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Itinéraire poétique dans le Cantique pour Nathanaël (André Chouraqui)
communautés [ écrivains israéliens d`expression francaise ]
Daphna Poznanski

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
par [marlena ]

2005-01-01  |     | 





Paru aux éditions José Corti en 1960, le Cantique pour Nathanaël revêt une dimension intemporelle. Ce grand œuvre, au sens alchimiste et mystique, exerce un puissant attrait. Dans les années 90, un producteur, Daniel Couran, a souhaité l'adapter et créer un ballet, sur un livret d'André Chouraqui et une chorégraphie de Jean-Luc Leguay. Ce ballet, intitulé « Ballet pour la paix. Pour un peuple de lumière », devait être dédié aux peuples de la Méditerranée. Le projet atteignit un coup si élevé qu'il ne vit jamais le jour. On peut se demander si l'aspect hollywoodien prévu n'aurait pas trahi la véritable essence de l'œuvre qui relate l'itinéraire intime d'un homme, des ténèbres à la lumière. « Le poème d'un homme, nous dit André Chouraqui, trace toujours l'essence de son chemin personnel, qui va du Chaos initial au Royaume ». Le Cantique pour Nathanaël nous dit la normalité de l'itinéraire suivi par le poète, sa singularité, le dépassement réussi de la tradition juive vers l'Universel.

La normalité de l’itinéraire poétique dans le Cantique pour Nathanaël

A l'instar d'autres poètes, André Chouraqui nous décrit sa condition tandis qu'il gravit les degrés de l'autogénèse esthético-mythologique. Il chante sa fascination pour les mots de la langue française :

Les mots se figent,
les lettres prennent vie
Secrètes flammes au seuil de la nuit.
Je découvre le rictus d'une grimace
Où la douleur et la joie
confondent leur masque.
La douleur et la joie confuses se mêlent
Et plantent en ma chair
leurs clous ensanglantés
Les lettres prennent vie ,
secrète flamme, nuit
Des extases figées au silence des mots

Le poète nous narre les pesanteurs du temps, la fragilité de l'être, les obstacles du chemin, son flirt avec la mort :

Ma peau usée par la morsure des sables,
laisse couler mon sang pour eux.
Aux hurlements du vent des dunes
ils boivent, dévorent
ma chair saignante en ricanant.

L'itinéraire du poète entraîne sa séparation d'avec autrui, amène l'échec du couple :

Hébété, j'avance
au calvaire où fond ma peur
Au conflit de tes voix. Attendre, mourir, pourquoi?
Si vide je reste
exclu de cette harmonie
Où je sais que tu vis. Hautaine,
ton silence me blesse. Pourquoi me fuir,
si vers toi l'amour
Me pousse et glacé
me laisse, blessé, sanglant
Au seuil de ton refus...

Avec l'échec du couple, le poète reste seul avec sa solitude.

O solitude! épouse vierge
aux océans de l'incréé
je vais vers toi délivré
d'entraves, libéré
du poids de mon passé.

Cette solitude représente une étape obligée pour se préparer à la lutte avec l'Ange.

Au fonds du puits de solitude
J'attendais une une main frêle
Pour essuyer sueurs de sang
et larmes tristes,
Une main tendre et tout humaine
Pour étancher larmes de sangs,
tristes sueurs,
Du temps d'exil.
Un poing me frappe.
Le grand fracas des guerres éclate,
Le rut vengeur de mon attente en mes calvaires,
Déferlement de haines
Aux cueillaisons
De fin des temps...
Et je t'embrasse,
Glaive de l'Ange!

Ayant subi les épreuves, le poète naît une seconde fois. Métamorphosé, car devenu autre, il accède à la révélation.

Oui, déjà, le roc s'est fendu
Vivant, j'ai pénétré dans la grotte
où ruisselle ta musique.
O, délivrance de l'attente vaine
mon regard libéré perce la nuit.

André Chouraqui apporte à l'univers poétique une singularité propre, une dimension particulière, lestée du poids de l'Histoire.

