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■ Voir son épouse pleurer
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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2022-04-10 | | Inscrit à la bibliotèque par Guy Rancourt « Un dimanche, dans la prairie, — les jeunes filles se promenaient, — plaisantaient avec les garçons — pêle-mêle ; elles chantaient — l’aurore du matin et du soir, — et comment la mère battait sa fille — pour l’empêcher d’aller avec un Cosaque. — Ordinairement les fillettes — chantent ce qui les concerne ; — c’est ce qu’elles savent le mieux. « Et voilà qu’un vieil aveugle, — avec un petit garçon, — arrive d’un pas chancelant dans le village, — ses souliers à la main, — un sac d’écorce de tilleul — sur l’épaule… « Regardez, fillettes, — le kobzar ! voilà le kobzar ! — Et toutes, se hâtant, — laissant là les garçons, courent — à la rencontre de l’aveugle. — Vieux père, cher cœur, mon petit ramier, — chante-nous quelque chose ! — Je te donnerai du gâteau ; moi, des cerises ; — moi, de l’hydromel pour te rafraîchir… Chante-nous quelque chose ! « — Oui, mes chéries, j’entends ; — merci, mes fleurettes, — pour vos paroles gentilles. — J’aurais bien joué,… mais voyez, — il n’y a pas moyen, pas moyen ! — Hier, j’étais dans une foire, — ma kobza a été cassée… — Il ne reste que trois cordes !… — Eh bien ! avec trois, comme tu pourras ! — Avec trois ! ah ! fillettes, — il fut un temps où je jouais avec une seule ; — mais à présent je ne pourrais plus. — Attendez un peu, mes chéries, — je vais me reposer un moment. — Asseyons-nous, gamin ! « Ils s’assirent. Le vieillard défit son sac, — et en tira la kobza. Deux ou trois fois — il fit résonner les cordes… — Que chanterai-je ?.. Attendez… — La brune Marianne… — L’avez-vous déjà entendue ? Non ? — Alors, écoutez, fillettes, — et rentrez en vous-mêmes… « — Au temps jadis, — il y avait une mère — restée veuve, et pas jeune. — Elle avait des bœufs, des chariots. — Sa fille Marianne grandit, — devint une demoiselle — aux sourcils noirs, merveilleusement belle, — digne d’un pane hetman. — La mère se mit à chercher, — à chercher un gendre ;… — mais ce n’est pas un pane que Marianne — allait voir en cachette, — c’est Pètre qu’elle allait voir, dans le bois, — dans la prairie, — tous les soirs. — Elle babillait et badinait avec lui, — l’embrassait en extase, elle était au paradis… et parfois — elle pleurait sans dire une parole. « — Pourquoi pleures-tu, mon bel oiseau ? — lui demandait Pètre. — Elle le regardait, et, souriante ; — Je n’en sais rien moi-même ! — Tu penses peut-être que je t’abandonnerai ? — Non, j’irai avec toi et je t’aimerai — tant que je vivrai. — Tu plaisantes, mon ramier, — tu penses à quelque chanson… — Les kobzars disent ces choses-là , — mais ils sont aveugles ! Ils ne savent pas — qu’à mon bien-aimé Pierre — du fond de la tombe noire, — je souriais, en lui disant : — Mon aigle aux ailes bleues, — je t’aimerai dans l’autre monde — comme je t’ai aimé dans celui-ci. « Voilà comment ils s’aimaient, — et comment ils voulaient — s’aimer jusque dans l’autre monde… — Mais il n’en fut pas ainsi… — Marianne ne savait qu’aimer, — elle pensait que ce sont des histoires de kobzars, — d’aveugles qui ne voient pas les yeux bruns — et qui médisent des jeunes filles… — Ils médisent de vous, fillettes, mais ils disent vrai. — Moi aussi, je médis de vous, car je connais le mal ; — Dieu vous fasse la grâce de ne pas savoir ici-bas — ce que je sais !