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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2005-12-10 | | Doïna pour la modernité Le minimum que l’on puisse exiger des politiques, c’est de laisser aux hommes la possibilité de se connaître. Le lecteur français, s’il a seulement entendu parler d’Eminescu, a le malheur de ne pas connaître Georges Bacovia, Tudor Arghezi, Lucian Blaga, Stefan Augustin Doinas, etc. Dans ce cadre, les traducteurs et autres passeurs de textes devraient être favorisés, et la parution de l’ouvrage Éclats, Cinq poètes roumains, que l’on doit à Pierre Drogi, est en cela aussi un événement. Au sein des immensités poétiques roumaines, Pierre Drogi traduit et présente cinq poètes du pays de Cioran, cinq poètes de cette seconde moitié de XXème siècle dont la Roumanie garde un bien mauvais souvenir. À partir de l’œuvre décisive d’Emil Botta, Pierre Drogi propose des textes de Nichita Stanescu, de Virgil Mazilescu, de Dan Verona, et de Dinu Flamand, cinq figures du Poète, mais – le traducteur a soin de l’annoncer dans sa préface – figures d’un Orphée « bien peu sûr de ses charmes, confronté à l’horreur du monde des vivants et au peu d’efficace de sa parole, dans une naïveté dépassée. Orphée ouvrant les yeux sur le ‘monde’, puis sa propre incommmensurable responsabilité ». Avant d’être un comédien de renom, Emil Botta (1911-1977) est poète, poète maudit, poète du sombre dor roumain. Le choix du traducteur de piocher parmi ses poèmes de la maturité (Un dor fara satiu – « un désir d’infini infini, une nostalgie insondable… ») nous confronte à un vers libre, à une parole simple mais tourmentée, à un désespoir humble dont la figure décisive semble être la question oratoire, douloureuse question sans réponse, « désir inassouvi » devant un monde sans guère de pitié pour notre misère individuelle. Affrontant les souffrances d’une lucidité qui s’aventure trop loin en métaphysique, et pour laquelle «la Beauté est une Étoile», une triste étoile lointaine (qui rappelle Eminescu), Emil Botta connaît un sort commun à bien des poètes du XXème siècle, un destin tragique et humain qui confine en dernier lieu la parole à une douce sobriété : face à la vanité de ses exclamations perdues (« Oh, mes errances / par où donc errez-vous ? ») le lyrisme s’est recouvert de silence, et le poète meurt comme un chien (« À la mort de Zed »), «affamé éternel» absorbé comme tout le reste par le « sommeil de la terre » : « Et comme il n’y avait tout autour pas d’orateur / c’est moi qui lui ai souhaité, en toute solitude, / le jetant / dans l’eau douce de la rivière : /… ‘Bonne nuit, chien !’» Condamné à la célébrité, Nichita Stanescu (1933-1983), poète et théoricien traduit dans de nombreuses langues, a remporté son combat poétique contre le régime : l’insupportable contrôle subi n’aura pas empêché la floraison d’une poésie unique, laquelle s’inscrit bien dans une lignée – impossible en Roumanie d’échapper, de près ou de loin, à l’héritage d’Eminescu – pour l’ouvrir sur la modernité : plaidoyer aux allures scientifiques (à la manière d’un Bachelard) pour un« au-delà de la métaphore », pour une poésie métalinguistique et inspirée, l’œuvre théorique de Nichita Stanescu a partie liée avec ses vers, où la métaphore impressionne, intelligemment tempérée par une fraîche oralité et des jeux métaphysico-langagiers. « Que puis-je te dire de plus ? / C’était un écureuil / qui avait fui dans les hauteurs sur le tronc de l’arbre mort. » Il y beaucoup d’émotion à puiser dans les vers étiques de Virgil Mazilescu (1942-1984) : exigeant jusqu’à l’épuisement, le poète pousse la modestie jusqu’à la dénaturation de soi, dans une « absence de posture » dont P. Drogi qualifie la tentative comme « quelque peu clownesque et funambule » ; mais par-delà « l’habitude de déchirer les papiers destinés au futur », Virgil Mazilescu trouve au fond du gouffre la rare énergie d’une poésie vraie – « sous la roche enneigée des regards / des heureux de ce monde / un seul mot me suffit / petit tout petit mot et je reprends courage ». — Visions plus hachées, cauchemar plus distendu, le monde de Dan Verona (né en 1947) est apocalyptique, et la parole descriptive prend une force religieuse à rapprocher de celle d’un Daniel Turcea (que P. Drogi a traduit chez La Différence) : « Passe le tram dans les rues de Bucarest / et après lui le monde est englouti dans une aura de poussière »… — Enfin, l’anthologie s’achève sur un cycle de poèmes de Dinu Flamand (né en 1947), publié en l’an 2000, ainsi présenté par le traducteur : « l’aphasie, dans son cas comme dans celui de Verona, semble avoir été l’étape nécessaire après 1989 pour replacer une parole dans une axe qui lui soit propre (et par trop amère) : retour d’exil, retour de flamme et de mémoire » ; le vers est ample comme une « blessure de pluie sur un mur », et le terrible passé ne se fait pas oublier : « il me dévisage en pleine face mais sans me voir (…) / Tandis que moi, depuis l’autre côté, j’essaye de lui faire signe : / je cligne de l’œil, j’extirpe un bras, des lèvres, de vagues voyelles, / je suis éparpillé ça et là, au hasard (…) ». La poésie a trop à voir avec la vérité pour nous permettre de rire – qui plus est dans les dramatiques circonstances d’une Roumanie dont le courage n’a pu qu’être décomposé sous l’ère Ceausescu. Les poètes n’auraient sûrement pas cru à la publication, un jour, de cette présente anthologie, lorsque, traqués par les autorités comme des chiens des rues, ils se réfugiaient en cachette dans le faux calme d’une feuille blanche. Mais la fenêtre est aujourd’hui ouverte, avec, par-delà les tourments, une saine vue sur la mer… Nicolas Cavaillès (novembre 2005) *** Éclats, Cinq poètes roumains Traduits et présentés par Pierre Drogi Éditions Comp’Act, 2005 *** Article paru sur le site : Sitarmag.com reproduit avec autorisation. |
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