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L'Être de mon moulin
prose [ ]
extraits : le chœur des auges et la moulinette à mots

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par [Reumond ]

2015-06-16  |     | 



Le chœur des auges

Entendez-vous le chœur des auges ?

En écoutant l’esprit des eaux et leur mémoire sans âge, c’est toute l’histoire du passé que nous entendons dans le sein creux des auges. Écouter l’ensemble du moulin, revient à entendre palpiter le cœur des anges ; entendre, c’est bien, mais écouter c’est faire toute la différence entre la mélodie du cœur et le bruit des artères, c’est discerner l’essentiel et laisser couler dans les biez la source de la vie.

Écouter vraiment, c’est saisir toutes les nuances entre la musique professionnelle et les naturelles aubades ; c’est sentir dans ses tripes les coups et les contrecoups, les points et les contrepoints quand le moulin se fait nef et devient cathédrale.

Pentecôte permanente au fil des eaux, les auges comblent le manque, elles satisfont les besoins réels et font tourner nos pensées et nos croyances dans le sens de la vie. Ainsi, le cours des causes évolue doucement dans la cour des grâces, et de mirage en illusion, le miracle se fait authentique, plus vrai que nature. Goutte à goutte, au baxter des jours, le cours des choses se diversifie à l’infini, c’est là même la profession de foi des eaux vivantes.

Le chœur du moulin, c’est être présent au présent, quand au-delà des vannes du désir et des écluses du rêve, les cascades se font grandes eaux plus nobles encore que celles de Versailles ou même du Niagara ; au bout du compte, même les plus petites chutes d’eau inspirent des « chut ! » de mélomane respectueux.

Petites cataractes au déversoir du bief, plus humbles que logorrhée de poète de passage, tels des clapotis de chairs tout humides des sueurs de rouages – et des transes gémissantes des bois au lit des rivières, où chaque auge est un chantre, un amoureux transi.

(...)

Quand chantent en chœur la chorale des augets et la manécanterie des pierres circulaires, le maître de cette chapelle, c’est bien sûr le meunier. Il y a fort longtemps, au même pays, l’un de mes ancêtres Remond de Torgny n’était-il pas ménestrel – les archives l’attestent et le chant des auges le confirme, c’est l’hymne à la joie de vivre et de tourner, bourrades et chutes d’eau à fleur de mémoire. C’est là, le bruissement des flots dans le brisement des eaux et l’ébranlement des engrenages, comme des battements d’ailes ou ceux d’un tambour chamanique, pareillement au tournoiement des derviches ou au battement des cœurs quand l’amour vous entraîne à retourner nu au lit des rivières.

Au-delà de tous les procédés mnémotechniques et de tous les mystères autour de la fameuse mémoire des eaux, comment savoir ce que chante vraiment le chœur des auges ?

[…]

Le moulin, c’est le symbole même, que dis-je, c’est l’archétype par excellence de la danse de la vie, de la vie en mouvement, de la vie qui se trémousse comme un ver au bout de la ligne pour survivre, pas "à la mode de chez nous», mais sur le mode de l’être.

La chorale des augets est un ensemble en mouvement, un ensemble cohérent qui vaut bien à lui seul le plain-chant des bols tibétains ou la symphonie du Nouveau Monde.

[…]

Paroles de poète, son des meules, scories des roues et farines des moulins; pareillement aux blés moulus, les vieux souvenirs sont comme de vieux fers rouillés ; sans entretient ils se transforment, se corrompent et finissent par s’éteindre jusqu’à disparaître à tout jamais, tels des fragments de rêves quand l’aube lumineuse se lève sur son lot de poussières en nos oublis innombrables.

Le moulin est une maison de verre qui laisse transparaître son être comme l’orthographe harmonise ses accords, pareillement aux mouvements d’horlogerie qui laissent entendre à temps et à contretemps son pas ridé d’âge en âge.

