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La peau de chagrin
prose [ ]
La femme sans cœur (XVII)

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par [Honoré_de_Balzac ]

2011-05-03  |     |  Inscrit à la bibliotèque par Dolcu Emilia




Tels sont, mon cher Émile, les événements qui maîtrisèrent ma destinée, modifièrent mon âme, et me placèrent, jeune encore, dans la plus fausse de toutes les situations sociales.
Des liens de famille, mais faibles, m’attachaient à quelques maisons riches dont ma fierté m’aurait interdit l’accès, si le mépris et l’indifférence ne m’en avaient déjà fermé les portes. Ainsi, quoique parent de personnes très-influentes qui protégeaient des étrangers, je n’avais ni parents ni protecteurs.
Mon âme, sans cesse arrêtée dans ses expansions, s’était repliée sur elle-même ; et, plein de franchise, de naturel, je devais paraître froid, dissimulé. Le despotisme de mon père m’ayant ôté toute confiance en moi, j’étais timide et gauche ; je ne croyais pas que ma voix pût exercer le moindre empire ; je me déplaisais ; je me trouvais laid, et j’avais honte de mon regard.
Malgré la voix intérieure qui doit soutenir tous les hommes de talent dans leurs luttes et qui me criait :
- Courage !... marche !.... Malgré les révélations soudaines de ma puissance dans la solitude ; malgré l’espoir dont j’étais animé en comparant les ouvrages nouveaux admirés du public, à ceux qui voltigeaient dans ma pensée, je doutais de moi, comme un enfant sans mère. J’étais la proie d’une excessive ambition, je me croyais destiné à de grandes choses et me sentais dans le néant.
- Puis, j’avais besoin des hommes, et je me trouvais sans amis ; je devais me frayer une route dans le monde, et je restais seul parce que j’y étais honteux.
Pendant l’année où je fus jeté par mon père dans le tourbillon de la haute société, j’y vins avec un cœur neuf, avec une âme fraîche ; et, comme tous les enafants, j’aspirais à de belles amours ; mais je rencontrai, parmi les jeunes gens de mon âge, une secte de fanfarons qui allaient tête levée, disant des riens, s’asséyant sans trembler près des femmes qui me semblaient les plus imposantes, leur débitant des impertinences, mâchant le bout de leurs cannes, minaudant et se prostituant à eux-mêmes les plus jolies personnes, mettant ou prétendant avoir mis leurs têtes sur tous les oreillers, ayant l’air d’être au refus du plaisir, considérant les plus vertueuses, les plus prudes comme de prise facile et pouvant être conquises, à la simple parole, au moindre geste hardi, par le premier regard insolent !... Moi, je te déclare, en mon âme et conscience que la conquête du pouvoir ou d’une grande renommée littéraire, me paraissait un triomphe moins difficile à obtenir qu’un succès auprès d’une femme de haut rang, jeune, spirituelle et grâcieuse. Ainsi, je trouvai les troubles de mon cœur, mes sentiments, mes cultes en désaccord avec les maximes de la société. J’avais de la hardiesse, mais dans l’âme seulement, et non dans les manières. Plus tard, j’ai su que les femmes ne voulaient pas être mendiées…
J’en ai beaucoup vu, que j’adorais de loin, auxquelles je livrais un cœur à toute épreuve, une âme à déchirer, une énergie qui ne s’effrayait ni des sacrifices, ni des tortures…
Elles appartenaient à des sots que je n’aurais pas voulu comme portiers.
Ah ! que de fois, j’ai, muet, immobile, admiré la femme de mes rêves, surgissant dans un bal !... Dévouant alors en pensée mon existence entière à des caresses éternelles, j’imprimais toutes mes espérances dans un regard ; et je lui offrais, en extase, un amour croissant parce qu’il était vrai, profond, un amour de jeune homme qui ne demande qu’a être abusé. J’aurais, en certains moments, donné ma vie pour une seule nuit…
Eh bien ! n’ayant jamais trouvé d’oreille à qui confier mes propos passionnés, de regards où reposer les miens, de cœur pour mon cœur, j’ai vécu dans tous les tourments d’une impuissante énergie qui se dévorait elle-même, soit faute de hardiesse et d’occasions, soit inéxpérience. Peut-être ai-je désespéré de me faire comprendre ou tremblé d’être trop compris… Et, cependant, j’avais un orage tout prêt à chaque regard poli qui m’était adressé ! Mais, malgré ma promptitude à prendre ce regard ou des mots en apparence affectueux, comme de tendres engagements, je n’ai jamais osé ni parler ni me taire. À force de sentiment, ma parole était insignifiante, et mon silence stupide. J’avais sans doute trop de naïveté pour une société factice qui ne vit qu’aux lumières, et rend toutes ses pensées avec des phrases convenues, avec des mots dictés par la mode ; puis, je ne savais point parler en me taisant ni me taire en parlant.
