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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2012-12-24 | |
Le long texte ci-dessous est le fruit d'un travail scolaire. Il s'agissait d'écrire, sur un sujet libre, un petit mémoire puis de le soutenir en public : j'ai choisi de prendre le temps de me consacrer à un sujet très éloigné de mes problématiques professionnelles(on ne m'en a pas tenu rigueur !) : l'oeuvre et la démarche poétiques de Rimbaud, qui me fascinaient en même temps qu'elle m'interrogeaient tandis que je travaillais également dans mes heures libres à l'achèvement de mon 1er recueil de poésies. L'oeuvre de Rimbaud me tenait à coeur car il me semblait qu'elle était celle qui avait ouvert à la poésie un horizon nouveau, dans la recherche d'un rapport au monde.
ESSAI : Arthur RIMBAUD Les trois dernières décennies du XIXème, à rebours du sentiment de décadence communément ressenti à l’époque, apparaissent aujourd’hui comme un âge d’or de la poésie d’expression française, qui connut en quelques années une évolution rapide et radicale et vit s’épanouir, en France et en Belgique, de nombreuses écoles et sensibilités. L’effervescence des milieux littéraires n’était d’ailleurs qu’un reflet des mutations qui ébranlaient le socle de la société française dont les structures traditionnelles, dangereusement affaiblies par l’effondrement du second Empire, se délitaient sous l’influence des progrès techniques et du développement du commerce international, favorisant ainsi, dans le renouvellement des courants de pensée, l’émergence de personnalités fortes et l’expression des talents innovants. En 1869, Arthur Rimbaud, un collégien de quinze ans, commence à écrire des poèmes par imitation des maîtres de l’époque ; quatre ans plus tard, en 1873, il s’efface soudainement de la scène littéraire française, laissant derrière lui, éparpillée entre ses amis et ses relations, une œuvre poétique qui ne ressemble à aucune autre et qui, depuis sa publication vers la fin du XIXème siècle, n’a cessé d’exercer une influence considérable sur la poésie mondiale. L’éclat le plus vif, puis le silence le plus profond… La brièveté et la densité de ce passage météorique vont très rapidement engendrer la légende d’un adolescent génial et rebelle, qui a inspiré une somme considérable d’ouvrages critiques et biographiques. Cette masse d’informations (près de 150 références dans les bases de données informatisées des bibliothèques) où abondent les partis pris et les querelles de chapelle, loin de clarifier le ‘cas Rimbaud’, altère en fait la perception de la nature d’une œuvre unique, qui a profondément modifié la notion même de poésie, et d’une vie extraordinaire, menée entre les Ardennes et le Moyen-Orient, qui a longtemps constitué un mystère. Néanmoins, depuis quelques années, de nouveaux travaux et des recherches biographiques ont permis de mieux comprendre la personnalité d’Arthur Rimbaud et de restituer sa logique et sa cohérence à une destinée apparemment inexplicable. Dans ce court essai, nous nous efforcerons, en recadrant la démarche d’Arthur Rimbaud dans ses contextes historique et psychologique, de montrer, par la confrontation des points de vue successifs et contradictoires portés sur ses écrits et sur sa vie, comment son œuvre révèle les lignes de faille de la civilisation occidentale et conserve une modernité intemporelle. Rimbaud fut longtemps invisible, dissimulé tour à tour ou simultanément derrière les masques (Voyant, Voyou, Enfant prodige, Saint) dont des critiques et des admirateurs trop zélés l’avaient revêtu. Ces diverses dénominations n’empêchent pas la lecture des poèmes mais, en les enfermant dans le cadre étroit des catégorisations, réduisent singulièrement leur portée. Il convient donc, en préalable à toute lecture de l’œuvre, d’évoquer l’existence d’Arthur Rimbaud afin de désenchaîner sa poésie du carcan des idées reçues qui entravent ses vertus cardinales de liberté et de mouvement. Arthur Rimbaud naît le 20 octobre 1854, à Charleville, d’un père capitaine d’infanterie et d’une mère issue de la paysannerie des Ardennes. Très vite orphelin de père après le départ de celui-ci hors du domicile familial