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Sisyphe taché d’encre
poèmes [ ]
Le supplice de l'écriture

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
par [Reumond ]

2013-07-23  |     | 




Illustration : Peinture d’Alexandre Denis Abel de Pujol (1787 - 1861)
Huile sur toile de 1819, Sisyphe roulant éternellement son rocher.








Tel un Sisyphe taché d’encre, je tire à l’encre rouge des traits, de grandes et longues calligraphies au pied de la lettre, pas à pas, sans queue ni tête, ni tambour ni trompette et sens dessus dessous…,

Mais je les tire jusqu’au bout du geste, jusqu’au seuil des marges, avant de passer péniblement à la ligne.

Palpitations, battements dans les tempes, transpiration dès le réveil, évaporation des encres, dès le lever du soleil et même parfois la nuit, l’appel de l’écriture se fait sentir.

Matinal martinet, dès le matin, c’est une manière de se fustiger avec le fouet des gros mots,
à coups de locutions ; c’est une manière de participer à la rigoureuse et vertueuse discipline des verbes et des participes passés présents et à venir.

Arroseur arrosé d’encre, fouetteur fouetté de papier cru ou cuit, avec des mots cinglants à déchirer l’espace et le temps ; c’est aussi un objectif en soi, que de cravacher la chair pour faire jaillir l’abject mot ou le juste adjectif ; quand la lanière acérée vous laisse des traces aussi profondes que certaines citations de maîtres ; flagellation ou fustigation, qu’importe le coup porté, c’est du pareil aux maux, c’est de la scarification littéraire…,

Tel Sisyphe,
Reprendre,
Recommencer sans cesse,
Réinventer la vie,
Réécrire le monde,
Remorquer les mots,
Remplacer la phrase par une autre,
Remplir les espaces de sens,
Rabâcher les mêmes obsessions,
Racontant les mêmes histoires,
Radotant à langue séchée
La genèse de l’homme qui vient
Tout désappointé
En ce septième jour.

Tel Sisyphe,
Sens d’encre et crime de sang,
Sens de l’égratignure des écritures,
Par l’écume des encres et du sang,
C’est de la mousse de sens, de la bave d’humain
Qui colle sur le papier,
Comme un bouillon de culture dans la marmite de la nature,
Toute mousseuse, baveuses à souhait
Semence encrée, la vie se répand d’âge en nage
Et se repend au même fil, à la même corde raide.

Écumeur de page, le poète s’attriste des marges,
De ces écluses qui retiennent les encres,
Mais c’est l’enclave des berges incarnées
Là où tristement, mais continuellement
Je couche les mots dans le talus du phrasé.

Partouze, les lettres aspirent aux mots, aux jeux de l’amour,
À ceux des rencontres avec l’autre, du corps à corps textuel
Comme le copiste veut de l’or pour remplir ses écrits.

Je cri dans les grimoires, j’urine dans les rouleaux, je saigne dans les cahiers
Je me livre dans les livres, des livres virtuels, ceux d’un homme virtuel,
D’un écrivain virtuel dans l’ombre d’un dieu virtuel.

(…)

Écorchure à même le vélin, peau pâle des écorchés saignés à blanc…,
Tel Sisyphe vidé de son encre
De sa force et de son courage…,
Sans cesse je passe à la ligne,
Dans un éternel retour, un éternel recommencement
Comme à rebours pour mieux repartir de rien
Au cœur même de ce Néant des mots et des choses.

Entre l’Alpha et l’Oméga d’un alphabet sans
mot de la fin, je répète le geste d’écrire,
Le mouvement des doigts pleins d’encre,
De cloques et de crampes douloureuses.

Sisyphe tourne les pages à remplir de visions,
Pour redire l’ineffable,
La même chose insensée,
Les mêmes choses innommables
Les mêmes réalités indicibles
Avec les mêmes métaphores stériles,
Et ce même lot d’images vaines.

Dire pour dire, dire à nouveau le cri pour écrire à nouveau la vie
En insistant sur la plume dans les tournants,
Calligraphiant les passages difficiles,
Les pontifes et les poncifs,
Revenant sur les souvenirs anciens comme sur les lieux d’un crime ou d’un deuil,
récapitulant sans capituler,
encore et de nouveau
Dans la continuité sans continuité,
Sans cause et sans finalité
Par la simple grâce des mots
Telle vieille rengaine qui tourne folle
Dans nos têtes
Constituant un itinéraire de sens,
Un labyrinthe comme un chemin de croix,
Fait de boucles interminables,
Recommençant, récidivant la montée
Vers le Carmel Intérieur
M’y reprenant à plusieurs plumes
Dans le flot des menstrues de sens
Parlant et reparlant pour me retrouver
Toujours à mon point de départ
En bas
Comme la lune retrouve le soleil en plein jour
En pleines encres
En grandes marées
Rechute dans mes enfers, tirant mes vieux démons comme charrues
Derrière et devant les mots de ma propre mythologie,
Dans l’Odyssée d’une grande logorrhée
Sans jamais vraiment parvenir au moindre petit Nirvana.

Là où après avoir défait quelques nœuds et défié quelques dieux,
Je suis condamné à faire rouler éternellement la bille usée de mon stylo noir
Dans le Tartare oppressant des poètes maudits,
Jusqu’en haut des phrasés, là où l’air manque
À pic,
Pour retomber cruellement de haut,
de tout mon poids d’homme
En trop lourdes pesanteurs,
Comme retombe la vie,
La marée ou le vent pour ne pas faire de vague.

(…)

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