Enfin, gardant en moi comme une touche qui me brûlait, ayant une âme semblable à celle que les femmes paraissent jalouses à rencontrer, en proie à cette exaltation dont elles sont avides, possédant l’énergie dont se vantent les sots, je n’ai connu que des femmes traîtreusement cruelles. Aussi, j’admirais naïvement les héros de coterie, quand ils célébraient leurs triomphes, ne les soupçonnant point de mensonge. J’avais sans doute le tort de souhaiter un amour sur parole, de vouloir trouver grande et forte, dans un cœur de femme frivole et légère, affamée de luxe, ivre de vanité, cette passion large, cet océan qui battait tempestueusement dans mon cœur.
Oh ! se sentir né pour aimer, pour rendre une femme bien heureuse, et ne pas avoir eu même une vieille marquise, une courageuse et noble Marceline… Porter des trésors dans une besace, et ne pouvoir rencontrer, même une enfant, quelque jeune fille curieuse, pour les lui faire admirer… J’ai souvent voulu me tuer de désespoir…
- Joliment tragique, ce soir !... s’écria Émile.
- Eh1 laisse-moi condamner ma vie !... répondit Raphaël, et plaider pour mon divorce avec elle ! Si ton amitié ne te donne pas la force d’écouter mes élégies, si tu ne peux pas me faire crédit d’une demi-heure d’ennui, dors !... Mais ne me demande plus compte de mon suicide qui gronde, qui se dresse, qui m’appelle et que je salue. Pour juger un homme, au moins faut-il être dans le secret de sa pensée, de ses malheurs, de ses émotions. Ne vouloir connaître que l’homme et les événements, c’est faire de la chronologie !...
Le ton amer avec lequel ces paroles furent prononcées frappa si vivement Emile que, de ce moment, il prêta toute son attention à Raphaël, en le regardant d’un air presque hébété.
- Mais, reprit le narrateur, la lueur qui colore ces accidents leur prête un nouvel aspect. Chaque ordre de choses que je considérais jadis comme un malheur a dû engendrer les facultés, les forces dont, dont plus tard je me suis ennorgueilli.
La curiosité philosophique, les travaux excessifs, l’amour de la lecture qui, depuis l’âge de sept ans jusqu’à mon entrée dans le monde, ont constamment occupé ma vie, ne m’auraient-ils pas doué de la facile puissance avec laquelle, s’il faut vous en croire, je sais rendre mes idées et aller en avant dans le vaste champ des connaissances humaines ? L’abandon auquel j’étais condamné, l’habitude de refouler mes sentiments et de vivre dans mon cœur, ne m’ont-ils pas investi du pouvoir de comparer, de méditer ? Ma sensibilité ne s’étant pas dissipé au service de ces irritations mondaines, qui, de la plus belle âme, en font une petite, la réduisant à l’état de guenille, ne s’est-elle pas concentrée pour devenir l’organe perfectionné d’une volonté plus haute que celle de la passion ?...
Méconnu par les femmes, je me souviens de les avoir observées avec toute la sagacité de l’amour dédaigné . Maintenant, j’en suis certain, la sincérité de mon caractère a dû leur déplaire ! Peut-être veulent-elles un peu d’hypocrisie ?… Mais, moi, qui suis, tour à tour, dans la même heure : enfant, homme, savant, futile, penseur sans préjugés et plein de superstitions, femme comme elles ; n’ont-elles pas dû predre ma naïveté pour du cynisme, la pureté même de la pensée, pour du libertinage? La science leur était ennui, la langueur féminine, faiblesse. Puis, cette excessive mobilité d’imagination, le malheur des poètes, me faisait sans doute juger comme un être incapable d’amour, sans constance dans les idées, sans énergie… Idiot quand je me taisais, je les effarouchais peut-être quand j’essayais de leur plaire. Ainsi, toutes les femmes m’ont condamné. J’ai accepté, dans les larmes et le chagrin, l’arrêt porté par le monde. Puis, cette peine a produit son fruit. Je voulus me venger de la sociéte ; je voulus posséder l’âme de toutes les femmes en me soumettant les intelligences, voir tous les regards fixés sur moi quand mon nom serait prononcé par un valet à la porte d’un salon. Je m’instituai grand homme. Dès mon enfance, je m’étais frappe le front en me disant comme André de Chénier : « Il y a quelque chose là !... » je croyais sentir en moi une pensée à exprimer, un système à établir, une science à expliquer. O mon cher Émile ! aujourd’hui que j’ai vingt-six ans à peine, que je suis sûr de mourir inconnu, sans avoir jamais été l’amant d’aucune femme, laisse-moi de conter toutes mes folies ? n’avons-nous pas tous, plus ou moins, pris nos désirs pour des réalités ? … Ah ! je ne voudrais pas, pour ami, d’un jeune homme qui ne se serait pas, dix fois dans ses rêves, tressé de couronnes, construit de piédestal ou dessiné de ravissantes maîtresses…
Moi, j’ai souvent été général, empereur ; j’ai été Byron, puis… rien. Après avoir joué sur le faîte des choses humaines, je m’apercevais que j’avais encore toutes les montagnes, toutes les difficultés à gravir…
Cet immense amour-propre qui bouillonnait en moi, cette croyance sublime à une destinée, et qui devient du génie, peut-être, quand un homme ne se laisse pas déchiqueter l’âme par le contact des affaires comme un mouton dont la laine s’accroche aux épines des halliers, tout cela me sauva.