en 1860, Rimbaud grandit sous la tutelle autoritaire mais aimante de sa mère, Vitalie Cuif. En dépit du ton acerbe de certaines lettres écrites par Rimbaud et des surnoms souvent peu flatteurs dont il affubla sa mère et son frère, Rimbaud resta toujours en excellents termes avec sa famille. Sa mère, même dans les épisodes les plus troubles de la vie de son fils, malgré l’incompréhension, malgré l’éloignement, ne lui refusa jamais son affection et lui demeura toujours un soutien fidèle et infaillible [a]. Surmontant les contraintes financières générées par sa situation matrimoniale, Vitalie veilla à l’éducation intellectuelle et morale de ses enfants et, notamment, s’efforça de faciliter le développement des capacités artistiques d’Arthur, qu’elle considérait comme son enfant le plus doué et qu’elle espérait, secrètement, voir accomplir une carrière brillante. En effet, dès le collège, Arthur se révèle un étudiant prometteur, distingué à toutes les remises de prix, et d’une curiosité insatiable, à tel point qu’il sèche fréquemment les cours pour se rendre à la bibliothèque ou chaparder dans les librairies de Charleville les livres qu’il n’a pas pu lire. Cette adolescence studieuse, où percent déjà les prémices d’une vie errante, car Rimbaud profite aussi de ses écoles buissonnières pour vagabonder dans la campagne, lui permet d’acquérir rapidement une culture poétique classique importante et éveille en lui un désir d’écrire fortement encouragé, à partir de janvier 1870, par un jeune professeur de rhétorique, George Izambard, qui a décelé les qualités littéraires de son élève. Dans ses premiers poèmes, où transparaissent les influences des maîtres de l’époque, notamment celles de Théodore de Banville et de Victor Hugo, Rimbaud se montre soucieux de respecter les règles de la prosodie classique (rimes riches, rimes grammaticales, etc.) et reprend des thèmes et des figures à la mode (« Ophélie », « Bal des pendus », etc.), qu’il enrichit de sa jeune expérience de la vie et de ses lectures. Ces poèmes d’imitation remportent un succès d’estime, notamment avec la parution de « Les étrennes des orphelins » dans la presse locale, mais, rapidement, Rimbaud veut quitter Charleville, qui n’est à ses yeux qu’un morne trou de province, et se rendre à Paris, où la vie littéraire se concentre et rayonne. En effet, Rimbaud, probablement sous l’influence de Baudelaire et de Verlaine qu’il assimile avec une vivacité prodigieuse, commence à se libérer du carcan qui étouffait sa voix et, assouplissant ses vers, répudiant certaines règles (dont celle de la rime grammaticale, que Baudelaire n’appliquait pas), il acquière très vite une maîtrise d’écriture et un timbre propre, et exprime, avec peu d’originalité mais avec une vigueur jamais atteinte avant lui, une sensibilité adolescente avide de liberté, comme dans « Sensation », et d’émancipation morale et sexuelle, comme dans « Soleil et chair ». La révélation de cette poésie nouvelle, qui s’affranchit progressivement de tout modèle et de toute référence, ne peut s’épanouir pleinement à Charleville, où les supports littéraires sont peu nombreux et très académiques ; se sentant désormais capable de parler d’égal à égal avec ses maîtres, comme le démontre la lettre qu’il envoie à Banville avec l’espoir, déçu, d’une publication, Rimbaud rêve de conquérir Paris. Or survient la guerre franco-prussienne de 1870. Elle va bouleverser la vie quotidienne de Rimbaud comme celle de tous les habitants des Ardennes ; l’année scolaire est interrompue, des armées de province sont formées, l’avenir devient soudain incertain. Ce vacillement de l’ordre établi ouvre sans doute, dans l’esprit du jeune adolescent, des opportunités nouvelles et lui fait entrevoir l’espoir de quitter l’ornière d’un destin tracé. Ignorant les mises en garde d’Izambard, qui sait que Paris est devenue une ville très dangereuse, Rimbaud débarque à la gare du Nord le 29 août 1870, sans connaître personne, avec en poche son seul carnet de poésies. Arrêté dès sa descente du train pour avoir voyagé sans billet et incapable d’expliquer logiquement à la Police la signification des mystérieux griffonnages qui couvrent son carnet, il est