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par [Hermann_Hesse ]

2013-03-13  |     |  Inscrit à la bibliotèque par Guy Rancourt




Voici ce qu’on raconte à propos de Meng Hsiä :
Un jour, celui-ci entendit raconter que de jeunes artistes
s’exerçaient depuis peu à se tenir sur la tête
pour voir le monde sous un angle nouveau.
Meng Hsiä expérimenta sans tarder cette pratique
Et, quelque temps après, il déclara à ses disciples :
« Le monde m’apparaît plus neuf et plus beau
quand je me tiens sur la tête. »

Ces paroles circulèrent, et les plus novateurs
parmi les jeunes artistes se vantèrent à plaisir
de voir leurs expériences
légitimées par le vieux maître.

Celui-ci était d’une taciturnité notoire,
préférant donner à ses disciples
l’exemple de son existence simple
plutôt que des leçons.
Aussi attachait-on beaucoup d’attention
à chacune de ses paroles,
que l’on répandait ensuite largement.

Mais peu après que ces propos
eussent ravi les novateurs et surpris,
voire fâché, beaucoup d’anciens,
une nouvelle déclaration
occupa tout le monde.
On racontait qu’il avait dit récemment :

« Quelle chance que l’homme possède deux jambes !
Se tenir sur la tête n’est pas bon pour la santé.
En outre, le monde apparaît deux fois plus beau
aux yeux de celui qui se remet d’aplomb
et se tient à nouveau sur ses deux pieds. »

Les propos du maître indignèrent
les jeunes adeptes de la posture renversée,
qui se sentaient trahis et ridiculisés.
Ils choquèrent également les mandarins.

Ceux-ci déclarèrent : « Aujourd’hui Meng Hsiä
affirme une chose, demain, il dira le contraire.
Il est cependant impossible qu’il existe deux vérités.
Qui peut donc encore prendre au sérieux
ce vieil homme déraisonnable ? »

On rapporta au maître ce que les novateurs
tout comme les mandarins disaient de lui.
Il se contenta de rire, et lorsque ses compagnons
lui demandèrent de s’expliquer, il déclara :

« Chers enfants, il y a la réalité que rien
ne peut ébranler, et puis une infinité
de vérités qui ne constituent
que des visions de la réalité et sont
toutes aussi justes qu’erronées. »

Malgré leurs efforts,
les disciples ne purent amener le maître
à s’expliquer davantage.

(1959)

(Hermann Hesse, L’art de l’oisiveté,
Paris, Calmann-Lévy, 2002, pp. 240-241)

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