sa joue. Il avait un aspect agréable, volontairement bohême. Mais la barbe ne réussissait pas à le rendre plus mature. C’est elle précisément qui accentuait la ligne enfantine de ses lèvres retroussées comme celles des enfants boudeurs. Dans ses yeux noirs et brûlants, on pouvait lire de la colère.
- Excusez-moi, je n’ai pas compris ce dont il s’agit, dis-je poliment
La fille me répondit à sa place.
- Ce monsieur voudrait que je défasse la palette de couleurs. Mais ceci est impossible. Je n’ai pas le droit. Ou bien il achète tout, ou bien rien. Juste deux, comme il le voudrait, n’est pas possible.
- Alors comment était-ce possible auparavant ? intervint le jeune homme irrité. Payer pour toute la palette et en jeter les trois quarts à la corbeille, vous trouvez cela logique ? j’ai besoin de blanc et de noir. Les autres couleurs ne me sont pas utiles.
- Vous êtes peintre, demandai-je avec intérêt ?
- Je peins. Oui, on peut dire ça comme cela, je suis peintre.
- Alors, où est le problème ? Vous pourrez utiliser les autres couleurs une autre fois, pour d’autre tableaux.
- C’est justement ce que j’essaie d’expliquer à cette fille, et il fit un geste en direction de la vendeuse blonde, trop agitée pour pouvoir le servir.
Je ne peins qu’en noir et blanc, tout est clair ?
- Pourquoi ? Et puis… continuai-je incertain, est-ce qu’on peut peindre seulement avec du blanc et du noir ?
- Les ombres, répondit brièvement le garçon.
- Les ombres ? Je ne crois pas en avoir jamais entendu parler auparavant, mais j’avoue que je ne m’y connais pas en peinture. Vous n’avez toujours peint que des ombres ? Je ne pus retenir ma curiosité.
- Non, bien sûr que non. Dans ma peinture, il y a eu également d’autres périodes. Si vous aviez des connaissances en peinture, vous sauriez que chaque peintre a eu, au cours du temps, diverses périodes. Par exemple, Picasso, « la période bleue ». Et je pourrai vous citer encore bien des noms.
Le jeune homme s’arrêta de parler, mais une fois ma curiosité éveillée, je ne pouvais plus m’arrêter. Le garçon m’intéressait, je voulais en savoir bien plus à son sujet, bien plus que ce que je réussissais à en apprendre au travers de ce dialogue sommaire.
Pendant un moment, le silence régna dans la librairie. Dehors, le brouillard était devenu si épais qu’il estompait la lumière du jour. Il me semblait qu’il se glissait aussi dans la librairie, par les encadrements de fenêtres, par la serrure de la porte. Tout autour, les choses devinrent vagues et perdirent leur contours. On aurait dit que je flottais moi aussi dans ce gros nuage humide. C’était une sensation bizarre. Je sentis le besoin de m’appuyer sur un support matériel.
Le tic-tac de la montre me parvint alors aux oreilles, tels les battements d’un cœur. Heureux, je regardais le cadre argenté, les chiffres phosphorescents. Quelque chose m’étonnait. Les minutes s’écoulaient en sens inverse. Fasciné, je suivis leur marche pendant un temps. Quand je levais les yeux, en face de moi se trouvait un garçonnet aux cheveux bouclés, noirs et épais. Il était assis à table, le regard concentré sur une feuille de bloc. Il dessinait. Son petit visage, grand comme le poing, était crispé. La table en bois de sapin était tâchée de peinture par endroits. Un carton à dessin et une boîte de peinture blanche se trouvaient à portée de sa main.
Surpris de ne pas voir la palette habituelle avec toutes les couleurs, je m’approchai. De temps en temps, le garçonnet trempait le pinceau dans le flacon de peinture blanche. Il dessinait attentivement, fronçant les sourcils chaque fois qu’il était mécontent.
- Qu’est-ce que tu dessines ici ? lui demandai-je
- Je peins, me répondit-il. Il y a une différence.
- Mais où sont les autres couleurs ? en dehors du blanc, je n’en vois aucune.
- Je peins des anges. Tous les anges sont blancs. Et leur monde est entièrement blanc.
- Qu’en sais-tu ? Les as-tu jamais rencontrés ? lui demandai-je surpris. Et comment peut-on arriver jusqu’à eux ?