conduit en prison avec les déserteurs et les agitateurs. Désespéré, harcelé par quelques prisonniers qui tentent d’abuser sexuellement de lui, il écrit à Izambard pour qu’il intercède en sa faveur et le fasse libérer au plus vite. Izambard se rend alors à Paris et, prenant momentanément Rimbaud en charge, l’emmène chez lui, à Douai, où il le présente à Paul Demeny, poète dont Rimbaud méprise la platitude des vers mais qui, ayant déjà publié, peut s’avérer une relation utile. Cette première escapade, au dénouement heureux malgré les déboires et les humiliations subis, inaugure une longue série de fugues et de voyages entre Paris et Charleville, parfois effectués à pied et presque sans ressources. Les premières poésies de Rimbaud, cherchant son identité et voulant l’affirmer avec force, sont une parfaite illustration du désir d’émancipation commun à tous les adolescents. L’originalité du processus de construction de la personnalité chez Rimbaud ne réside donc pas dans la nature, mais dans l’intensité d’une quête identitaire qui s’exprime d’abord par l’écriture. Rimbaud, qui possède déjà une culture très importante qui lui permet de transcender son expérience personnelle et de dépasser la simple évocation élégiaque de ses tourments adolescents, recherche un langage poétique qui lui serait propre et parle en des termes très péjoratifs des poètes qui confondent la composition poétique et l’application systématique des règles prosodiques. Or, comme en témoigneront les deux lettres, dites du Voyant, qu’il écrira en 1871, et que confirmera plus tard l’aveu de la Saison en Enfer, Rimbaud, dans ce processus, se reconnaît poète ; il se sait poète, par don reçu, et, dès lors, se veut poète dans son rapport au monde, quitte à sacrifier sa vie sociale et à assurer sa subsistance matérielle par les plus basses besognes. Cette position a parfois été interprétée comme le simple prolongement d’une révolte adolescente, décrédibilisant ainsi la rigueur d’une démarche intellectuelle sans concession, et a incité certains commentateurs à réduire la portée de l’œuvre de Rimbaud (‘Rimbaud n’a eu que les idées suggérées par le monde pourri qui l’étreignait. Et un poète sans idées personnelles n’est jamais très grand’ [b] ; ‘Rimbaud ne conduit qu’à l’exaspération et au désordre’ [c]), voire à la nier, comme Maurras, qui considérait toute l’œuvre comme la scorie d’une adolescence tapageuse et mal dégrossie. Il est vrai, comme Rimbaud l’écrit lui-même, que ‘on n’est pas sérieux quand on a dix sept ans’ ; il existe pourtant des précédents remarquables d’affirmation précoce d’une vocation poétique, qui ont eu des répercussions jusque sur le développement de la civilisation occidentale : Karl Marx, vers 17 ans, s’affirma poète (avant de céder, partiellement, aux remontrances de son père qui voulait le diriger vers des études de droit) et, par ce biais, découvrit d’abord l’aliénation, avant d’approfondir et d’élargir considérablement ce concept dans un sens nouveau, comme la privation de la capacité d’action artistique, considérée comme l’activité supérieure et essentielle de l’homme individualisé. Cette vocation poétique se veut l’expression d’un nouveau rapport au monde où, par le dérèglement raisonné de tous les sens, le poète devient explorateur de la totalité des potentialités humaines, dans le bien et dans le mal. Allant à l’encontre de tous les principes de bienséance et de sociabilité, elle se heurte aux résistances du bon sens et de la sagesse, qu’incarne notamment la mère Rimbaud (‘la mère sup.’, la ‘bouche d’ombre’), rigoureuse et bigote, et oblige le jeune homme à masquer sa soif d’absolu sous l’apparence d’un comportement studieux et soumis, faisant du même coup naître en lui une rancœur sourde contre sa famille et sa province, qu’il voue aux gémonies et rêve de voir totalement détruite par les armées prussiennes (dont il va de temps en temps, avec bienveillance, observer les manœuvres). Cette attitude, résolument hostile à la médiocrité quotidienne des vies ordinaires, lui vaudra la sympathie des surréalistes, qui l’utiliseront pour discréditer toutes les cérémonies et célébrations officielles que Charleville et la France organiseront, bien