Quand le mouvement de vie puise son histoire et son énergie au cours de la rivière, le roi des auges, c’est ici le meunier, c’est le seul maître des lieux avant Dieu et le maire du village, il est incontestablement le chef d’orchestre, le chaman au tambour de roche, le seul à connaître incontestablement sur le disque des meules la mémoire des épis et tous les rituels farineux qui participent à l’animation des tambours de bois qui marquent de leur tempo le renouvellement de la vie printanière, et qui comme une bonne nouvelle se dresse en épis, promesse d’un bon pain qui coïncide avec l’arrivée des coquelicots et des oiseaux migrateurs.

[…]

En regardant couler l'eau de la Chiers, je pense à ce texte de Rainer Maria Rilke

« Aussi montre-lui des choses simples. Celles qui, façonnées d’une génération à l’autre, vivent comme des objets qui nous appartiennent, tout près de nos mains et dans le regard ».

Oui, quelle surprenante métamorphose, quelle étonnante constatation que celle de ces objets usuels, qui, une fois qu’ils nous appartiennent deviennent "Sujet" à part entière, tout comme un appartement devient soi-disant le notre une fois que nous l’avons investi financièrement et physiquement, mais surtout affectivement !

Sous l’influence de facteurs ou de causes très diversifiées, entre nos mains et sous nos regards, toutes ces choses dont l’avenir fait son pain quotidien vivent de transformations profondes, c’est même ce jeu des transformations et toutes les possibilités qu’il dévoile qui leur donne vie !

C’est de la sorte que l’on peut remplacer facilement l’usage que l’on en fait, mais nous ne remplacerons jamais l’objet en lui-même. Le four à micro-ondes, les lampes LED ne remplaceront jamais le cawèt (1) et ne modifieront nullement les chandelles de jadis, car le temps suspendu aux crémaillères de l’espace laisse à tout jamais aux objets d’hier leur être et leur âme immortelle.

C’est ainsi que le bien-être de mon moulin c’est d’être, d’être là tout simplement dressé entre ciel et terre, entre l’éther des choses et la relativité des causes. C’est pareillement que sa façon d’être et d’être, et c’est l’adaptation de l’être de mon moulin à son environnement qui fait toute sa densité et tout son charme. Et par nécessité, cette adaptabilité passe par le biais de ses articulations animées, animaux galopants de ses auges, anima de ses biefs, animus de toutes ses mécaniques bien graissées comme des roulements à billes, comme montent chaque jour les levers de soleil ou comme descendent et tournent les décors du gigantesque théâtre de l’existence, pour découvrir des horizons éblouissants aux mains d’un régisseur et d’un athlète bien entraîné : le meunier.

Mon moulin, les eaux de la Chiers le chérissent, elles l’affleurent, le caressent de haut en bas et l’abreuvent de bas en haut, tel que le sein abondant d’une nourrisse qui ne connaîtrait ni l’âge ni la sécheresse. Lait de vie, miel des moissons à la clé, la Chiers le baigne et le nettoie des toutes ses écumes d’écluses, moussues comme bière au soleil de Gaume; et comme l’eau bénite de Saint Martin de Torgny, au fil du courant, ses eaux coulantes le sanctifient puis l’échaudent d’une douce caresse humide et tiède comme la main d’une meunière, avant de s’éloigner vers des ailleurs plus surprenants encore.

De l’amont en aval, les eaux et le moulin sont un, comme sont une les personnes de la Sainte Trinité, comme sont un la mère et l’embryon tout baigné d’amniotique bouillon ; un comme le meunier et les villageois, un et liés les uns aux autres par la vie banale qui se fait « cordon ombilical » entre eux, comme les bief savent se faire chenaux, et les changements mouvements de vie.

[…]


LA MOULINETTE À MOTS (MAUX)

Derrière le sifflement aigu de mes acouphènes, j’écoute l’être de mon moulin. Mais s’agit-il vraiment d’acouphène d’un type particulier, d’un concerto pour Cicadetta montana ou du ruissellement des eaux dans le bief d’amont ?

Naître à l’ombre d’un moulin hydraulique, au bord d’une rivière, quel rêve ! Au bord de la Chiers, de l’Ourthe où ailleurs qu’importe, tant que de la roue à auges tourne dans le sens de la vie.

