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Les Caractères
prose [ ]
Du mérite personnel (Ib)

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par [La_Bruyère ]

2011-01-24  |     |  Inscrit à la bibliotèque par Dolcu Emilia



17. (VIII) La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau: elle lui donne de la force et du relief.
Un extérieur simple est l’habit des hommes vulgaires, il est taillé pour eux et sur leur mesure; mais c’est une parure pour ceux qui ont rempli leur vie de grandes actions: je les compare à une beauté négligée, mais plus piquante.
Certains hommes, contents d’eux-mêmes, de quelque action ou de quelque ouvrage qui ne leur a pas mal réussi, et ayant ouï dire que la modestie sied bien aux grands hommes, contrefont les simples et les naturels: semblables à ces gens d’une taille médiocre qui se baissent aux portes, de peur de se heurter.

18. (VI) Votre fils est bègue¹: ne le faites pas monter sur la tribune. Votre fille est née pour le monde: ne l’enfermez pas parmi les vestales. Xanthus, votre affranchi, est faible et timide. „Je veux l’avancer” dites-vous. Comblez-le de biens, surchargez-le de terres, de titres et de possessions; servez-vous du temps; nous vivons dans un temps où elles lui feront plus d’honneur que la vertu. „Il m’en coûterait trop”, ajoutez-vous. Parlez-vous sérieusement, Crassus? Songez-vous que c’est une goutte d’eau que vous puisez du Tibre pour enrichir Xanthus que vous aimez, et pour prévenir les honteuses suites d’un engagement où il n’est pas propre?

19. (IV) Il ne faut regarder dans ses amis que la seule vertu qui nous attache à eux, sans aucun examen de leur bonne ou mauvaise fortune; et quand on se sent capable de les suivre dans leur disgrâce, il faut les cultiver hardiment et avec confiance jusque dans leur plus grande prospérité.

20. (IV) S’il est ordinaire d’être vivement touché des choses rares, pourquoi le sommes-nous si peu de la vertu?
21. (IV) S’il est heureux d’avoir de la naissance, il ne l’est pas moins d’être tel qu’on ne s’informe plus si vous en avez.

22.(V) Il apparaît de temps en temps sur la surface de la terre des hommes rares, exquis, qui brillent par leur vertu, et dont les qualités éminentes jettent un éclat prodigieux. Semblales à ces étoiles extraordinaires dont on ignore les causes, et dont on sait encore moins ce qu’elles deviennent après avoir disparu, ils n’ont ni aïeuls, ni descendants: ils composent seuls toute leur race.

23. (IV) Le bon esprit nous découvre notre devoir, notre engagement à le faire, et s’il y a du péril, avec péril: il inspire le courage ou il y supplée.

24. (I) Quand on excelle dans son art, et qu’on lui donne toute la perfection dont il est capable, l’on en sort en quelque manière, et l’on s’égale à ce qu’il y a de plus noble et de plus relevé. V** est un peintre, C** un musicien, et l’auteur de Pyrame est un poète; mais Mignard est Mignard, Lulli est Lulli, et Corneille est Corneille.

25. (I) Un homme libre, et qui n’a point de femme, s’il a quelque esprit, peut s’élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde, et aller de pair avec les plus honnêtes gens. Cela est moins facile à celui qui est engagé: il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre.

26. (IV) Après le mérite personnel, il faut l’avouer, ce sont les éminentes dignités et les grands titres dont les hommes tirent plus de distiction et plus d’éclat; et qui ne sait être un Érasme doit penser à être évêque. Qulques uns, pour étendre leur renommée, entassent sur leurs personnes des pairies, des colliers d’ordre, des primaties, la pourpre, et is auraient besoin d’une tiare; mais quel besoin a Trophine d’être cardinal?

