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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2006-07-20 | | La traduction littéraire s’attaque par définition à un texte étranger dit « littéraire ». Première question : qu’est-ce qu’un texte littéraire ? Les réponses affirmant qu’il s’agit d’un texte « bien écrit », au « style soigné », n’en sont pas à proprement parler. Il y a des textes scientifiques remarquablement bien écrits. Et rien n’a plus de style et de précision lexicale que les textes juridiques. De plus la traduction littéraire ne s’intéresse pas qu’à la fiction (romans, nouvelles, poésie, théâtre) mais à tout le vaste domaine des sciences humaines, pour lequel il existe actuellement un manque cruel de bons traducteurs ….à former. On pourrait schématiser en disant qu’il y a, en gros, deux types de textes : les textes à visée informative, de nature objective, et … les autres. Dans les premiers, l’auteur s’efface, recherche une forme d’expression neutre qui ne véhicule pas le sentiment qu’éveillera en lui l’objet ou le phénomène décrits. C’est le rapport du chercheur, c’est le mode d’emploi, c’est le texte de loi, où l’intervention du rédacteur « entre les lignes », son avis, l’effet produit sur lui par l’objet décrit seraient malvenus et constitueraient un obstacle à la crédibilité du message. Ce qu’un auteur cherche à communiquer dans la seconde catégorie de textes, dits « littéraires » c’est le regard qu’il porte sur ce qu’il décrit, c’est sa « vision du monde ». Ce regard individualisé, coloré, « égocentrique » donne au texte sa tonalité propre. Le texte littéraire a donc une « voix ». Cette voix s’écarte volontairement de la langue normative. Par ailleurs, ce qui constitue la nature même d’un texte (littéraire ou non d’ailleurs), c’est sa texture. Tous les maillons reliés entre eux pour former ce tissu textuel créent une cohérence intime que le traducteur doit repérer, pour la recréer dans sa propre langue. De nombreuses traductions peuvent être « mauvaises » déjà pour la simple raison que le traducteur n’a pas suivi à la trace le fil conducteur qui part du premier mot pour conduire au dernier, en passant essentiellement par quatre relais : les connecteurs grammaticaux d’abord. Ce sont ces petits mots qui rappellent la phrase précédente et annoncent la suivante, créant entre elles un lien logique ; connecteurs qui peuvent aussi être implicites. Le traducteur qui passe outre à ces liens logiques ou les interprète mal, donnera naissance à un texte qui n’a plus ni queue ni tête. Le second « liant » du texte est l’accentuation dans chaque phrase d’un seul message mis en évidence, tandis que tout le reste n’est que corollaire. L’accent non repéré ou déplacé par le traducteur peut conduire à du non-sens dans la logique globale du texte. Le troisième liant, est le champ sémantique : ce réseau de termes qui se font écho pour créer un « effet » global, dans le registre du sacré par exemple, ou au contraire du vulgaire. C’est ici qu’entre en jeu la « connotation », souvent difficile à faire passer d’une langue à l’autre. Le mot connoté est redoutable, car il rayonne dans un certain sens, voulu par l’auteur, créant un effet précis. Enfin, les derniers expédients majeurs du texte littéraire sont le rythme, la mélodie, la musique textuelle. Le rythme saccadé, le pizzicato syntaxique évoqueront le désarroi, la mélodie étirée en longueur, suggérera la langueur… On l’aura compris, l’effet est le concept-clé du texte littéraire. C’est cet effet produit dans le texte de départ, que le traducteur devrait reproduire dans sa langue. Or, ce travail le confrontera forcément à deux types d’obstacles : la culture de la langue de départ, et… sa propre langue. Il est généralement admis que la traduction est une trahison (traduttore, tradittore). Mais de là à dire que le traducteur est un traître, il y a un grand pas qu’il est injuste de franchir, car qui dit traître dit volonté de trahir consciemment. Or, la trahison du traducteur est une trahison forcée, elle lui est imposée, elle le torture et le frustre car son objectif premier est la fidélité dans la restitution. Bien sûr il y a les traducteurs incompétents qui trahissent par manque de métier. Ecartons-les et ne parlons ici que des professionnels. Pourquoi se voient-ils contraints de trahir ? L’instrument de l’auteur est sa langue qu’il manie et modèle