Singularité de la poésie israélienne

Le passé, en flux continu, irrigue le Cantique pour Nathanaël. Passé lointain de la Bible revisité :

Sardoine, topaze, émeraude,
Rubis, jaspe, saphir,
Agathe, améthyste, lyncure,
Onyx, béryl, chrysolite,
Noms de mes tribus sur ton pectoral, grand prêtre !
En tes pierres, je pénètre le saint des saints,
Arc-en-ciel de couleurs sur ton ventre,
o, Réel :
Et je mets le baiser d'espérance et de paix
Sur tes lèvres, éternité!
Jérusalem, ton sol au nom de Terre sainte,
Tes rocs, o, ma Judée,
aux forêts renaissantes,
Ton lac et tes poissons, Galilée du miracle,
Tes incendies, Eilath,
aux torches du couchant,
Et tes portes, Néguev, ouvertes sur le ciel,
Je pénètre les secrets
au pectoral jaspe onyx de ton grand-prêtre,
Jérusalem,
Et je baise ta lèvre blanche, éternité.

- passé plus proche aussi, passé douloureux, de l'Holocauste :

Je vais au fond du gouffre
Des cimetières
Parlementer avec des morts.
Des gros tout ronds,
des grands tout maigres,
Petites grosses,
Femelles sottes
Et gros mammouths très importants.
Sur une tombe
Je lis le nom d'un de mes fils.
Je marche, dans des charniers,
sur des montagnes de chevelures.
Je les saisis et glisse dans l'atmosphère
Pour les suspendre en mes planètes,
Ces souvenirs du temps des morts,
Au grand Hallel
De mes victoires.

Cependant le passé millénaire se régénère à la source de l'Israël moderne.

Il resurgit du fond des âges
Le peuple du long exil,
Et chante
Le nom caché de son amour.
Forêts nouvelles
Sur les rocs antiques.

De la tradition juive à l’universel

Le Cantique pour Nathanaël nous conte le dépassement réussi de la tradition juive vers l'Universel. Dépouillé de lui-même, le poète redécouvre, en présence de la Présence, les arcanes de la mystique juive, les mystères dévoilés de la création, ceux-là même auxquels ont accès les kabbalistes qui osent franchir les portes du Livre de la Création (Sefer Hayetsira) et du Livre de la Splendeur (Sefer Hazohar) :

J'ouvre la porte.
Je suis porté, par tout un peuple,
en ton royaume.
…
Oui, déjà, le roc s'est fendu
Vivant, j'ai pénétré dans la grotte
Où ruisselle ta musique.
O, délivrance de l'attente vaine
Mon regard libéré perce la nuit.

Le poète est parvenu dans l'Incréé, dans l'Innommable.

Noces cruelles en leurs concerts, l'escalier
De cristal apparaît, il descend de l'azur.
Suspendu dans l'azur
Sonore, il révèle la splendeur de ton règne
Et je gémis tout écrasé, de mes joies folles,
Ecloses au mutisme des nuits,
Ta musique, Roi de cristal, époux cruel,
En mes déserts et dans mes ruines,
O, Vengeur!
J'ai cheminé dans ton chemin
Jusqu'en ton ciel et j'ai marché
sur ton cristal,
Roi de mes cieux, aux grands silences cruels.
La mer a bloqué ses diamants et ses gorges.
En tremblant, je vois jaillir des fleurs
Dans l'ovale des mondes, o, danses du ciel.
Le silence se tait, le rythme retentit,
Je gravis l'escalier du cristal de ton cœur,
Et bois dans l'azur au rien de mon vouloir
En ton éternité, ton vouloir de cristal.
Amen sélah, alléluiah, amen sélah.
…
J'accède à l'au-delà
de l'harmonie, de la voix,
de la beauté, de l'être.
Dure beauté aux yeux aveugles!
Etre hermétique aux doigts de flammes!
Brûlures, tortures des mondes
et dans ce rien je vois surgir
l'avers du réel, o splendeur
muette, âpre, ivre de solitude!
plus haute que justice,
plus forte qu'unité
plus vive que l'amour
où Dieu se dépouille de son nom
dans la majesté du Royaume!

Grâce aux mots-cristal d'André Chouraqui, en suivant son itinéraire à travers le Cantique pour Nathanaël, nous pouvons entrevoir quelque chose de l'Incréé qu'il côtoie, lui, si familièrement. Nous pouvons aussi percevoir son projet, celui de toute une vie et de toute son œuvre - poétique et prose -, la réconciliation de l'homme avec lui-même, la réconciliation de l'homme avec l'homme – Moshé-Jésus-Mohammed, projet qui, nous dit André Chouraqui, « ne peut passer que par la réconciliation de l'homme avec l'Etre de l'être. »

Daphna Poznanski

Daphna Poznanski : juriste ; auteur d'un roman, La Vipère d'Azur (Calmann-Lévy) ; présidente de l'ADFI, élue Déléguée des Français d'Israël au Conseil Supérieur des Français de l'Etranger.










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