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L'Art de la Crépitude
prose [ ]
éloge de la décrépitude

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
par [Reumond ]

2014-09-09  |     | 




















Ne cherchez pas le mot « Crépitude » dans votre Petit Robert, il me vient à l’instant comme une ride nouvelle, une crampe dans la main, une idée vagabonde... ce n’est qu’un mot jeté là sans vergogne sur le trottoir du Verbe.

Je ne parle pas ici de "la crépitude" des cheveux mais de celle des choses en général ! Au-delà de mes acouphènes, le temps crépite autour ne moi, de vous, de nous..., il se crispe d’espace, l’entendez-vous tourner, le voyez-vous venir ?

Ce n'est que l’impertinence de l’impermanence qui trace ainsi son chemin sans mépris, comme une effrontée, avec son lot de changements, de morts et de nouveautés. Il innove le Temps, c’est son privilège de Dieu ; il invente de seconde en minute, de convulsion en convulsion; car le Cosmos entier gémit comme une éternelle parturiente.

(...)

Ainsi, dans l’impermanence des choses causées et des causes dont on se chausse la mémoire, avec mes cheveux blancs, je tisse des hamacs pour les rêves les plus humains, tendu entre deux absolus, deux rives, deux vides comme ces plus belles chimères de cristal fragile qu’une bête puisse tisser en vain au cœur de son zoo humain.

Pour passer le temps, j’observe l’encre de ma cursive qui sèche entre les marges et s’écaille dans les coursives de papier. Avec mes mots les plus noirs et mes cheveux les plus blancs, je fais des queues aux comètes de passages, et avec ma langue, je suce en grimaçant des jeux de mot acidulé ou des mots nouveaux comme celui de « Crépitude ».

Ne cherchez pas trop loin et n’allez surtout pas ajouter « Crépitude » à votre dictionnaire personnel, entre l'intime et l'ultime ce n’est qu’un mot de passage, un peu clandestin et anonyme tout comme moi, sans domicile fixe, tout fugace qu’il est comme un vent fugitif.

(...)

Mes sens sont couverts de crépis sous lequel la vie abonde comme un ramassis grouillant de vers dans un poème pourri.

C’est beau comme champs de ruines couvertes de coquelicots opalescents. Opalescent parce que les mots me manquent pour dire cette réalité ; même les aiguilles rouillées à tic-tacquer le temps qui passe ne tiennent pas la cadence. D’ailleurs, ici tout rouille, rien ne tient la route, ni nos rêves, ni nos institutions, ni nos dogmes… tout va à vau-l’eau !

Aucune cathédrale ne résistera jamais à la marée des ères ; personne au royaume des impatients comme dans celui de ceux qui persévèrent ne tiendra un jour d’éternité dans ses mains fripées à cause de toutes les grandes solitudes. Ici et là, La Crépitude est reine chez elle ! C’est une certitude, c’est même la seule qui m’étreigne, comme une couronne de vieux débris, tel un sceau de cendres amères posé sur mon crâne délavé.

Rien ! Décadence et vieillesse se roulent des pelles de vieux débris. Lourdement, le crépi tombe comme la nuit, le soleil se lève sur le mur qui s’écaille ; rien ne tient bien longtemps; ni nos belles théories, ni nos histoires d’amour ou de haine car rien ne résiste à l’épreuve, c’est la preuve de l’usure par les deux bouts de l’espace et du temps ; même les riches tout comme les pauvres finissent par céder sous le poids des ans. La vie est une crépissure sur un tapis de pâquerettes tâchées de non-sens.

Les apprêts s’écaillent, les papiers se décollent, tombent les têtes et les plafonds, coule le sang tiède et les spermes amers ou rances, tous les emplâtres disent la même chose : décrépitude et déchéance finissent par percer la lourde cuirasse de nos illusions, pensées erronées et folles croyances.

(...)

Les enduits ne tiennent guère, parce que le temps passe comme le café dans mon filtre percé, et l’espace de son côté se déploie librement sans se soucier de notre douloureux écartèlement, tellement il est grand, comme à perte de vie !

À la proue du temps, il n’y a pas d’apprêt qui tienne après-demain déjà l’instant est trop tard ; même les enfants naissent déjà moribonds; alors, pauvre de nous, comment passer du trépassement au grand dépassement ? Comment voir, accepter et assumer le passement des choses ? De mal en pis les choses semblent aller comme passe les maux, tout est viciable, dedans ça empire et dehors ça s’aggrave ; tout périclite au royaume du solide, tout se transforme au lit des apparences. Le tout lui-même s’abîme d’un rien ; c’est comme une profanation de ce que nous estimions hier encore : juste, beau et pur, bien et vrai.

Nos valeurs tombent comme les feuilles d’automne, quel dommage pour l’été, mais quel bonheur pour les yeux ! Oranges et rouges succèdent à la verdure guérissante ; c’est la viciation qui change les choses autour de nous. « Tout change » dit l’un, « Tout bouge » dit l’autre ; oui tout passe et repasse, tout trépasse, tout n’est que ruines où pousse l’herbe jeune, pourriture pour faire du compost. De Charybde en Sylla comme disent les lettrés, comme de causes en grâces répondent les croyants.

Ainsi, la folie, la bestialité, la cruauté Sapiennes, la bêtise animale préparent le chemin pour un renouveau. Autour de nous, tout est vecteur de survie et facteur de résilience ! Couche après couche le temps abîme le tableau, il détruit ce qui hier encore était objet d’adoration ou sujet de contemplation. Mais couche après couche il secoue, brûle ou restaure, répare ou soigne… car Le Temps est aussi réellement Dieu que les dieux son réellement vieux et décrépis ; car un jour prochain, le réel de chaque réalité sera lui-même une réalité de survie ou une vérité en sursis.