… Il fut un temps, fillettes, — où mon cœur ne dormait pas ; je ne vous ai pas oubliées ; — je vous aime depuis lors comme une mère ses enfants. — Je chanterai pour vous tant que je vivrai… — Et, mes chéries, quand je ne serai plus, — souvenez-vous de moi et de ma Marianne. — Moi, de l’autre monde, je vous sourirai tendrement, — je vous sourirai… « Et il se prit à pleurer. — Enfin, au bout d’un moment, grâce — aux caressantes paroles — d’une gentille fillette… Voyez, — dit-il en essuyant ses yeux aveugles, — voyez, mes chéries, — malgré moi je m’attendris… « La mère s’étonnait pourtant : — Qu’est-ce qui arrive, pensait-elle, — à Marianne ? Elle s’assied pour coudre, — et elle ne coud pas ! — Dans ses rêveries, au lieu de chanter Gritsa, elle chante Pètrouss ! — En dormant, elle parle, — et donne des baisers à son oreiller ! « Elle commença par rire, — puis, voyant que c’était sérieux, — elle dit à Marianne : — Tut t’aperçois, je m’imagine, — qu’il faut songer à te marier ? — Et avec qui, maman ? — Avec celui que je te choisirai !… « Marianne, restée seule, chanta : — Ton bonheur est fini, — fini pour la vie… — Pourquoi hier, en revenant, — ne t’es-tu pas endormie pour toujours ? — Il serait moins cruel de dormir — seulette dans le tombeau. — Peut-être alors sur toi ta mère aurait-elle pleuré ! — Maintenant ta mère ne te pleurera pas, — ne chantera pas derrière ton cercueil, — et tu seras malheureuse encore, encore, — jusqu’à ce qu’on te mette dans la terre ! « Un soir, pendant que sa mère — dormait, elle sortit — pour écouter le rossignol, — comme si, de sa vie, elle ne l’eût entendu. — Elle sortit dans le jardin, écouta, — chanta un peu à son tour, — puis se tut. Sous un pommier, — silencieuse elle s’arrêta — et pleura comme pleure — un enfant sans mère… « — Maman, que je suis malheureuse ! — Pourquoi m’as-tu donné — ma beauté et mes sourcils noirs — et mes yeux bruns ? — Tu m’as tout donné, mais ma part — ma part, tu me la refuses… — Pendant que je ne connaissais pas la peine, — pourquoi ne m’as-tu pas enterrée ? » « Marianne à travers ses larmes — ne voyait pas la lumière du jour. — Elle se mit à chanter : — « La lune brille à travers la forêt » — Elle chantait, s’interrompait, — prêtait l’oreille, recommençait encore,… — sa faible voix se fatiguait, — mais elle n’entendait ni la voix — de Pètre, ni son cri d’appel, — ni ses paroles accoutumées : « Marianne, — où es-tu, mon bel oiseau ? chante, — mon cher cœur, ma bien-aimée ! » « Pètre n’était pas là … — Serait-il possible qu’il eût abandonné — la pauvre fille aux noirs sourcils, — en cette heure mauvaise ? — Voyons encore, se dit-elle… Cependant, — le long du bois sombre, — comme une roussalka qui attend la lune, — Marianne se promène. — Elle ne chante plus, la fille aux noirs sourcils, — elle pleure amèrement… — Oh ! reviens, regarde, — oublieux Cosaque ! — Marianne est épuisée, — mais elle ne sent pas la fatigue ; — seule, dans le bois et dans la prairie, — elle erre toute la nuit. — Le ciel rougit, puis le soleil paraît ; — la jeune fille jusqu’à la cabane — emporte sa douleur. — Elle arrive, elle regarde — sa mère qui dort. — « Oh ! si tu savais, mère, — quel serpent — s’est enroulé autour du cœur — de l’enfant de ton sang !… « Et elle tomba sur son lit — comme dans un cercueil… » Traduction d’Émile Durand-Gréville (Émile Durand « Le Poète national de la Petite-Russie. - Tarass-Grigoriévitch Chevtchenko » in Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 15, 1876, pp. 919-944) |
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