après sa mort, en son honneur ([d]). La guerre franco-prussienne s’achève avec la déroute militaire de Napoléon III. Après le rétablissement de la République, la situation dans les Ardennes se normalise peu à peu et Rimbaud peut voyager à nouveau, dans le nord de la France et en Belgique, où il participe à des discussions politiques qui lui font prendre concrètement conscience des clivages de la société. Dès lors, Rimbaud, qui avait déjà célébré dans « Le forgeron » la volonté révolutionnaire du peuple, et avait considéré d’un œil haineusement sarcastique la levée en armes des bourgeois de Charleville, s’acharne à vilipender toutes les institutions symboles de l’autorité du second Empire déchu, devenu la cible d’une poésie militante qui le tourne en ridicule, comme dans « L’éclatante victoire de Sarrebruck », (accrochage entre les armées françaises et prussiennes, que la presse avait patriotiquement célébré comme une victoire éclatante), et dénonce, dans « Le mal », sa collusion avec l’Eglise, coupable de trahison avec les forces du pouvoir et de l’argent. Au début de l’année 1871, le Collège rouvre ses portes ; malgré l’opposition de sa mère, Rimbaud décide d’abandonner ses études et, à la fin du mois de février, se rend à Paris. Après dix jours d’errance dans le plus total dénuement, la misère le ramène à Charleville. Lecteur attentif des écrivains et des journaux socialistes, Rimbaud suit certainement avec intérêt le développement de la Commune mais il est aujourd’hui admis, même si la question n’est pas définitivement tranchée, qu’il n’y a pas pris part. En fait, la légende d’un Rimbaud ralliant Paris à pied pour s’enrôler dans les brigades de volontaires est vraisemblablement une mystification d’un ami d’adolescence, Ernest Delahaye, qui publia dans les années 20 des commentaires et des souvenirs enjolivés pour satisfaire les attentes du groupe surréaliste. Quoiqu’il en soit, selon les souvenirs de sa sœur Isabelle, Rimbaud n’a pas été poursuivi, ni même inquiété, pour ses sympathies. Mais sa compassion pour les souffrances endurées par le peuple, asservi par l’Empire avec le silence complice de l’Eglise, puis par la bourgeoisie triomphante qui s’accommode aisément de l’occupation allemande, accentue son dégoût de la société française (qui éclate dans « Paris se repeuple » où il écrit, entre autres : ‘… quoiqu’on n’ait jamais fait d’une cité / Ulcère plus puant à la Nature verte) et conforte sa volonté de s’en affranchir définitivement et totalement, par la poésie. En réponse à Izambard, qui s’efforce de le convaincre de reprendre un cours de vie plus raisonnable (‘On se doit à la société’), Rimbaud énonce clairement, dans ses deux lettres du Voyant (lettre à Izambard datée du 13 mai 1871 et lettre à Demeny du 15 mai 1871), son refus de jouer les règles du jeu social et d’accomplir ce que la poésie, depuis Baudelaire, impose à ses disciples : explorer l’Inconnu et, tel Prométhée, en rapporter des visions. Le cœur empli de ressentiment envers une société dont il se sent la victime oppressée et humiliée (« Le cœur du pitre »), haineux dans sa volonté rageuse de s’en exclure et orgueilleux dans sa certitude d’être un poète quasi-messianique, Rimbaud, qui n’a que 17 ans, écrit aux poètes parisiens qu’il admire comme un chef de bande recherche des complices. Il est accueilli avec chaleur par un aréopage de poètes, que domine Paul Verlaine mais qui comprend aussi Jean Richepin, Charles Cros, etc., qui forment le Club des Vilains Bonhommes. Très vite, Rimbaud fascine, par l’évidence de son talent poétique (Victor Hugo, à qui il est présenté, déclare : ‘c’est Shakespeare adolescent !’), et irrite, par son allure de paysan qui dénote dans les milieux littéraires parisiens et par son attitude orgueilleuse et insolente. En fait, Rimbaud s’est rendu à Paris avec le désir d’une reconnaissance de son talent et avec l’espoir de rencontrer les âmes sœurs qu’il n’avait pas connues à Charleville ; or, au fil des jours, malgré l’estime ou l’admiration que recueillent ses poèmes, il prend conscience que le cénacle des poètes parisiens est composé avant tout d’ « assis », de petits bourgeois avec une vie sociale, familiale