pour créer une forme littéraire (traduire un texte littéraire, c’est avant tout traduire une forme). Or la langue héberge jusque dans ses plus petits recoins, ni plus ni moins qu’une culture décantée, avec son passé, sa vie présente, ses références multiples. Prenons la langue anglaise dont la conjugaison est d’une extrême complexité, correspondant à un sens aigu et précis du temps, de la durée. La langue allemande à l’inverse, a un emploi des temps relativement pauvre. Elle place ailleurs ses richesses. Comment rendre les nuances temporelles de l’une dans l’autre qui n’a pas les outils adéquats ? Bref, en un mot comme en cent : la langue elle aussi reflète une vision du monde, de la vie, de la mort, du temps, de l’espace. Faire passer cette vision du monde dans une langue qui voit les choses différemment, c’est la quadrature du cercle. On pourrait illustrer la mainmise de la langue sur le processus de la pensée et de l’expression, en recourant à une image concrète et symbolique qui m’est chère : celle de la restitution d’une figure de marbre dans un autre matériau, disons le bois. Le sculpteur qui à l’aide de son ciseau tente de reproduire la figure dans du bois, se heurte au même problème que le traducteur. Le bois, équivalent de la langue d’arrivée, est très différent du marbre, symbole de la langue de départ : il fait un autre effet, a une autre odeur, éveille d’autres sensations. Dès le départ, le sculpteur sait que sa figure suscitera des sentiments bien différents, ne serait-ce déjà que par sa plus grande fragilité. Alors qu’il tente par exemple de respecter le galbe de l’épaule de la figure originale, la veine du bois le narguera, et il devra se rendre à l’évidence : s’il persiste à vouloir respecter le modèle, le bois cassera. Le voilà donc contraint d’obéir à la veine du bois et de donner une autre forme à l’épaule, malgré sa bonne volonté et son souci de fidélité. Au bout du compte la figure de bois sera donc bien différente de la figure de marbre. Le traducteur est donc, très certainement, un écrivain. Ce qui le distingue fondamentalement, bien sûr, de l’auteur au premier chef, c’est que le texte réécrit « ne sort pas de lui ». Ce n’est pas dans son propre imaginaire qu’il va puiser ses phrases, ni dans son vécu, ni dans son ego profond. Et pourtant son travail d’artisan est le même : le travail d’écriture. Cela dit, un ingrédient me semble nécessaire, voire inévitable à la restitution heureuse du texte de départ : l’empathie, qui suppose non pas une communauté d’idées ou de vécu avec l’auteur, mais plutôt une similitude beaucoup plus subtile dans l’approche des choses, du monde, dans la structuration originelle du langage. Un musicien peut-il jouer avec le même bonheur du Bach ou du Chopin ? Cela dit : est-il souhaitable pour bien ou pour mieux traduire, de rencontrer son auteur ? Ecartons d’emblée une confusion courante : ce que l’on traduit c’est un texte, et non pas un « homme » ou une « femme ». Il peut y avoir un écart considérable entre un texte magistral et la personnalité qui l’a créé. L’auteur qui, dans son texte, s’invente un univers, une atmosphère, ne les vit pas pour autant au quotidien. Bien au contraire : le texte peut être écrit en réaction à la personnalité et au vécu de son auteur. En quoi donc la rencontre avec l’auteur pourrait-elle être bénéfique au traducteur ou à la traduction ? La question à ne pas lui poser est : « Qu’avez-vous voulu dire exactement dans ce passage ? », car ce qu’un artiste veut dire dans un poème, un film, ou un tableau … : il n’a justement pu le dire que de cette manière-là et dans cette forme-là . La seule façon pour lui d’être précis et suggestif était l’expression par le poème, ou le film, ou le tableau. Mais il y a plus, car un auteur non seulement écrit, mais « est écrit ». Il est écrit par son inconscient, son vécu souterrain, ses souvenirs flous, son « interculturalité ». Dans son texte passent donc une foule d’éléments, d’émotions, d’informations dont il n’a pas nécessairement conscience. S’il maîtrise son style, son écriture, il n’est pas le meilleur lecteur de son propre texte. La tâche du traducteur est précisément de lire en profondeur et d’être sensible à la polysémie qui est la chair même de tout grand texte d’auteur, et qui échappe souvent à l’auteur lui-même. La difficulté majeure à laquelle le traducteur se heurtera, est précisément le