27. (V) L’or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon – Il éclate de même chez les marchands, Il est habillé des plus belles étoffes. – Le sont-elle moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce? - Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence. – Je loue donc le travail de l’ouvrier. – Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d’œuvre; la garde de son épée est un onyx; il a au doigt un gros diamant qu’il fait briller aux yeux, et qui est parfait; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l’on porte sur soi autant pour la vanité que pour l’usage; et il ne se plaint non plus toute sorte de parure qu’un jeune homme qui a épousé une riche vieille. – Vous m’inspirez enfin de la curiosité; il faut voir du moins des choses précieuses; envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon; je vous quitte de la personne.
(I) Tu te trompes, Phylémon, si avec ce carosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l’on t’en estime davantage: l’on écarte tout cet attirail qui t’est étranger pour pénétrer jusques à toi, qui n’est qu’un fat.
(I) Ce n’est pas qu’il faut quelquesfois pardonner à celui qui, avec un grand cortège, un habit riche et un magnifique équipage, s’en croit plus de naissance et plus d’esprit: il lit cela dans la contenance et dans les yeux de ceux qui lui parlent.

28. (I) Un homme à la cour, et souvent à la ville, qui a un long manteau de soie ou de drap de Hollande, une ceinture large et placée haut sur l’estomac, le soulier de maroquin, la calotte de même, d’un beau grain, un collet bien fait et bien empesé, les cheveux arrangés et le teint vermeil, qui avec cela se souvient de quelques distinctions métaphysiques, explique ce que c’est que la lumière de gloire, et sait précisément comment l’on voit Dieu, cela s’appelle un docteur. Une personne humble, qui est ensevelie dans le cabinet, qui a médité, cherché, consulté, confronté, lu ou écrit pendant toute sa vie, est un homme docte.

29. (I) Chez nous le soldat est brave, et l’homme de robe est savant; nous n’allons pas plus loin. Chez les Romains l’homme de robe était brave, et le soldat était savant: Un Romain était tout ensemble et le soldat et l’homme de robe.

30. (I) Il semble que le héros est d’un seul métier, qui est celui de la guerre, et que le grand homme est de tous les métiers, ou de la robe, ou de l’épée, ou de cabinet, ou de la cour: l’un et l’autre mis ensemble ne pèsent pas un homme de bien.

31. (VII) Dans la guerre, la distinction entre le héros et le grand homme est délicate: toutes les vetus militaires font l’un et l’autre. Il semble néanmoins que le premier soit jeune, entreprenant, d’une haute valeur, ferme dans les périls, intrépide: que l’autre excelle par un grand sens, par une vaste prévoyance, par une haute capacité, et par une longue expérience. Peut-être qu’Alexandre n’était qu’un héros, et que César était un grand homme.

32. (VII) Émile était né ce que les plus grands hommes ne deviennent qu’à force de règles, de méditation et d’exercice. Il n’a eu dans ses premières années qu’à remplir des talents qui étaient naturels, et qu’à se livrer à son génie. Il a fait, il a agi, avant que de savoir, ou plutôt il a su ce qu’il n’avait jamais appris. Dirai-je que les jeux de son enfance ont été plusieurs victoires? Une vie accompagnée d’un extrême bonheur joint à une longue expérience serait illustre par les seules actions qu’il avait achevées dès sa jeunesse. Toutes les occasions de vaincre qui se sont depuis offertes, il les a embrassées; et celles qui n’etaient pas, sa vertu et son étoile les ont fait naître: admirable même et par les choses qu’il a faites, et par celles qu’il aurait pu faire. On l’a regardé comme un homme incapable de céder à l’ennemi, de plier sous le nombre ou sous les obstacles; comme une âme du premier ordre, pleine de ressources et de lumières, et qui voyait encore où personne ne voyait plus; comme celui qui, à la tête des légions, était pour elles un présage de la victoire, et qui valait seul plusieurs légions; qui était grand dans la prospérité, plus grand quand la fortune lui a été contraire (la levée d’un siège, une retraite, l’ont plus ennobli que ses triomphes; l’on ne met qu’après les batailles gagnées et les villes prises); qui était rempli de gloire et de modestie; on lui a entendu dire: Je fuyais, avec la même grâce qu’il disait: Nous les battîmes; un homme dévoué à l’État, à sa famille, au chef de sa famille; sincère pour Dieu et pour les hommes, autant admirateur du mérite que s’il lui eût été moins propre et moins familier; un homme simple, vrai, magnanime, à qui il n’a manqué que les moindres vertus.



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