Plusieurs branches de mes ancêtres pratiquaient la menuiserie et la meunerie, mais tous étaient des hommes à connaître le cœur du bois autant que le chœur des meules.

En mes souvenirs, les auges se remplissent et se vident de leurs humeurs liquides, c’est la gentillesse débordante des auges qui me fait transpirer la vie, avec sa surcharge d’eau pleine de mémoire aqueuse.

Leur trop-plein de zèle à tourner les roues, et leur supplément de rêve à tourner les têtes m’entraîne vers le passé; machine à remonter le temps, minute après minute, du goutte-à-goutte dans le baxter du temps comme une perfusion de mémoire. Elles me remplissent, auge après auge, de toute leur capacité à se remplir à ras bord, telles des rames d’auges bondées comme des rames de métro, elles me liquéfient, je deviens l’eau et l’auge, je suis moi-même le chenal et l’écluse, le meunier et le courant …

La roue des auges me saoule d’indulgences plénières, de crissements et de bénédictions moites, d’infusion de rives, celles mêmes d’une rivière étourdie des orages de la veille et des aubes de crues dans des auges laborieuses.

Au chant du coq, le moulin banal s’éveille, avec son fermage d’appoint, ses quelques terres cultivées avec soin, de quoi granger pour l’hiver. C’est une petite Arche de Noé posé sur le bord d'une frontière, avec ses chiens familiers et ses chats indomptés. La fermière est meunière à ses heures, mais toutes ses heures sont mère, de la chambre où dort le dernier né à l’étable où vêle la roussette, elle veille sur ses terres. Ici même, la grange et l’écurie sont sa seule seigneurie. Parfois l’auget se fait lourd, la fatigue gagne le moral, les bras, le bief, la roue jusque la meule peinent, mais il faut continuer à tourner, continuer à courir pour que la farine reste blanche et que le son s’envole comme adagio de céréales.

Alors que le pain se fait mie et que la soupe mijote pour apaiser la faim, le supplice de la roue hydraulique est de tourner sans fin, emportant avec elle son petit monde et ses grandes illusions.

(…)

Ne sommes-nous pas tous des roués de la vie, de la chair jusque l'os ? Roués par la vie jusqu’à ce que mort s’ensuive ? Quelque part, toute naissance ne nous condamne-t-elle pas tous à être rompus comme le pain qui se donne et que l’on partage ?Rompus vifs, pour tourner ainsi comme Sisyphe jusqu'à la mort, afin d'y faire pénitence comme d'antiques martyrs chrétiens.

Telle Sainte Catherine d’Alexandrie, fêtée en ce 25 novembre, sainte patronne des tourneurs de tous genres et de tout ce qui tourne bien ou mal en ce Monde : les meuniers, les poètes qui moulinent les mots, les philosophes qui tournent et retournent les idées.

Catherine n’a-t-elle pas selon la légende était supplicié sur des roues ! A Torgny comme à Sainte-Cécile où le moulin du cousin Sindic tourne du 22 novembre au 22 novembre suivant, la sainte patronne des musiciens accompagne à cor et à cri l’ouvrage. Le travail, la machinerie, c’est comme une sérénade pour une meunière de vie ordinaire au cœur d’une meunerie ordinaire, c’est la vie, la vie qui respire dans la huche et soupire devant l’âtre. Le mobilier est pauvre, mais bien pratique, quelques meubles de famille, dont cette armoire de taque avec ses grands tiroirs pleins de souvenirs sans âges ; un grand coffre traditionnel dans un coin, de quoi ranger pour l’été quelques linges et autres couvertures qui sentent bon la lavande. Une grande table communautaire et autant de chaises que de saints au Paradis pour asseoir l’amitié aux quatre coins de la grande cuisine.

Un porc, deux vaches, quelques chèvres et moutons, c’est un fermage commun pour meunier banal, un moulin banal pour une vie commune a beaucoup de gens en ces années 1850. Alors que les enfants du meunier pêchent l’anguille sous l’œil bienveillant des douaniers, la basse-cour s’agite, la fermière distribue les restants. Canards, oies et poules se bagarrent, c’est Wagram pour les uns, Austerlitz pour les autres, les plumes volent, c’est dans la cour comme la chute des anges, c’est la grande défaite des poules déchues, et la retraite de deux canards fourbus.