Je voulus me couvrir de gloire et travailler dans le silence pour la maîtresse que j’aurais un jour. Toutes les femmes se résumaient par une seule ; et, cette femme, je croyais la rencontrer dans la première qui s’offrait à mes regards. Mais, faisant une reine de toutes et de chacune, elles devaient, comme les reines qui sont obligées de faire des avances à leurs amants, venir un peu au devant de moi, souffreteux, pauvre et timide.
Ah ! pour celle-là, j’avais dans le cœur tant de reconnaissance, outre l’amour, que je l’eusse adoré pendant toute sa vie.
Plus tard, mes observations m’ont appris de cruelles vérités. Ainsi, mon cher Émile, je risquais de vivre éternellement seul. Les femmes sont habituées, par je ne sais quelle pente de leur esprit, à ne voir d’un homme de talent, que les défauts ; et, d’un sot, que les qualités ; alors, elles éprouvent de grandes sympathies pour les qualités du sot, qui sont flatterie perpétuelle de leurs propres défauts ; tandis que, chez les gens supérieurs, les imperfections ne peuvent jamais être compensées par les avantages. Le talent est une fièvre intermittente, et nulle femme n’est bien jalouse d’en partager seulement les malaises. Toutes veulent trouver dans leurs amants des motifs de satisfaire leur vanité : ce sont elles encore qu’elles aiment en nous ; or, un homme pauvre, fier, artiste, doué du pouvoir de créer, n’est-il pas armé d’une espèce d’égoïsme ? Il existe autour de lui un tourbillon de pensées dans lequel tombe même sa maîtresse, elle en doit suivre le mouvement.
Une femme adulée doit-elle croire à l’amour d’un tel homme ? Ira-t-elle le chercher ? Cet amant n’a pas le loisir de venir faire, autour d’un divan, ces petites singeries de sensibilité auxquelles les femmes tiennent tant, qui sont le triomphe des gens faux et insensibles… À peine trouve-t-il assez de temps pour ses travaux ; comment en dépenserait-il à se rapetisser, à se chamarrer ? J’aurais donné ma vie, mais je ne l’aurais pas détaillée…
Enfin, il y a dans le manège d’un agent de change qui fait les commissions d’une femme pâle et minaudière, je ne sais quoi de mesquin dont l’artiste a horreur. Il faut plus que de l’amour à un homme pauvre et grand, il a besoin de dévouement ; et les petites créatures qui vivent de cachemires, ou se font les porte-manteaux de la mode, n’ont pas de dévoement ; elles en exigent, voyant dans l’amour un moyen de commander et non d’obéir. La véritable épouse en cœur, en chair et en os se laisse traîner là où va celui en qui réside sa vie, sa force, sa gloire, son bonheur. Aux hommes supérieurs, il faut des femmes dignes d’eux, qui les comprennent … Tous leurs malheurs viennent d’un désaccord entre eux et ce qui les entoure. Moi, qui me croyais homme de génie, j’aimais précisément ces petites maîtresses.
Avec les idées si contarires aux idées reçues, avec la prétention d’escalader le ciel sans échelle, avec des trésors qui n’avaient pas cours, armé de connaissances étendues dont ma mémoire était surchargée et que je n’avais pas encore classées, que je ne m’étais point assimilées pour ainsi dire ; me trouvant sans parents, sans amis, seul au milieu du plus affreux désert, un désert pavé, un désert animé, pensant, vivant, où tout vous est bien plus qu’ennemi… indifférent, la résolution que je pris était naturelle ! quoique folle. Elle comportait je ne sais quoi d’impossible qui me donna du courage.
Ce fut comme un pari avec moi-même : j’étais le joueur et l’enjeu. Voici mon plan.

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