et professionnelle, pour qui la poésie n’est qu’une aimable distraction, un prétexte à l’encanaillement dans des soirées de beuveries et de joutes verbales. Rimbaud méprise la plupart de ses relations parisiennes, s’enfermant, en leur compagnie, dans un mutisme hostile et insolent (c’est le portrait qu’en fera Mallarmé après leur unique rencontre [e]), ou, au contraire, prenant un malin plaisir à les choquer grossièrement. Comme, naturellement, certains (dont Verlaine) s’en amusent et le font boire immodérément, Rimbaud multiplie les querelles, souvent verbales mais parfois physiques, et les inimitiés, notamment après le coup de canné-épée qu’il inflige à Etienne Carjat, photographe parisien à la mode, à qui il avait tendu une embuscade. Néanmoins, Rimbaud parvient à lier des amitiés vraies dans un cercle poétique plus restreint (les Zutistes, fondé par Charles Cros), qui lui assurent l’hébergement ; mais c’est surtout avec Verlaine, l’un des seuls poètes que Rimbaud a reconnus authentiquement Voyant, qu’il noue une relation, passionnelle et orageuse. La nature de cette relation, à la fois charnelle, sentimentale et intellectuelle, a alimenté de nombreuses études ; elle est, hélas !, trop riche et trop complexe pour être détaillée ici ; nous nous contenterons d’affirmer que les témoignages de Verlaine (« Crimen amoris » et le chapitre consacré à Rimbaud dans Les poètes maudits [f]) attestent que Rimbaud a véritablement cru qu’il possédait le pouvoir créateur d’un démiurge capable de transformer la réalité du monde en l’enrichissant de ses visions nouvelles. Verlaine, poète établi jouissant d’une grande notoriété, engagé dans un mariage difficile qu’il souhaitait néanmoins préserver, soucieux aussi d’une poésie d’action politique (il rêvait d’une grande épopée socialiste), était trop impliqué dans la vie sociale pour accompagner Rimbaud dans sa démarche hors du monde réel ; de ce décalage est né le désir de Rimbaud de s’éloigner de Verlaine, qui a abouti au fameux épisode du coup de feu tiré par Verlaine sur Rimbaud, le 10 juillet 1873, alors que celui-ci s’apprêtait à quitter Bruxelles pour rejoindre Paris. L’année 1871 représente un tournant décisif ; en effet, l’œuvre de Rimbaud connaît une accélération formidable, qui radicalise les invectives contre la société avec une verve haineuse et froide (« Les pauvres à l’Eglise », « Mes petites amoureuses », etc.) et exalte la libération totale de l’individu et le départ vers l’Ailleurs (« Le bateau ivre »). En raison de la violence blasphématoire qu’elle suscite, Daniel Rops considère qu’elle est l’expression d’une révolte adolescente contre l’éducation religieuse rigide imposée par sa mère bigote et contre les compromissions et les renoncements d’une vie ordinaire [g] ; elle peut aussi être due au traumatisme de la Commune, dont le nouveau gouvernement vint à bout avec le concours d’une armée étrangère d’occupation. Rimbaud, en raison de son extrême jeunesse, de son isolement affectif, puisqu’il ne possède, à son arrivée, aucun ami dans Paris, peut se permettre le luxe d’exprimer sans concession son dégoût et ses sentiments de révolte : il n’a rien à perdre (‘fais-le, ce ne sera jamais plus grave que si tu étais mort’ était son mot d’ordre intérieur tandis qu’il errait, clochard dans Paris, au temps de ses premières fugues), contrairement à ceux qu’il fréquente (Richepin, qui écrivit La chanson des gueux, Charles Cros), qui souvent éprouvent les mêmes sentiments que lui devant cette vie parisienne, brillante et superficielle, qui reprend un cours tranquille et oublieux du sang versé, mais les taisent ou les étouffent. Que Rimbaud ne fut pas un cas isolé parmi les jeunes gens de l’époque confirme l’hypothèse de l’influence de la Commune et de la Semaine sanglante : un même sentiment de révolte s’exprima, exacerbé, chez Lautréamont, voire chez Corbière, autre provincial (breton) exilé et désespéré, dont la devise était ‘Tristan tous lieux’ ! La révolte et le mépris de Rimbaud sont immenses, jusque dans leurs aspects les plus mesquins (chapardages chez des personnes qui l’accueillent et l’hébergent, insultes gratuites, etc.) ; ils lui attirent de nombreux ennemis. En