J'avais cassé ma montre ; c'était embêtant, pour sûr, elle était chouette. Non seulement elle m'avait coûté très cher, mais maintenant, je ne pouvais plus savoir QUAND j'étais.
Lorsque le bracelet s'était défait et qu'elle avait explosé par terre, j'avais instinctivement serré les dents très fort. Mon palpitant avait cogné comme un fou pendant un moment avant que je me rende compte qu'il ne se passait rien. Le prof de physique m'avait fait peur pour rien, ce vieux con. Sans blague, je planais tranquillement au fond de la classe, sans rien demander à personne, quand il s'était mis à hurler la dernière phrase de sa leçon ;

- Sans le temps, plus d'espace !

J'avais fait un de ces bonds, je te raconte pas ! N'empêche que j'en ai cauchemardé de ces conneries. Pendant deux jours j'ai remonté ma montre tous les quarts d'heure, au risque de bousiller le mécanisme. Ben tiens, j'aurais eu l'air malin de plus exister à cause d'une faute d'inattention. j’te raconte pas l'angoisse. Déjà que mère déclenche le plan ORSEC quand j'arrive 5 minutes à la bourre, je me serais fait engueuler, c'est sûr. M’enfin, bon. Ma montre était en mille morceaux mais j'étais toujours là. Des conneries, la Physique, j'vous dis. J'ai bien fait de pas écouter le cours ; j'aurais paranoïé à mort pour rien pendant des semaines.

