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■ L'hiver
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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2008-11-25 | |
"Et la mer remonte en moi comme un fleuve
Une tige étend son ombre d'oiseau sur ma poitrine Cinq grands lacs ouvrent leurs doigts en fleurs Mon pays chante dans toutes les langues" (Gatien Lapointe, Ode au Saint-Laurent, 1963) Moi Magtogoek le Grand Fleuve, je suis un peu triste aujourd'hui. Les Anciens m'ont toujours honoré depuis plus de neuf mille ans. Les Ancêtres m'appelaient alors : "Le chemin qui marche". J'étais pour eux un cours d'eau sacré, mes doigts d'orteil chatouillaient les Grands Lacs et ma tête roupillait sur l'oreiller de l'Atlantique. J'étais pour eux beaucoup plus qu'une voie d'eau. J'étais une voix pleine de chants avec mes vagues et mes flots. Je portais plein de vie dans mes entrailles et bien plus qu'un simple garde-manger, j'étais pour eux une mère nourricière. Puis vinrent de très loin d'Outre-Atlantique des marins et des explorateurs. L'un d'entre eux, un Français m'infligea une cruelle blessure. Je m'en souviens comme si c'était hier, c'était un certain dix août 1535 qu'un dénommé Jacques Cartier me donna le coup de grâce ! Imaginez ! Ce beau Sire m'accola cette sinistre étiquette : "Fleuve Saint-Laurent !" Certains cartographes et tous les nouveaux arrivants reprirent en choeœur l'infâme vocable ! Seuls mes frères et vieux amis "Peaux-Rouges" continuèrent à célébrer mon propre nom. (Ah ! oui, eux aussi, perdirent leur nom et leur continent !) Il n'a suffi que de quelques siècles pour me rayer de leur mémoire. Biffé à tout jamais, sauf cette poignée de vieillards têtus qui refusaient toujours d'apprendre la langue des Blancs. Pour eux, ces rebelles, ces sauvages et ces non civilisés, j'étais encore et toujours le Grand Magtogoek, le "Grand chemin qui marche", cette immense voie d'eau chantante depuis les Grands Lacs jusqu'à l'océan Atlantique. Pour eux, tout mon être était sacré, je n'étais pas seulement ce grand chemin, ce lieu de passage entre terres et mer, ce moyen de transport pour canots et chaloupes, j'étais leur bouche, leur ventre leur coeur et leur propre vie ! Moi Magtogoek le Grand Fleuve, je suis si triste aujourd'hui. Qui se souvient de moi ? Qui se souviendra encore de moi ? Personne ! Les quelques derniers irréductibles "Peaux-Rouges" ont aussi laissé leur peau. Depuis que le fleuve Saint-Laurent m'a détrôné, mes forces déclinent, mes eaux sont usées, souillées, polluées, mes entrailles sont pleines de détritus, d'ordures, de déchets, ma vie s'achève, tout mon être agonise et je m'apprête à rendre l'âme. Le fleuve Saint-Laurent aura été mon bourreau, aura eu ma peau, aura été mon tombeau… Moi Magtogoek le Grand Fleuve, jadis, le "Grand chemin qui marche", je n'existe plus… car totalement effacé de votre mémoire en dépit de votre belle devise : "JE ME SOUVIENS !" "Le vent siffle au-dessus du Saint-Laurent flûte sans trous" (Kenneth White, La route bleue, 1983)
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