fait, Rimbaud est seul. Même Verlaine, même Nouveau, en dépit de la complicité poétique qui les unit, apparaissent très différents de Rimbaud, dont l’oeuvre semble plutôt s’inscrire dans le sillage direct de Baudelaire, qui mourut trop tôt, en 1867, pour rencontrer celui qui allait tenter d’accomplir « Le voyage » des Fleurs du mal (‘Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? / Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !) et réaliser « l’Irrémédiable » (‘Soulagement et gloire uniques / La conscience dans le Mal !’). Rimbaud, libéré du carcan religieux que lui avait imposé son éducation stricte, moralement libéré de la société et du sentiment du devoir, cherche, et célèbre dans ses Vers nouveaux, la plénitude sensorielle de l’instant vécu comme un moment d’éternité (Elle est retrouvée / Quoi ? L’éternité / C’est la mer allée / Avec le soleil ) ou, selon les interprétations parfois délirantes de certains critiques, la débauche et l’extase sensuelle (‘Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise ? /…/ Quelque liqueur d’or qui fait suer’ dans « Larme » serait de la bière qui fait pisser ; ‘O saison O château’ ferait référence à une bière des Ardennes et à une certaine rue du Château où travaillaient les prostituées de Charleville ; ‘O Vive lui, chaque fois / Que chante son coq gaulois’ célébrerait l’orgasme de Verlaine, etc. ad nauseum [h]). Au-delà de ces considérations douteuses, les Vers nouveaux, écrits au printemps 1872, et les poèmes en prose, qui seront plus tard regroupés sous le titre d’Illuminations, montrent que Rimbaud s’applique à vivre en être libéré, heureux par-delà le bien et le mal, avec une ferveur qui anticipe de plusieurs années l’offensive de Nietzsche contre la religion chrétienne, accusée d’étouffer la vitalité des hommes et de les asservir à des principes de renoncement, sentiment que Rimbaud avait déjà exprimé en 1871 dans « Les premières communions ». Parallèlement aux Vers nouveaux, Rimbaud projette la rédaction d’un Livre païen, qui relaterait l’odyssée de sa libération. Or ce livre, qui va devenir, à l’été 1873, Une saison en Enfer, n’aboutit pas au projet originel ; Rimbaud connaît une crise qui transforme radicalement le sens de son combat, à tel point que Claudel a supposé qu’il avait vécu un moment d’illumination identique à la nuit de Pascal. En effet, la narration de ce combat intérieur d’une extrême violence, écrit avec un rythme syncopé et véhément qui s’affranchit des contraintes de style, affirmant, annulant, brassant dans un tourbillon grandiose toute l’histoire humaine, multipliant les raccourcis saisissants, visant à l’essentiel, commence sur l’évocation de sa révolte contre la société (‘J’ai horreur de tous les métiers’, ‘Un crime, vite, que je tombe au néant’) , contre l’Eglise et Dieu (‘Je me crois en Enfer, donc j’y suis. C’est l’exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême’), puis évoque le bonheur frénétique, les visions et le sentiment de puissance que lui procura sa libération (Délires II : Alchimie du verbe), mais s’achève, dans Adieu, sur l’aveu explicite de l’erreur commise et sur sa réconciliation avec le monde réel : ‘Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre !’. Pourtant, Rimbaud ne renie pas son passé, il faut ‘Tenir le pas gagné’ mais ayant compris que sa démarche, orgueilleuse et solitaire, ne pouvait pas avoir d’autre issue qu’une mort vaine (‘Mon caractère s’aigrissait’, ‘Ma santé fut menacée… j’étais mûr pour le trépas’), qu’il frôla avec le coup de feu tiré sur lui, à bout portant, par Verlaine, il la confie à l’humanité future. Quelques mois après avoir écrit ces mots, Rimbaud quitte la France et se tait à jamais. En dépit de ce que peut laisser croire le silence définitif qui suit Une saison en Enfer, l’Adieu qui clôt l’ouvrage n’est pas un adieu à la littérature. En effet, Rimbaud est persuadé, - et la postérité lui donnera raison ! - que son livre peut régénérer la poésie française en lui ouvrant des territoires vierges, des horizons nouveaux. Il veut l’éditer, escomptant que ses amitiés parisiennes lui feront une publicité avantageuse qui garantira son succès. La poésie n’ayant jamais constitué