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La chair du Monde
poèmes [ ]
Ici, tout est lié par le sens autant que par le sang

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par [Reumond ]

2012-10-18  |     | 



Illustration : "Les enfants-fleurs". Peintures corporelles de la vallée de l'Omo. Photographies de Hans Silvester. (1)


D’Éthiopie nous venons, et là nous retournerons un jour, par les chemins de la vie, symboliquement peut-être, mais nous reviendrons sur les lieux de nos traces, pas à pas dans la brousse, dans les empreintes encore tièdes et poussiéreuses de nos ancêtres nus.

Sapiens errants nous avons dansé là avec la pleine lune ,totalement baignés que nous étions de la nuit la plus claire, et de jour, avec cette odeur de l’humus qui remonte des forêts vierges, nous avons lié nos vies aux lianes et hurlé ensemble à l’ombre des grands arbres,et quémandé après les cris chauds du soleil.

Comme des bêtes de toutes plumes, avec les bêtes de tous poils, nous nous sommes collés les uns aux autres pour recueillir la tiédeur de la vie ; et avec la terre et la verdure, nous avons échangé nos vies pour ne plus faire qu'un seul être vivant ; nous avons fécondé le sable de notre semence fraîche pour faire germer la chance, et le long des rivières pures et fraîches, nous avons craché sur le limon pour que de cette fange naisse le poisson. Enfin, de la boue, nous avons modelé des formes comme des femmes opulentes et jeté des cailloux à terre pour connaitre l’avenir.

Et sans vergogne, nous avons même uriné sur des chemins perdus, pour marquer notre route ou notre territoire ; nous avons de même épousé les vents pour écouter les esprits parler à nos sens, inquiets du lendemain.

Alors, celui qui fait encore la distinction entre son petit moi-je et la nature, n’a pas encore compris que nous sommes l’un et l’autre, l’un dans l’autre, l’un avec l’autre et l’un pour l’autre, la chair du Monde.

Oui, nous sommes la chair du cosmos et le cosmos de la chair, les neurones de l’Univers, et l’univers des neurones, dans une même spirale, une seule communion.

Les enfants tatoués de nos villes inhumaines, les enfants-fleurs de la vallée de l’Omo, les enfants scarifiés qui se cachent dans l’ombre, tous ceux qui se piquent avec la poudre des morts…, tous savent quelque part, dans l’intériorité de leurs os, dans la profondeur de leur âme torturée ou joyeuse, qu’ils sont l’incarnation même de quelque chose qui les dépasse de beaucoup ; ils savent par cœur et par l’esprit de la matière, qu’ils sont pauvres et vulnérables, et par nature habillés de nature, et comme vêtus de peau pour protéger cette belle âme commune des enfants de la Terre (…)

Peintures corporelles ou peinture rupestre, c’est toujours peindre la matière dont nous sommes les enfants ; côté corps nous ne sommes qu’un, et seule l’expérience diffère de l’un à l’autre ; le sol est notre mère et le ciel notre père et nous sommes les uns les autres les fils de ce terreux, les enfants de la boue, poussières d’étoiles nous-mêmes emportées par les vents stellaires.

Oui frère humain, tu es la chair même de ma chair, et te tuer c’est mourir à moi-même ; te sourire c’est m’ouvrir à l’autre, car, à ma ressemblance, tu es le reflet de mon œil et l’image de mes propres mains, la fleur de mes lèvres et le rêve de mes sens, dans l’invisible autant que dans les apparences, nous ne sommes qu’une seule chair vivante, cette chair du Monde qui nous lie comme nous lient en profondeur les verbes haïr ou aimer.

Toute violence vers autrui, toute caresse donnée, c’est un viol de nous-mêmes ou un baiser au monde; toute injure faite à l’autre, c’est une offense à la communauté des hommes ; toute guerre se retourne sur nous, tels un ciel ou un corps qui tomberait lourdement à terre ; toute cruauté nous arrache les yeux ; car les bêtes sont les bêtes de ma propre chair, et les plantes sont les plantes de mes propres cellules (…)

Ici, tout est lié par le sens autant que par le sang,par la sève et la salive, par la vie autant que par l’esprit, par les maux autant que par les mots.

Sans avertir, les critiques reviennent comme le boomerang, et les jugements comme l’écho nous rejoignent. Le chômeur c’est toi, c’est moi, c’est nous tournant en rond sans ouvrage ; le sans-papier, c’est aussi nous sans identité aucune, et le SDF c’est encore nous, comme égaré en rue, au cœur de la ville, loin du cœur de la vie.

L’enfant négligé ou la femme battue, c’est encore nous que l’on réduit à rien; car n'en doutons pas, nous sommes solidaires comme les doigts de la main, liés que nous sommes pour l’éternité de la matière, par le sens même de la vie, et par cette altérité qui fait de nous un seul corps infini, ce corps prostré, blessé et fatigué de toute chair au Monde.

(…)


(1) http://www.grands-reporters.com/article.php3?id_article=200&id_document=1971&debut_photos=138

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