(...)

Avant la reconversion de mon regard, j’étais profondément affligé par l’impermanence de toute chose, comme frustré par les travaux qu’il fallait sans cesse recommencer, j’étais blessé par la dégradation permanente, par les guerres sans trêve et les trêves sans fin. Je me sentais comme opprimé par tous ces impossibles et inutiles travaux.

Aujourd’hui ce n’est pas le contraire, mais j’entrevoie dans la déchirure un rai de lumière, je perçois dans la décrépitude et l’impermanence, comme une grande beauté qui semble émerger des cendres, des gravas et même des grabats. Le monde est malade certes, mais son mal reste à dire et le mal à dire est plus fort que la mort !

Je tâche de développer ainsi « un art de la crépitude », une pratique particulière ou plutôt une expérience intime qu’il me faut sans cesse développer plus en profondeur comme ces composts qui travaillent de l’intérieur. Effectivement, hier encore, j’avais une réelle aversion, comme un profond dégoût pour le changement et l’usure des choses ; je cherchais l’immanence dans l’illusion et le miracle, mais le vrai miracle n’est-il pas justement là dans l’accueil et l'acceptation de cette crépitude et dans sa contemplation profonde bien au-delà des apparences.

(...)

Nulle corruption n’est recherchée en soi, la mort reste la mort !

Mais les vrais miracles de la vie ne sont-ils pas là justement ? Dans l'incertitude, dans l’impermanence même, dans l’expansion infinie d’un éternel chaos en fleur. Dans cette perpétuelle évolution et ces incessantes modifications, ne faut-il pas percevoir l’au-delà de la ruine et de la mort ? Dans ces mutations lentes ou brutales et dans ces multiples métamorphoses, celles des formes et des couleurs, dans ce changement perpétuel qui est le seul mouvement digne de ce nom, ne faut-il pas percer le voir pour entrevoir l’espérance infinie qui traverse toutes les trames et transpire à travers tous nos drames en attendant l’Humain ?

Avec mes muscles avachis, mes chairs flasques et mes tâches de vieillesse, j’expose ma sénilité aux vents, car je sais que tout déclin connaîtra son contraire, que toute sénescence est ailleurs signe de naissance, et que pareillement ce qui part quelque part revient toujours ailleurs.

Ce qui couine dans la nuit, c’est la roue des renaissances qui est bien mal huilée ; l’absence se fait sentir, mais une présence autre revient à la charge. Humblement dépouillé de toute répugnance, j’ai de la sympathie pour ce qui me répugne. Sans jugement aucun, dépossédé de toute avidité et de toute vaine colère, j’ai même une certaine empathie pour les choses qui meurent; certains nomment même cela du doux mot de "compassion".

(...)

Je me satisfais de toute impermanence comme l’enfant qui suce le bâton après avoir apprécié la sucette.

Oui, avec mes os cassants, mes chais flasques et mes muscles avachis, je défais le monde comme hier encore je me délectais à le refaire. On pourrait même dire que je suis une poussière de ce monde défait !

Depuis deux ou trois décennies, je m’altère pour désaltérer la vie, je décline et me décline pour étancher la soif du monde ; si les capacités de mes cellules à se diviser décroissent avec l'âge, avec l’âge je croîs ; et si elles augmentent en tissus graisseux et fibreux, c’est pour mieux nourrir la Terre et oindre le ciel de ma respiration souffreteuse.

Oui, c’est bien vrai que mes neutrophiles augmentent et que mes lymphocytes diminuent, mais c’est pour mieux confirmer « Le grand principe des vases communicants », c’est-à-dire pour témoigner à corps perdu qu’il ne sert à rien d’avoir « des principes », car nous sommes tous sans exception des vases aussi insensés que fêlés.

Si j’aspire à expirer en communicant avec l’Univers, c’est pour mieux connaître l’Univers du dedans. Pareillement, c’est pour mieux entendre à l’intérieur que mon oreille se fait moins fiable. Et si ma peau n’est plus aussi fraîche et élastique, c’est qu’une autre souplesse me gagne de partout.

Si mes os de décalcifient et si mes articulations se calcifient, si mes cartilages s'érodent, si mes dents tombent… c’est pour mieux alléger mon âme et donner de la sorte tout son sens au mot Esprit. Si ma taille se réduit, si mes désirs se raréfient, si mes efforts diminuent et si mes glandes sont moins actives, c’est pour mieux confirmer qu’avec des « si » si ridicules soient-ils, on ne freine pas la décrépitude.

Inévitablement mes cheveux blancs et mes poils se raréfient et tombent, mais plus que la chute des mots, c’est la sustentation de l’impermanence, c’est l’ascension des cendres, la renaissance d’un phénix et la levée des poussières d’étoiles. C’est le relèvement de quelque chose qui me dépasse, c’est la croissance qui apparaît dans la lumière du matin après une nuit aussi noire qu’un puits profond.

Oui, mes capacités diminuent ; voyez sur mes deux mains sèches, ces taches colorées qui apparaissent comme des îles nouvelles, comme une invitation à prendre le large, à visiter les ailleurs ; certes, ma peau s’assèche et s’écaille comme un désert aride, mais ne dit-on pas que si le grain de blé ne tombe en terre il ne pousse pas ? Et que le seul moyen de vivre plus longtemps est de vieillir plus encore, afin de croître toujours et toujours au-delà même des étoiles !

(...)

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