une affaire très rentable pour les éditeurs, surtout lors d’un premier ouvrage, c’est la mère de Rimbaud qui assuma les frais de l’auto-édition chez un imprimeur belge. Mais ce fut un échec car les milieux littéraires parisiens, où Rimbaud avait très mauvaise presse (probablement plus qu’il ne le supposait), surtout après sa brouille avec Verlaine, restèrent indifférents. Rimbaud, blessé cruellement, abandonna tous les exemplaires de son livre à l’imprimeur et demanda à ses amis à qui il avait distribué des exemplaires de les détruire. Rimbaud continua pourtant à écrire, puisque la plupart de ses poèmes en prose sont postérieurs à la Saison (comme l’atteste l’absence de toute référence faite à ces poèmes dans la Saison) mais, après avoir confié à Germain Nouveau le projet de leur édition, (ces poèmes seront en fait publiés après la mort de Rimbaud, sous le titre d’Illuminations, grâce à Verlaine), il s’en désintéressa et, à partir de l’été 1874, commença ses errances en Europe (Londres, Stuttgart, Milan, etc.) puis vers l’Orient. Il s’embarqua en 1876 dans la marine hollandaise, déserta, exerça divers métiers dans divers pays du Proche-Orient (contremaître de chantier, négociant, trafiquants d’armes, explorateur, etc.). Ne buvant pas, ne fumant pas, ne dépensant pas l’argent qu’il gagnait (qu’il transportait à sa ceinture, dans des bourses de plusieurs kilogrammes, suscitant une réputation de rapacité démentie par ses lettres), n’ayant aucun besoin matériel (dans une lettre à sa famille, il écrit ‘je fais le bien autour de moi. C’est mon seul plaisir.’), il mena pendant dix ans une vie aventureuse mais ascétique qui, par sa sobriété et par sa retenue, impressionna les autres Européens qui fréquentaient ces contrées sauvages. Surtout, même s’il lut beaucoup, faisant venir par caisses maritimes les derniers livres parus en France, il n’écrivit plus que des comptes-rendus d’exploration pour des sociétés savantes et des articles, souvent refusés, pour la presse métropolitaine. Cette dichotomie entre deux modes de vies totalement différents a intrigué et trompé la plupart des commentateurs de l’œuvre. Quelques-uns y ont vu la retraite au désert d’un Saint (Jacques Rivière ira jusqu’à évoquer l’être ‘exempt du pêché originel’ !) ; d’autres, beaucoup plus nombreux, ont considéré que le Rimbaud adulte était un être médiocre qui avait ‘tué’ l’adolescent génial. Ainsi, Victor Ségalen en escale à Aden, s’interrogeant sur la vie qu’avait pu y mener un négociant européen, acquit la conviction qu’il y avait un double Rimbaud et que l’homme avait trahi le poète [i]. En fait, cette rupture n’est qu’apparente. Conformément à ce qu’il avait sous-entendu dès ses premiers poèmes et fait éclater dans Une saison en Enfer, Rimbaud a fui tout ce qui fige, tout ce qui fixe et enracine, y compris le sentiment du bonheur (‘Quant au bonheur établi, domestique ou non… non, je ne peux pas’), pour mener, tel un héros de Jules Vernes (qu’il lut et admira), une vie aux limites du monde connu, tendue vers l’au-delà du réel effectif de son époque [j]. Simplement, ainsi que le suppose Tristan Tzara (cité par Decaunes [k]), Rimbaud, désillusionné après l’échec de ses ambitions littéraires brisées par le conservatisme des milieux parisiens, reporta dans les sciences d’ingénierie et dans l’exploration géographique de territoires encore vierges son désir absolu de se confronter au réel afin d’en repousser les limites. Et même si, vers la fin de sa vie, il semble que Rimbaud ait songé à s’établir, à se marier et à fonder une famille, évoquant le fils qu’il aurait souhaité éduquer et guider vers une carrière d’ingénieur, il lutta jusqu’au dernier jour pour rester un esprit libre, corps et âme en mouvement ; sur son lit de mort dans un hôpital de Marseille, s’abandonnant à Dieu et à Allah dans un état d’affaiblissement extrême, presque paralysé après une amputation de la jambe droite due à un épanchement de synovie, Rimbaud, qui n’avait plus de fortune, l’ayant totalement distribuée, suppliait dans son délire qu’on lui réserve une place sur le premier ferry en partance vers l’Orient… A force d’études et de recherches universitaires, le mystère qui entourait