Le garçonnet rit, étonné de devoir m’expliquer une chose aussi simple.
- Je trace une longue ligne verticale, très longue, jusqu’au ciel, et j’y grimpe. C’est ainsi que j’arrive au Pays des Anges. La porte est toujours ouverte. Je monte sur leurs grandes ailes duveteuses et ils me conduisent où je veux aller.
Le garçon parlait tandis que j’entendais le tic-tac de la montre, régulier et monotone, comme un bruit de fond. Il était midi. A un moment donné, je perdis le garçonnet de vue, et en face de moi, à la table en bois tâchée, il y avait maintenant un jeune homme, beau comme un artiste de cinéma, au visage adolescent, encadré de cheveux noirs ondulés. Quelques boucles rebelles retombaient sur son front, le dérangeant tandis qu’il peignait. De temps en temps, il les écartaient de son pinceau, laissant à la suite des sillages de peinture des mèches poivre et sel. Il semblait ainsi avoir grisonné précocement. C’était incroyable ! quelques instants avant, un enfant… et maintenant…
Toutefois, il existait un changement. Il me fallut du temps pour le comprendre, mais lorsque je jetai un coup d’œil au dessin, ce fut évident. D’interminables rangées de bottes militaires, sans corps, défilaient sans interruption. Elles essayaient de sortir du cadre de la toile, dans un mouvement obsédant et torturant. Grises, grandes, lourdes, fatiguées, les bottes marchaient l’une derrière l’autre, ou peut-être couraient-elles l’une derrière l’autre, sans jamais se rejoindre.
Sur la table, dans la petite bouteille emplie de peinture, le gris avait remplacé la couleur blanche. Où étaient passés les anges aux grandes ailes ouvertes, où avaient-ils disparu ?
- Que dessines-tu ici ? Qu’est-ce que c’est ?
- Des bottes. Cela ne se voit pas ? des bottes militaires en marche..
- Mais les couleurs ? Où sont les couleurs ? Pourquoi tout est-il si gris ?
- C’est ainsi que sont toutes les bottes, me répondit le garçon.
- Non, ce n’est pas vrai ! criai-je. Les bottes des parachutistes sont rouges. Je le sais parfaitement.
Un sourire triste apparut au coin de ses lèvres.
- Non, pas lorsqu’elles sont en marche. Dans l’armée, on marche beaucoup. Il y a de la poussière. Partout il y a de la poussière. Dans l’armée, les bottes n’ont pas de couleur. Jamais !
Mon cœur battait la chamade, ou peut-être était-ce la montre qui faisait tic-tac sans arrêt. Sous mes yeux, le garçon se mettait à changer. J’avais l’impression qu’il se diluait dans le nuage de brouillard. Je ne distinguai plus ses traits. Le contour de son beau visage s’estompait graduellement. Je m’approchai du chevalet pour mieux voir. Alors, sans le vouloir, je haussai le ton. Je criai presque :
- Je ne comprends pas ! que représentent ces contours ?
Le jeune homme me regarda étonné. Je pensai qu’il allait me demander une explication pour mon ton rude. Mais il se borna à me répondre doucement, d’une voix à peine audible
- Des ombres ! En blanc et noir. Ce sont des ombres … mais… mes couleurs sont finies.
- Les couleurs n’ont jamais de fin, criai-je avec désespoir. Tu ne comprends pas ? Jamais ! La mer est bleue, les fleurs rouges, l’herbe est verte, et le soleil… Où est le soleil ? Comment as-tu pu oublier le soleil ? Et l’amour ? Sais-tu de quelle couleur est l’amour ? Tu es encore si jeune…

A ce moment-là, la vendeuse s’approcha de moi.
- Vous désirez quelque chose, Monsieur ? Je vous ai entendu parler et j’ai cru que vous m’appeliez. Il n’y a personne d’autre dans la librairie. Vous voulez peut-être acheter le livre ?
Surpris, je regardai la jeune fille blonde et potelée qui me faisait face. Je regardai ma montre. J’écoutai son tic-tac.
- Oh ! il est tard ! je n’avais pas remarqué comme le temps avait passé vite. Oui, je voudrais l’acheter.
- « La palette de Gal », épela la jeune fille. Il s’agit d’un peintre sans doute.
- Oui, sans doute, répondis-je , et je sortis à l’extérieur.


(Traduction et version française : Clava Ghirca, Nicole Pottier.)

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