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un jour maudit
prose [ ]
nouvelle

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par [Nora Argeșanu ]

2008-08-28  |     | 



On avait projeté depuis cinq ans d’aller déjeuner aux environs de Paris, le jour de la fête de Mme Dufour, qui s’appelait Pétronille. Aussi, comme on avait attendu cette partie impatiemment, s’était-on levé de fort bonne heure ce matin-là.
Je vois tante Camille dans le salon de ma mère, Emma. Ma tante Camille, elle était d’une laideur atroce. J’ai maintes fois vu les grimaces des hommes qui venaient voir mon père et ma mère les jours de fête de chez nous. Elle portait ce matin-là des pantalons gris-foncé et une jaquette rose. C’était pas mal pour une fille de campagne, venue depuis deux mois seulement à Paris. Elle prenait son petit café noir dans le salon ovale de ma famille. La servante venait juste de lui apporter le petit déjeuner.
- Merci, darling, dit-elle sans la regarder.
Elle était perdue dans ses pensées. J’avais entendu dire qu’elle avait énormément aimé un jeune officier anglais, et celui-là après deux mois de concubinage avait fini par en épouser une autre avec laquelle il était fiancé depuis deux ans.
Ma mère fit son apparition. Elle était ravissante ce matin-là, ma mère, avec sa robe toute blanche, sa taille enrubannée de pourpre et son chapeau pourpre et turquoise. Elle prit place à côté de Camille.
-Bonjour, Camille. Ça va ? Tu as fait de beaux rêves ?
-Eh, oui, ma sœur. J’ai fait un rêve étrange. J’étais dans un champ. Et ce champ était bien loin de nous. Il se trouvait quelque part de l’autre côté de la montagne.
-Vous êtes prêtes, mesdames ? Je vous invite à partir. Bon, laissez tout de côté, et allons-y.
C’était mon père, Maximilien ; un jeune et brave homme à la voix rauque et ferme en même temps. Du moins, c’est ce que je pensais sur lui à ce moment-là.
Et nous avons pris nos bicyclettes. On était déjà six. Ma mère, mon père, tante Camille, ma grand- mère et mon grand- père et moi. Moi, j’avais presque douze ans. J’étais une jeune fille, mais ils me prenaient pour une gamine. Ma grand-mère venait dans la charrette avec mon grand-père. Voilà la charrette qui s’amène. Elle venait par une allée sablonneuse bordée de prêles tremblotantes, de petits aulnes et de bouleaux. Au loin, des épicéas, des sapins et des chênes verts montraient leurs corps d’ombre noire et grise. Au passage à la lisière du bois, on sentait toujours une odeur de liège qui me rappelait les beaux jours chez ma tante Marcelline dans les Pyrénées.
-Hé, attendez-moi, dit mon grand-père, je dois prendre mon monocle !
Il revint son monocle phosphorant sur le nez dans la lumière pâle du jour.
Tout le monde soupira. C’était chaque fois la même chose. Il oubliait toujours son monocle. Maintenant c’était le tour de mamie.
-Hé bien ! J’ai oublié mon ombrelle, dit- elle sans souci. Chérie, s’adressa-t-elle à la vieille servante aux mains flétries, apporte- moi l’ombrelle.
La servante lui apporta l’ombrelle. Mais à quoi bon ? Elle était toujours resserrée et mamie rentrait toujours avec un affreux mal de tête, (disait-elle), et elle rattrapait invariablement des coups de soleil. Mais personne ne lui accordait d'attention et ainsi tous restaient de bonne humeur tout au long de la journée.
On a traversé les rues et les ruelles sinueuses de Paris et on s’est dirigé vers le Sud de la capitale. On a traversé le Pont Neuf. La Seine nous a offert son gris tendre et morne comme chaque jour de l’été que j’avais connu en ce temps– là. Mon grand père, dans sa charrette, le monocle sur son nez retroussé, le canotier à la main pour éloigner une mouche obstinée à se poser sur son front mouillé, regardait fièrement les gens qui passaient devant lui. Sa moustache troussée en crocs sous les narines, avait une teinte rousse. Et ce n’était pas laid à regarder.
En fin, on est sorti de la ville. Nous étions tous joyeux. On chantait la musique préférée de maman, on disait des petites choses, des sornettes pour s’amuser. A part ma grand-mère qui se taisait toujours pendant la promenade. Tante Camille, elle était préoccupée par le vent. Il apportait les odeurs du chaume et du roseau.
Quand on a cessé de chanter un lourd silence s’installa. Emma pensait à la partie de campagne de chez madame Dufour. Elle songeait à la rencontre avec son amie d’enfance et à la partie de chasse à laquelle les hommes allaient tous participer. Elle resterait seule avec Chloé Dufour à raconter des petites histoires de leur enfance, à prendre une dose supplémentaire de café noir sous leurs ombrelles.
Chaque fois on allait près du ruisseau de la famille Dufour. On y installait des tentes, vertes toujours, et on y prenait le déjeuner. Maximilien Dumont et Pascal Dufour avaient l’habitude de faire une partie de golf sous le soleil doux du mois de mars. Puis ils se retiraient dans le salon couleur jaune et or de la famille pour crapoter leurs cigares cubains.