rendu de cette polysémie, pour toutes les raisons évoquées précédemment. Pour en revenir à la rencontre nécessaire ou non du traducteur et de l’auteur : elle peut être intéressante, oui, dans le cas de ce que l’on appelle les « realia », les référents culturels ou individuels. Cela mis à part, c’est au traducteur de savoir lire. Il est donc seul, irrémédiablement seul face à sa double tâche monumentale : l’exégèse complète du texte et la recréation fidèle de celui-ci dans un autre matériau. Il est le meilleur lecteur qui se puisse imaginer. Ici aussi pourtant surgit un écueil majeur: une lecture est forcément une prise de sens par une personnalité, marquée par son milieu, son époque, voire son âge. Le livre qui quitte la table de l’auteur pour être livré en pâture à la foule des lecteurs, ne sera plus jamais le même : toute lecture est un mariage entre le message « offert » et le décodage particulier de tel ou tel lecteur. Le traducteur idéal devrait pouvoir restituer toutes les lectures possibles. Si le traducteur est donc un écrivain, quoique « ré-écrivain », il lui faut cependant oublier son style propre et éviter le piège de « l’acclimatation » du texte à la culture d’arrivée. Walter Benjamin a fait comprendre qu’une bonne traduction était « transparente », laissait voir en filigrane « l’étrangéité du texte de départ ». Ainsi le français du texte traduit ne devrait-il pas être un français « bien léché » qui rabote toutes les aspérités littéraires et subtiles du texte source. Il ne devrait pas être cette « belle infidèle » dont parlait Georges Mounin, et qu’il est encore trop souvent. Qu’en est-il actuellement du statut du traducteur littéraire en Europe ? Je ne pourrai fournir ici qu’une réponse brève et schématique. Disons en gros que depuis une vingtaine d’années, sa situation s’est grandement améliorée dans certains pays, mais laisse encore à désirer dans d’autres. Dans une quantité de régions bien « nanties » d’Europe occidentale, le traducteur a juridiquement le statut d’auteur à part entière. Ce qu’il remet à l’éditeur c’est « son » texte à lui, dont il cède les droits. Ce qu’il touche ce sont donc des droits d’auteurs, généralement sous forme d’à -valoir (le premier à la signature du contrat, le second au « bon à tirer ») Quant au montant de sa rémunération, elle varie énormément d’un pays à l’autre, mais les associations de traducteurs littéraires (environ 25 à ce jour) militent très activement pour faire reconnaître ce métier difficile et le professionnaliser. A ce jour par exemple, rares sont les éditeurs qui omettent encore de mentionner le nom du traducteur sur la couverture du livre. Une fois l’an le Conseil européen des associations de traducteurs littéraires (CEATL), association supra-nationale, se réunit dans l’un des 25 pays membres, pour faire le point sur le statut du traducteur, et pour tenter, le plus souvent par des lettres ouvertes, ou des rencontres avec les responsables, d’améliorer sa situation, et de faire reconnaître l’énorme difficulté de son travail, trop souvent mal rémunéré. Mais aussi pour faire admettre l’importance du rôle essentiel qu’il joue dans le dialogue interculturel, dans la circulation des idées, dans le rapprochement des mentalités : mots-clés prônés par les directives européennes. Umberto Eco n’a-t-il pas déclaré que la langue de l’Europe c’était la traduction ? Il ne peut évidemment être question de « professionnalisme » et de « reconnaissance » que si le traducteur littéraire répond à l’attente qualitative et de l’éditeur et du marché. Un trop grand nombre de « mauvaises » traductions courent encore les rues, or un texte mal traduit peut vous défigurer non seulement un auteur, mais toute une culture. Trop longtemps l’accès au métier a été laissé au petit bonheur la chance et les éditeurs ont mal fait leur travail : acceptant par exemple un traducteur sans le « tester » d’abord, et pour la simple raison que le tarif proposé était le plus bas. Meilleure façon de brader le métier… Personnellement je me suis formée seule et sur le tas, par la trial-and-error method. J’aurais pourtant aimé pouvoir bénéficier d’une formation qui aurait raccourci mon long parcours d’apprentissage. C’est la raison pour laquelle j’ai fondé à Bruxelles, il y a une quinzaine d’années, le Centre européen de traduction littéraire (CETL). C’est d’abord un centre de formation postuniversitaire