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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2008-12-09 | |
Quiconque, dans le silence de sa chambre, a écrit un poème, choisissant et disposant ses mots comme des joyaux s’enflammant de reflets réciproques pour susciter sur le papier l’écho lumineux et sonore d’un paysage mental, connaît l’enjeu de la Poésie. Il s’agit d’une flamme qui brûle avec peine non pour éclairer l’objet du poème mais pour révéler son empreinte en creux dans les ténèbres qui le cernent ; il s’agit d’un feu entretenu dans la nuit des mots comme une invite aux errants (nos lecteurs de passage) à partager la chaleur diffuse et vacillante de quelques braises. Il s’agit d’Amour, par-delà la déréliction et la certitude de notre mort inéluctable, absolue et imminente.
Ce n’est pas un hasard si la vocation poétique s’épanouit et si souvent meurt à l’adolescence. Elle naît avec la révélation et la compréhension que nous ne sommes pas au monde et que nous sommes, à jamais, seuls. Elle est comme un corollaire de la tentation du suicide, l’aveu d’une tentative d’exister en faisant soudain résonner, dans le silence dont nous prenons conscience, la singularité de notre voix avec l’espoir inavoué de susciter un écho… Si l’appel reste vain, alors souvent la veine poétique se tarit en même temps que la tentation d’exister s’émousse et devient simple habitude d’exister selon les règles de routine du bonheur domestique (une maison, un métier, une famille…), ce piège terrible que redoutait Rimbaud. La Poésie est, en quelque sorte, le refus du bonheur confortable d’une vie établie et harmonieuse. Comme l’écrivit Michel Leiris, l’écriture ne peut prendre sens, et la Poésie ne peut naître véritablement, que si l’auteur parle avec sa voix, par-delà les conventions, et assume de s’exposer au risque de se mettre en danger. Le ‘Je’ du poète, dans la multiplicité de ses facettes (parfois à l’insu même de l’auteur), est au cœur de tout vrai poème. Or il y a des forces dans la psyché humaine, qui façonnent l'être profond comme la poussée aveugle des plaques tectoniques modèle le visage de la terre. Les prairies herbeuses, la forêt la plus dense, le désert le plus aride ne sont, sous la diversité apparente, que les épiphénomènes visibles des puissances telluriques à l'oeuvre dans les chambres magmatiques souterraines. Le monde n'est pas seulement ce qu'il paraît être : tout est caché sous l'apparence d'une manifestation sensible et indicible par les mots dont nous disposons... De même, le 'Je' du poète, comme celui de tout homme, n'est pas seulement l'être social qui rit, converse, s'irrite, interagit avec les autres êtres sociaux qui l'environnent. La révélation de l'inconscient constitue l'une des plus grandes découvertes du XXème siècle et son exploration progressive est désormais l'un des enjeux de la poésie car la parole s'est enrichie d'échos souterrains, jaillis de profondeurs que l'on pressentait mais dont les ouvertures caverneuses n'avaient pas été encore dévoilées... Pierre Jean-Jouve et Henri Michaux, parmi d'autres (les surréalistes, par exemple) mais avec plus de gravité et d'éclat que d'autres, ont su assimiler les implications de l'existence de ces territoires secrets et transformer l'écriture de la parole poétique pour qu'elle englobe la totalité des nuances, explicites et implicites, induites par ces dimensions nouvelles. « Sueur de sang », « Connaissance par les gouffres », « Face aux verrous » : la poésie puise désormais son essence dans un travail méthodique d'exploration des réalités cachées et de confrontation avec l'évidence sensible. Elle réalise la prophétie rimbaldienne d'une poésie née du « déréglement raisonné de tous les sens ». Dans cette démarche d'écriture à la lisière du « connu », le poète se heurte aux convenances de l'esprit et de la société. je veux ici citer notamment la religion et le positivisme scientifique qui sont, pour moi, les plus belles ruses de l'humanité pour oublier l'indicible et domestiquer le monde en l'ordonnant selon des règles et des principes compréhensibles à l'échelle humaine. Notre existence prend sens quand elle résulte d'un geste créateur et se mesure à l'aune de principes moraux intangibles qui détermineront, après la mort, punition ou récompense ; l'Univers devient accessible à la raison quand il résulte d'un geste créateur et obéit à des lois intangibles qui déterminent la course des étoiles... Ici, rien n'est caché : le monde est ce qu'il semble être, éternel tel qu'il fut créé et décrit en totalité par la Bible et les mathématiques (cf l'avis de Newton sur ses propres travaux). Mais cette clarté a un prix car elle repose sur l'oubli que les mathématiques reposent sur des axiomes et des propositions indécidables qu'il convient d'accepter comme la religion chrétienne suppose la foi en la Résurrection du