-Emma, c’est comme le champ de mon rêve, tu sais ? dit ma tante, en rompant soudain le silence assez bizarre.
- Ah, oui ? Et c’était comment ton rêve par la suite ?
-J’étais sur un champ plein de coquelicots rouges ; c’était un champ de blé, comme celui-ci, qui n’est pas moissonné. Soudain j’ai entendu sonner une clochette…
- Regarde la petite chienne ! Quel pelage lustré ! Dis-je distraite.
En effet, de l’autre côté de la route il y avait une petite chienne au pelage lustré, toute noire et la queue remuante, une bâtarde peut être. J’ai voulu faire un geste vif pour la faire s’éloigner, mais la chienne s’était comme évanouie d’un coup.
La charrette cahotait mes grands parents, ils n’eurent pas le temps de faire attention. Mon grand-père observait presque minutieusement la forêt lointaine. Il fronçait ses sourcils d’une manière inconnue pour moi.
-Allez plus vite, madame Dufour nous attend, dit-il assez haut pour se faire entendre. Vous connaissez Pétronille. Elle aime la ponctualité. Il y a un an, elle nous a joué la partie. Elle nous a laissé attendre dans son salon avant de nous faire entrer. Vous vous souvenez ? Eh bien… Alors …
La route passait maintenant par devant la forêt qui semblait lointaine. Une bruine mouillait tout. Le crachin tombait sur la terre immonde qui se déployait à gauche et à droite, devant et derrière. Les friches prirent la place des champs de blé ou des chaumes. De la caisse de la charrette mon grand-père sortit une sorte de couette un peu abîmée. On a laissé les bicyclettes dans un relais et on s’est tous blottis dans la charrette qui était devenue étroite. Le jour était désormais fuligineux. On ne distinguait pas la moindre trace de forêt, la moindre trace de rien.
-Tu racontais ton rêve. Eh bien, finis-le pour une fois. Voilà. On arrive chez madame Dufour et nous ne connaissons pas ton rêve. Dès ce matin, tu as commencé à le raconter, dit mon père prêt à écouter comme un garçonnet de campagne qui regarde le film nouveau qui roule au cinéma, dans la ville.
- Oui… J’avais entendu une clochette, commença ma tante Camille, le visage blême avec des marbrures. Elle était premièrement bien lointaine, puis elle sonna directement dans mes oreilles ; et c’était comme si je ne réussissais plus à l’écouter.
Ma grand-mère mâchonnait son chocolat à la menthe. Elle ne parlait jamais pendant nos promenades en charrette. Elle disait que parler c’est attirer le mal.
La bruine s’était transformée peu à peu dans une pluie froide. La couette ne faisait pas son rôle de couverture parce qu’elle ne recouvrait en fait personne. Trop large pour deux, trop petite pour six.
Soudain le visage de grand-mère s’était transformé lui aussi ; il ressemblait maintenant au visage de tante Camille : livide et blafard. Elle commença à piétiner dans la charrette, et sa voix devint frêle.
J’ai eu juste le temps de lever mes yeux vers le devant de la route. Deux hommes, grands, l’un portant une barbichette couleur de mon grand-père, rousse, les sourcils gros et nets, le regard perçant. L’autre, plus humain, tenait les chevaux par le collier. Les chevaux piquaient la route du sabot. Ils tirèrent deux fusils de chasse.
-Quelles manières rogues, messieurs !
Ce furent les derniers mots de mon grand-père. Il fut pris par les épaules et jeté dans le limon de la route, le visage par terre. Les deux vêtus d’une manière loqueteuse sortirent des fusils de chasse. J’ai entendu deux coups de fusil. C’étaient des braconniers. Ils sentaient les relents de friture et d’alcool. Puis, ce fut le tour des femmes. Toutes d’un seul coup. Les deux étaient comme ensorcelées. Mon père fut pris et emmené je ne sais pas où. J’ai eu juste le temps de revoir la petite chienne noire, le pelage lustré et son poitrail blanchi d’une touffe. Elle me donna un coup de croc à la main droite.
-Regardez, ça se voit même à présent.
J’ai entendu la voix rêche de l’un d’eux.
-Hé, corniaud, laisse. Doucement. Laisse ! Là ! Là !
- C’étaient les Dumont. Ils ne voulurent pas me donner le droit de chasse l’autre année. C’est la vie. Allons-y ! Monsieur Maximilien est déjà loin, j’espère. Dieu merci, il a tenu sa parole.
Je ne pouvais en croire mes oreilles. Qu’est-ce que cela pouvait signifier ?
Et puis j’ai vu, dans le trot des chevaux, un champ de coquelicots rouges et j’ai entendu une clochette. Maman, papa, ils n’étaient plus dans la charrette. Le monocle de mon grand-père était par terre et l’ombrelle de mamie n’y était plus.
Plus tard, j’ai entendu la vieille servante dire que mon père avait épousé ma tante Camille que je croyais morte.


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