(...)

Cris et rires, joie et misère comme l’odeur de la farine et le goût du pain se mélangent pour ne faire qu’un, c’est la vie ! Tous la connaissent par le travail quotidien qui écorche les mains, tous l’éprouvent, meuniers, menuisiers ou douaniers comme ils éprouvent et savent la douleur des bois et des gens, les vibrations des charpentes et des frontières, le cliquetis des machines et bien sûr le chant des eaux.

Sans tomber dans quelque passéisme malsain, sans sombrer la tête la première dans la nostalgie des meules disparues, j’aimerais retrouver une part de leurs sensations, recueillir sur la pierre qui sommeille le souvenir de leurs bons mots.C’est là que ma moulinette à mots entre en action et que ma machine à voyager dans le temps rattrape les années perdues.

La soi-disant mémoire de l’eau suffit-elle à sauver de l’oubli le contenu des roues à godets ? Je l’ignore encore ! Ce que je ressens au plus profond de moi, ce que je pressens au présent du passé, c’est que depuis bien des décennies l’esprit des épis doré ne se faufile plus entre la meule gisante et la meule coulante, mais qu’il erre, l’air de rien, là où autrefois des roues tournaient dans le sens de la vie d’une famille et de la survie d’un village en émois.

Aujourd’hui, comme des rats affamés, les racines invasives envahissent mes propres racines généalogiques, la nature semble manger ce qui reste des lieux. Même la girouette rouillée du moulin, couchée dans les herbes hautes ne semble plus se tourner vers Rome, la vis sans fin d’Archimède semble ignorer que toute histoire à une fin, tout comme les vannes les plus courtes sont toujours les meilleures, paroles d’éclusiers !

Ce que vous percevez au loin, tel un écho bicentenaire, c’est le son des céréales mêlé aux grains des voix, c’est un lointain bruit de vannes béantes mêlées aux mille crissements des poulies dont celle du tire-sac tout au-dessus de nous. Oui, ce que vous percevez entre les briques lézardées, c’est tout un orchestre qui joue pour nous seul l’adagio oublié des réverbérations du temps.

Au centre des ruines, là où le cœur du moulin palpitait, quelques restes, quelques vestiges renvoient l’écho d’un chant, c’est Théodore Botrem qui chante Le vieux moulin de grand-père :

« Le vieux moulin que Dieu garde a moulu plus de cent ans ; mais voilà qu’il se lézarde et tremblote à tous les vents. Que m’importe la tempête, tic-tac, à présent, ma tâche est faite, tic-tac, je puis crouler sans chagrin, car j’ai moulu tout mon grain tac-tic-tac-tac-tic-tac ! tel fut l dernier refrain du vieux moulin ! »

À Torgny, en amont et en aval du moulin, le long de la prairie, on retrouve l’ancien tracé du bief, seule la végétation semble montrer du doigt ce qui était jadis un chenal. Autour de moi, des archures aux blutoirs, tout rappelle et marque le vieux tempo. C’est là que ma moulinette à mots accélère son rythme, s’emballe comme un cœur en émois pour accéder au présent du passé, et que ma machine à voyager dans le temps peut pénétrer enfin dans l’intimité des gens et des choses.

(…)

De la chute des anges à la chute des auges, la chute est facile ! Du passé au présent, les meules s’entrechoquent ; en perspective, c’est la clausule des roues et la fin des meules qui se profilent, c'est le dernier cri avant le point et une dernière auge avant la fin.

Mais comme tout le monde semble trinquer pareillement face à la vie, je porte un dernier toast aux derniers moulins, et je lève mon auge pleine de mémoire à la prospérité des souvenirs anciens.

(…)


(1) petit pot en fonte à trois pieds et à manche dans la cuisine des maisons lorraines jusqu’au XIX siècle.


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