Christ. Il faut, comme le héros du roman de Zamiatine, vivre dans le monde borné par la portée des préceptes et renier les mondes visibles qui s'étendent au-delà des murs de verre... Or ce sont là les terres du poète, qui cherche les rivages vierges au-delà de ce monde totalement explicite ; qu'il soit en « Grande Garabagne » ou dans un pays lointain peuplé « d'amis inconnus », le poète sait que la Poésie s'écrit sur les lignes de faille qui, révélant les profondeurs béantes dont les échos caverneux hantaient notre parole, crevassent les murs dont nous avions ceint le monde pour le réduire à notre échelle et l'ordonner tel que nous avions voulu qu'il soit. L'appel à la plongée dans l'inconnu au coeur du maelstrom, qui clôt les « Fleurs du Mal », peut enfin s'incarner dans l'écriture et l'acte vécus pour trouver du nouveau. C'est là , je crois, l'une des clefs de la poésie moderne et la raison de sa relation singulière avec tout ce qui a trait au fantastique et à l'occultisme. Le surréalistes, et plus encore leurs « cousins » du Grand Jeu, furent hantés par l'idée des forces cachées qui sous-tendent le monde : l'astrologie, l'alchimie furent des sources d'inspiration pour puiser des idées et des images autres et cette soif d'altérité, ce désir d'élargir le monde au-delà de ses frontières et de ses limites, est ce qui apparente la littérature fantastique à la poésie. Venu à l'écriture sous l'influence de mes lectures des oeuvres de Lovecraft et de Poe, j'ai toujours été ému par cette évocation d'un ailleurs possible, fût-il terrifiant... Mais ce refus du monde tel qu'il est implique aussi le refus de ses conventions. Pour cette raison, les poètes modernes sont nécessairement amoraux et, puiqu'il faut écrire contre pour saper la résistance des murs qui soutiennent l'ordre établi, souvent immoraux. André Breton énonçant que « l'acte surréaliste le plus simple consiste, révolver au poing, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule » et Gilbert Lély ("Maternité", "Roses de Picardie", "L 'inceste l'été", "L'épouse infidèle", etc. (poèmes écrits dans une langue admirablement maîtrisée mais avec une volonté évidente de blasphème) sont des exemples parmi d'autres de poètes (j'aurais pu citer Georges Bataille et les poèmes de l'Archangélique) qui écrivirent à coups de hache dans la bonne conscience de leurs lecteurs. Les sentiers peu frayés que les poètes du XIXème avaient pressentis et inaugurés (avec Thomas de Quincey écrivant sur l'assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, poètes groupés en cénacles de Zutistes et de Vilains Bonshommes, etc.) apparaissent aujourd'hui comme l'esquisse des voies empruntées par les poètes modernes qui ont vu en Sade un de leurs grands précurseurs et en Baudelaire le poète de la révolte de la conscience éveillée dans le mal. Dans sa préface au recueil poétique 'Des vers' qui valut à Maupassant un procès pour « outrage aux moeurs et à la morale publique », Flaubert reprend l'idée que la beauté du poème n'est pas dans la beauté du sujet mais réside dans l'art du poète qui, depuis Baudelaire, transforme le fumier en or. Pierre Louys, outre le sublime Pervigilium Mortis qui peut faire pâlir les poèmes d'amour de Pétrarque ou d'Eluard, composa des poèmes et des romans pornographiques qui le rendent à jamais introuvable dans les manuels scolaires mais ont un humour et une beauté qui brillent d'un éclat féroce presque insoutenable. Il n'y a pas de sujet anti-poétique et la force du poème réside dans sa puissance d'impact, pour produire des images mentales qui ébranlent durablement le lecteur et modifient, en l'élargissant, sa perception du monde. Dans son admirable essai sur Lovecraft, Houellebecq célèbre les éclats paroxystique d'une écriture qui va, parfois jusqu'au délire, aux limites du dicible dans son évocation de puissances incommensurables tapies dans les dimensions insoupçonnées de l'espace-temps. Charles Duits, poète proche des surréalistes et auteur de deux romans fantastiques admirables (Nefer et Ptah Hotep), décrit l'extase de Thérèse d'Avila en espérant qu'elle « coûtera du foutre » à ses lecteurs. Le poète libanais Adonis a écrit, dans un chapitre d'Identité inachevée, des mots importants sur l'acte sexuel comme expérience mystique du cosmos. En fait, l'angoisse existencielle (la mort et ses ombres portées étant le grand indicible) et la violence du désir sexuel sont d'admirables leviers pour, sur le point d'appui du poème, ébranler le lecteur dans son confort quotidien et le confronter à l'altérité du monde réel, inaccessible et au-delà des mots... Parfois au risque de la folie (Antonin Artaud, dans Suppôts et Supplications, est souvent obscène jusqu'au délire) ou de l'inacceptabilité, obligeant les auteurs à se cacher derrière des masques et des pseudonymes. |
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