essentiellement axé sur la pratique du métier. Les points forts du cycle sont les séminaires et les ateliers animés par les plus grands traducteurs littéraires actuels. C’est ensuite une plaque tournante d’échanges avec le monde professionnel de la traduction littéraire et de l’édition. Des directeurs de collection et des éditeurs font d’ailleurs partie du jury d’examen final qui sanctionne le mémoire de fin d’études. Le CETL est ainsi un vivier où éditeurs et instances culturelles diverses peuvent puiser des talents développés et affinés par les professionnels de l’écriture. Le cycle s’étend sur deux années, chaque fois de janvier à décembre, les ateliers se déroulent uniquement le samedi, permettant ainsi aux personnes professionnellement actives et de tous âges de venir s’y former. Toutes les combinaisons linguistiques y sont possibles du moment que la demande provient d’au moins 7 candidats. Il existe aussi des DESS (Diplôme d’Etudes supérieures spécialisées) en traduction littéraire, dans plusieurs universités européennes. L’accès y est généralement réglementé par un concours et les langues de départ sont peu nombreuses. La pratique n’y est pas toujours privilégiée, au profit des cours théoriques : l’université confond encore trop souvent la traduction littéraire avec la linguistique appliquée ou la simple « version » académique … Enfin et pour terminer : un grand pas a été réalisé pour permettre au traducteur littéraire d’honorer son contrat dans les meilleures conditions. Il y a une trentaine d’années fut créé à Straelen, en Allemagne, le premier Collège européen de traducteurs littéraires. Elmar Tophoven, traducteur allemand de Nathalie Sarraute et de Thomas Beckett, en était l’inventeur. Depuis lors, Straelen a fait des petits et à ce jour une douzaine de collèges se répartissent la tâche de l’accueil en Europe. Ils se sont même constitués en réseau (RECIT). En Belgique, le collège de Seneffe accueille régulièrement des dizaines de traducteurs professionnels, entièrement pris en charge par la Communauté française de Belgique. Dans un lieu que l’on peut sans doute qualifier d’idyllique, au château de Seneffe, les traducteurs ont ainsi l’occasion unique de travailler dans le calme, d’avoir accès à une riche bibliothèque de littérature belge et d’ouvrages de référence, et enfin de rencontrer d’autres traducteurs du même auteur, ou des spécialistes du genre traduit, ou l’auteur lui-même. L’été prochain, par exemple, le dernier Prix Médicis, l’écrivain belge Jean-Philippe Toussaint, se réunira avec une dizaine de ses traducteurs au collège de Seneffe pour y travailler de concert sur le livre nominé : Fuir. Les collèges ont créé un web-site commun sur lequel il est possible de découvrir la spécificité de chacun de ces lieux d’accueil : http://bon-a-tirer.com/RECIT/ Plusieurs traducteurs bulgares de renom sont passés par Seneffe : Svetlana Dimitrova, pour une anthologie du surréalisme belge. Svetlana Pantcheva pour René Kalisky et Jean Louvet. Athanase Sougarev, détenteur du Grand Prix de l’Union des Traducteurs pour Clygès, et résident à Seneffe pour traduire Jacques Brel, Henry Bauchau et Daniel Soil. Et enfin : Krassimir Kavaldjev, pour Rodenbach, Paul Willems, Jean-Marie Piemme, Philippe Blasband, André-Marcel Adamek et tant d’autres, ce qui lui a valu en 2004 le prix de traduction littéraire décerné par la Communauté française de Belgique au traducteur étranger qui a contribué au rayonnement des lettres belges par ses traductions Je dirige maintenant le collège de Seneffe depuis 10 ans, et ce qui m’y a toujours frappé, c’est que dans l’existence conviviale imposée des semaines durant à ces représentants de cultures si diverses, un dialogue interculturel réel s’établit et s’entretient avec bonheur. Le traducteur littéraire est sans doute le plus tolérant de tous les artistes : ne doit-il pas constamment s’ouvrir à l’Autre pour le comprendre au point de parler à sa place ? J’aimerais donc conclure en affirmant que c’est dans les Collèges de traducteurs que se forme la véritable Europe de bon aloi, celle où chaque culture se préserve dans sa spécificité et ses nuances tout en respectant et en accueillant les autres avec intelligence et bienveillance. Françoise WUILMART in "Le Courrier International de la Francophilie" n°5, 2° trimestre 2006. |
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