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Passeur de mémoire
prose [ ]
avant-propos

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par [Reumond ]

2016-02-03  |     | 









"C’est un sanglot d'enfant, mais venu de si loin"
L'enfant assassiné, de Jules Supervielle.


Avant-propos

À coup de fusil ou de gommage éducatif, il n’y pas de pires oubliettes que celles qui effacent l’enfance. Tel est ainsi le personnage d'Abel Tiffauges, l'ogre de Kaltenborn et maître de l’école de Napola, du roman de Michel Tournier, Le Roi des aulnes, accomplissant son œuvre de rapt d'enfants pour le Troisième Reich.

Les oublis ne sont rien d’autre que des voleurs d’enfance.

C’est au poète et romancier Jules Supervielle, auteur d’Oublieuse mémoire et du roman Le voleur d’enfant que je dois cette prise de conscience, avec toute l’acuité qu’exige toute prise de conscience importante. La quête de l’enfance chez Supervielle, plus que celle du passé chez Proust, est comme une pierre d’angle de son œuvre.

De jeunes souvenances plein la tête et des billes plein les poches, c’est là que je me retrouve, trainant en culotte courte le long de la Dhuis, rêvant à tous les vents d'un présent plein de possibles.

Depuis mon plus jeune âge, j’aime les mots léchés comme des pièces d’orfèvrerie et les souvenirs qui ont toute la consistance des corps palpables.

Si SOS s’écrit au pluriel, c’est qu’il y a urgence ! Pareillement, le mot « assassiné » avec ses quatre S, ne laisse aucun doute sur l’attention à porter au crime, même si l’intention reste toujours une inconnue pour celui qui narre l’histoire.

Les mots s’inscrivent avec des S, pour en signifier le sens ou en relever le non-sens.

Comme « se souvenir » se conjugue lui-même à tous les temps de la langue, les souvenirs eux-mêmes s’écrivent de pluriels parce qu’ils sont comme les fleurs des champs. Avant même le mythe, le souvenir est fondateur de notre histoire personnelle et collective, comme pour un ordinateur sans données, l’oubli est fatal. Si la mémoire d’un PC détermine ses capacités multiples de “faire mémoire”, la mémoire homo sapienne a pareillement ses bugs et ses burgs qui empêchent d’y entrer.

C’est ainsi qu’en informatique, et de manière bien simplifiée, on peut distinguer « la mémoire centrale » qui permet de mémoriser temporairement les choses, une sorte de mémoire à court terme que l’on nomme « mémoire vive » ; et la « mémoire de masse » qui lui permet de garder les informations à long terme. C’est pareil chez nous et semblable aux langues vivantes ou mortes, les mémoires vives ou mortes d’un ordinateur ou d’un cerveau sont des éléments vitaux et cruciaux. Gardez-le en mémoire !

« C’est un sanglot d'enfant, mais venu de si loin » souligne superbement Supervielle.

Avant d’être un être de culture, l’enfant qui s’ouvre au monde comme une fleur, si les muses s’y engagent, deviendra un jour musicien ou plasticien, écrivain ou poète, mais avant tout ça, l’enfant était « un pur être de nature ». C’est par la suite, au fil des événements, que « la matière » qu’il travaille et « sa manière » de la travailler vont devenir une sorte de peau naturelle entre lui et les autres, de je à tu. Comme la mémoire nous relie, reliant la nature et la culture, seule cette « manière d’être au monde » est mémorable, car si nous partageons effectivement la même nature, seule la culture nous sépare !

La matière et la manière dont l’enfant qui n’est pas encore oublieux choisira pour s’incarner au monde deviendront pour lui le déterminant de son identité culturelle ! La seule qualité de metteur en scène, de maître verrier, de graveur, peintre, sculpteur ou poète vont donner une « visibilité particulière » à cette nature qui est sienne, et à cette matière d’être au monde qui devient sa manière de s’écrire dans le monde.
Au même titre que les guerres, les oublis sont des voleurs d’enfants.

(…)

« Ma mémoire est une véritable passoire », entendons-nous dire régulièrement dans la conversation ; mais savons-nous que si justement la mémoire est défaillante, c’est que des failles existent réellement, que des failles comme des petits trous sont là pour nous permettre d’y passer comme on passe à travers un miroir.

Comme l'Icône est une fenêtre sur l'invisible ou la madeleine de Marcel Proust une fenêtre sur le passé, ce simple ustensile de cuisine est aussi une machine à voyager dans le temps. Le temps qui est un trou noir qui permet de filtrer les informations, les événements et laisser ainsi décanter les mémoires. De la même manière, sur Windows, les fenêtres s’ouvrent pour que nous puissions nous-mêmes nous défenestrer. Mais s’il est relativement facile de se passer d’écran plat, peu de personnes ont effectivement le courage et la capacité de passer à travers les écrans pour évider les évidences.

Si les mémoires sont des passoires, c’est que les passoires ont elles-mêmes des trous de mémoire, et c’est en quoi être justement « passeur de mémoire » consiste à passer outre, à savoir passer dans les Ailleurs, par les trous, par les angles morts, dans les ombres et les entre-deux jusqu’à la fine pointe des extrêmes, comme Alice à travers le miroir de l’imaginaire, ou bien comme Monsieur Bardamu, jusqu’au bout de la nuit de la réalité.

En passant et repassant au crible de la vie les faits et gestes, comme on laisse lentement s’égoutter le temps le long des tamis ; devenir “homme passoire” relève donc de la plus haute performance pataphysique. Et sur ce constat, comme une vieille passoire de maître queux qui livre son lot de souvenirs, il me tarde de raconter l'histoire de nos vies.

(...)

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