Rimbaud se dissipe peu à peu, mais le mythe ne s’éteint pas. Qui fut-il ? Rimbaud n’était pas un bohême ; ses débauches, réelles, n’expriment pas des faiblesses de caractère ou une inadaptation sociale ; elles ne sont que les traits saillants de sa quête métaphysique, menée en conscience et avec méthode entre 1871 et 1873, dont l’objet était l’épanouissement, par le langage, de toutes les facultés et de toutes les potentialités humaines. Menacé par la mort et par la folie, il a renoncé mais l’œuvre écrite reste pour toujours un témoignage essentiel : par une remise en cause radicale de notre rapport au monde, elle a changé le monde. Dépassant les romantiques et Baudelaire, qui furent Voyants mais restèrent prisonniers de la forme prosodique classique, Rimbaud a reconnu la nature essentielle du langage, qui est de construire le monde où nous vivons. ‘Nous ne sommes pas au monde’, car sa réalité nous échappe ; la chose en elle-même nous est inaccessible et ce que nous croyons être le monde réel, filtré par nos sens, conceptualisé par le langage, n’est pas le monde réel mais une reconstruction mentale… Rimbaud a fait de la poésie un outil de perception et de compréhension du réel, l’inscrivant, dans le contexte de la fin du XIXème siècle, dans l’aventure intellectuelle qui vit la science théorique commencer la modélisation de l’univers, l’Europe conquérante cartographier l’ensemble de la planète, et les progrès techniques repousser sans cesse les limites du savoir-faire humain. Ce message, même s’il ne fut pas tout de suite entendu, ne pouvait pas être perdu. Redécouvert par Mallarmé, qui l’exprima d’une manière plus savante dans ses Crises de vers, repris, mais tronqué, par les surréalistes, aujourd’hui assumé, notamment, par Yves Bonnefoy, le message de Rimbaud, pour toujours actuel et vrai, confie à la poésie une fonction ontologique : désormais, la poésie sera ce qui s’efforce d’exprimer l’ineffable, c’est-à -dire l’ensemble des rapports encore inexprimés, peut-être inexprimables, porteurs d’un sens et d’un ordre nouveaux, d’un rapport au monde plus réel parce que plus vaste… Elle n’est plus la recherche d’une beauté factice et artificielle dans l’arrangement des mots, elle n’est plus cette aimable fantaisie, gratuite et vaine, qui brille dans la conversation ou enjolive la narration ; elle est expérience vécue de la réalité, quête du ‘Vrai lieu’ et de ‘l’Instant vrai’. Cette connaissance nouvelle sur la nature de notre rapport au monde n’est pas dénuée de danger. Freud (Malaise dans la civilisation), Marcuse (L’homme unidimensionnel), Junger, Camus ont, dans des termes qui font écho à Rimbaud, exprimé la menace du sentiment de déréliction et d’absurdité qui guette l’homme moderne, perdu dans les faux-semblants d’un monde qu’il sait factice, cherchant vainement une réalité qui lui échappe par nécessité, ou s’étourdissant pour l’oublier. Annexe : Notice bibliographique Œuvres d’Arthur Rimbaud : Œuvres complètes, Rimbaud, NRF (introduction de René Char), 1973 Ebauches, suivies de correspondance d’Isabelle Rimbaud/Paterne Berrichon, Mercure de France, 1937 Table des sources citées dans l’essai : [a] Le secret de Rimbaud, Paul Gravillon, Aléas, 2001 [b] Les écrivains modernes de la France, D. et C. Bonnefon, Arthème Fayard, 1927 [c] Cornet à dés (Préface), Max Jacob, Stock, 1923 [d] Permettez, tract collectif du groupe surréaliste, daté du 30/10/1927 [e] Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, The Chap book (Chicago),1896 [f] Les poètes maudits (Œuvres complètes), Verlaine, Club du meilleur livre, 1960 [g] Rimbaud, le drame spirituel, Daniel-Rops, Plon, 1936 [h] Fil d’Ariane pour la poésie, Roger Goffin, Nizet, 1964 [i] Le double Rimbaud, Victor Ségalen, Fata Morgana, 1996 [j] L’ardente patience d’Arthur Rimbaud, Roger Nimier, Corti, 1993 [k] Poésie au grand jour, Luc Decaunes, Champ-Vallon, 1982 Autres sources : Anthologie des poètes français contemporains, G.Walch, Delagrave, 1924 Correspondance (Œuvres complètes), Verlaine, Club du meilleur livre, 1960 Arthur Rimbaud, Yves Bonnefoy, Le Seuil, 1961 Sur les poètes, Jacques Borel, Champs-Vallon, 1998 |
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