Véritable star mondiale de la philosophie, avec des ouvrages traduits dans une cinquantaine de langues, il était l'inventeur du concept de "déconstruction", consistant à défaire de l'intérieur le système de pensée dominant des valeurs traditionnelles. Jacques Derrida est mort tôt dans la nuit de vendredi à samedi des suites d'un cancer à l'âge de 74 ans.

L'itinéraire de ce grand penseur à la tignasse neigeuse s'apparente à un dialogue sans concession avec la métaphysique occidentale, une mise en question incessante des concepts de la tradition philosophique. Considérée comme une révolution intellectuelle, cette démarche critique restera attachée à son nom.

Auteur de nombreux livres, notamment de "L'Ecriture et la différence" (Seuil, 1967), de "De la grammatologie" (Minuit, 1968) et de "Spectres de Marx" (Galilée, 1993), Jacques Derrida était le philosophe français le plus lu et le plus commenté au monde. Il avait vu son nom fréquemment cité parmi les possibles lauréats du prix Nobel de littérature, revenu cette semaine à l'Autrichienne Elfriede Jelinek.

Parmi ses derniers travaux, figurent deux essais parus aux éditions Galilée sur l'après-11 septembre 2001, "Voyous" et "Le 'concept' du 11 septembre".

Né le 15 juillet 1930 à El-Biar, près d'Alger, dans une famille juive, Jacques Derrida intègre l'Ecole normale supérieure (ENS) en 1952. Il enseignera la philosophie à la Sorbonne de 1960 à 1964, puis à l'ENS de la rue d'Ulm jusqu'en 1984.

Sa réflexion sur l'institution philosophique et sur l'enseignement de cette discipline le conduit à fonder en 1983 le Conseil international de philosophie, qu'il préside deux ans avant de rejoindre l'Ecole des hautes études en sciences sociales.

Elève de Gaston Bachelard, condisciple de Pierre Bourdieu, Michel Serres ou Louis Althusser, Jacques Derrida partage très tôt son temps d'enseignement entre Paris et plusieurs grandes universités américaines, comme Harvard, Yale et John Hopkins. En 1986, il devient professeur de philosophie et de littérature comparative à l'Université de Californie.

Dernier survivant de cette génération des "spadassins des années 60" (Jacques Lacan, Michel Foucault, Roland Barthes, Gilles Deleuze), qui mirent à mal l'académisme et changèrent la donne pholosophique, il s'engagera avec le temps pour des causes comme la dissidence tchèque, l'abolition de la peine de mort aux Etats-Unis, les droits des immigrés et des sans-papiers en France.

Jacques Derrida, qui se rapproche de la gauche officielle au début de l'ère Mitterrand, se dit cependant social-démocrate et sera membre en 1995 du comité de soutien du candidat socialiste à l'élection présidentielle Lionel Jospin, époux de son ex-compagne Sylviane Agacinski.

"Depuis Platon, c'est la vieille injonction philosophique: philosopher c'est apprendre à mourir", déclarait-il l'été dernier au journal "Le Monde", dans son repaire de Ris-Orangis (Essonne), alors qu'il affrontait la maladie. "Je crois à cette vérité sans m'y rendre. De moins en moins. Je n'ai pas appris à l'accepter, la mort. Nous sommes tous des survivants en sursis. Mais je reste inéducable quant à la sagesse du savoir-mourir."

Depuis la Chine, troisième étape de sa tournée asiatique, le président Jacques Chirac a exprimé sa "tristesse" en apprenant la disparition de ce "penseur de l'universel", qui restera selon lui comme "un inventeur, un découvreur, un maître d'une extraordinaire fécondité".

"Avec lui, la France avait donné au monde l'un des plus grands philosophes contemporains, l'une des figures majeures de la vie intellectuelle de notre temps", a-t-il souligné, rappelant que Jacques Derrida était "lu, admiré, traduit, publié, enseigné et discuté dans le monde entier".

Le ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, a pour sa part rendu hommage à un homme "profondément humaniste", qui "avait su allier la grande tradition philosophique à des sources plus mystérieuses". Son prédécesseur Jack Lang a lui salué "un grand de la philosophie" et une oeuvre "d'une haute exigence littéraire".

samedi 9 octobre 2004, AP.