Le plus gros pépin, dans l'histoire, c'était mon vélo qui l'avait pris dans les dents... Pardon ; les rayons. La roue arrière était voilée et pousser un vélo avec une roue niquée, c'est pas la joie. J'étais parti pour retrouver le salaud qui m'avait tordu le porte bagage au lycée, quand je me suis ramassé dans le caniveau de ce quartier que je connais même pas.
Alors, j'ai marché, à côté du vélo, pendant une plombe ou deux. Le frein arrière frottait salement ; c'était dur. La nuit commençait à tomber et j'en avais plein les bottes. Deux ou trois vieilles faisaient leur jogging derrière leur saucisse cannibale à pattes ; leurs têtes ne me revenaient pas du tout. On aurait dit qu'elles avaient fait un stage chez les frères Ripoulin. Dé-gueu-la-sse. Finalement, j'ai balancé le vélo dans un jardin.
Si c'était celui d'un paralytique, il aurait une roue neuve et j'aurais fait ma B.A.. J'ai flanqué les mains dans les poches et j'ai continué tout droit. Y'avait personne dans les rues mais je m'en foutais. Je pensais surtout à la branlée que j'allais prendre en rentrant et ça c'était marre. La rue d'en face était super-noire ; le trou du cul d'un nègre, à côté, c'était Hawaii, j'te jure. J'y suis allé quand même. La prof de Français m'avait forcé à lire «voyage au fond de la nuit » de Cécile ; sacrée pétasse, Cécile, il parait. Alors, le noir-noir, ça pouvait pas être plus moche. Au bout de quelques minutes, j'ai vu un tunnel hyper-éclairé. Là, je suis resté intraloqué, vu que le métro dans ma ville n'était pas prévu avant qu'on ait revendu tous les chevaux, sans blague. Alors, j'ai écouté, pour voir... Pas une bagnole, pas une bécane. C'était pas le tunnel sous la manche, sinon j'aurais entendu les accidents. Ouais, les accidents... Il parait que les rosbifs roulent à gauche... M'enfin, je me suis rapproché, et c'est là que j'ai vu le panneau. Il y avait marqué « CONTINUUM TEMPOREL » en néons jaunes qui clignotaient. «Tiens », que je me suis dit, «une nouvelle boîte. Elle doit être tenue par un étranger, encore. »
Dehors, y avait pas de videur alors je suis rentré, l'air de rien. On sait jamais, des fois que ce soit une soirée bourge avec plein de toasts à gratter, j'avais rien contre. Dans la boîte, j'ai retourné mon perf pour faire class. Maman m'avait doublé mon perfecto avec un truc qui ressemblait à de la chapelure de mouton. J'avais gueulé, tu m'étonnes, mais c'était ma maman et je voulais pas lui faire de peine. N’empêche que les copains se sont foutu de moi un moment. Alors, comme ils étaient trop nombreux et que je pouvais pas les emplâtrer tous, j'ai teint le col avec du cirage Kiwi. Kiwi, c'est le nom, pas la couleur, je suis pas fou. J’ai eu des plaques noires sur la tronche pendant quelques jours mais, après, ça allait ; ça se voyait plus sous les boutons . . . A mon avis, elle devait pas marcher terrible leur boîte. Y avait que trois pelés en costume bizarre et même pas une gonzesse. Bizarre, j'vous dis. J'ai eu beau chercher, pas la moitié d'un toast à grailler ou un petit four. Le bide total. Même pas de barman, de spots, de piste de trémoussage, et le Disc-jockey devait passer une cassette en sourd-muet. Là où je m'attendais pas, c'est quand les types m'ont repéré. Dès qu'ils m'ont vu, ils se sont jetés sur moi « Merde. Des videurs camouflés. » que je m'suis dis. Ben, non, Ils m'ont pas cassé la gueule ; peut-être à cause des boutons . . .
Mais tu devineras jamais ; ils m'ont demandé QUAND on était. Encore plus intraloqué qu'à l'entrée, je leur ai tout dit ; le jour, le mois, l'année, le numéro de ma carte de crédit et même l'adresse de mon dealer avec les tarifs en prime. J'avais les jetons, tu parles. Quand je leur ai dit ça, ils ont hurlé que c'était une honte, qu'il fallait qu'ils rentrent chez eux et tout et tout. J'y comprenais que dalle à ce cirque. Y avait un gars bien cool, en peau de bête avec une massue à la main et aussi poilu que la queue de mon chat qui m'a fait grimper sur ses épaules. J'étais crevé ; ça tombait plutôt bien, j'en avais ma claque de marcher. Alors, j'ai pas gueulé. Ils sont allés voir un vieux mec tout barbu et très class, qu'était assis dans un coin occupé à se tailler les ongles des pieds avec une paire de lunettes. Tu me diras, on se débrouille avec ce qu'on a… Mais, bon. J'ai fait semblant de rien remarquer ; ça aurait pu le vexer, il devait pas avoir toute sa tête. Alors les autres, ils ont gueulé qu'ils attendaient depuis des siècles et que c'était une honte, et patati et patata. Là dessus, j'ai eu du bol ; j'ai attendu que deux minutes avant le début du spectacle. Y a des jours, comme ça... Mon gros copain gueulait aussi mais il avait sacrement du mal à parler. On aurait dit qu'il avait avalé un troupeau de grenouilles ou la poupée de ma sœur qui crie « maman » après que je lui ai rectifié la chetron au fer à souder. Entendant ce bordel, le vieux s'est levé et moi j'ai essayé de descendre de mon pote. Le mec était à poil et tout maigre. C’est à ce moment-là que j'ai accroché mon bracelet et que ma montre est tombée. Maintenant, elle est entre les cailloux, près des sapins. C'est là que vivent Romuald et sa famille. Romuald, c'est le nom que j'ai donné au gros poilu, vu que j'arrive pas à comprendre son vrai nom. Il m'a présenté tous ses potes ; sympas, vraiment. Pas beaucoup de conversation mais sympas. D'ailleurs, il va falloir que j'apprenne vite le chat égorgé si je veux parler avec eux de la coupe de France de football. M’enfin bon. J'ai remarqué autours du camping de Romuald une flopée de drôles de bestiaux comme ceux qu'on trouve dans les paquets de chocolat Poulain. Vous savez, ceux qui vivaient il y a 3OO millions anciens d'années. Ben, oui, y'en a, pas loin. Je comprends toujours rien à la Physique, mais bordel, maman, ce coup là, je crois que suis drôlement en avance...