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Les buvards bavards
article [ ]
extrait de Veilleurs de Dhuis - première partie

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par [Reumond ]

2024-10-09  |     | 








INTRODUCTION

Les buvards bavards en se transformant en véritables portes ouvertes sur l'imaginaire sont les complices silencieux de l'évasion enfantine.

Ils ne sont pas de simples objets scolaires destinés à absorber l'encre maladroite des écoliers gauchers, mais ils deviennent réellement les miroirs de rêveries et de visions des Veilleurs de Dhuis.

Ce sont des taches et des traces d’un autre monde, celles d’un univers bien plus intériorisé, comme des fenêtres ouvertes sur des ailleurs, des taches comme des chemins sur une carte tracée par les gouttes d'encre, révélant des passages secrets qui invitent les imaginations à l'exploration.

Chaque tache d'encre est une invitation, une promesse de fuite hors de la salle de classe, loin de l’école, des compléments d'objet direct et des arides divisions mathématiques.

Les Veilleurs, avec leur capacité innée à voir au-delà de l'évidence, décodent ces taches comme des itinéraires symboliques et poétiques. C’est de là que des bavures accidentelles surgissent tout un potentiel d'images, comme des métaphores de leur réalité scolaire. L’imagination façonne ainsi un univers dynamique, dans lequel toutes les taches se métamorphosent en figures fantasmagoriques ; où les traces de ces cartes scolaires deviennent des cartes au trésor, et où les leçons de mathématiques s'effacent pour laisser place à de grandes fractions, soustraction et multiplications buissonnières, comme à une grande épopée intérieure .

C’est de la sorte que les buvards tachés d’encre peuvent devenir les compagnons fidèles pour ceux qui ne cherchent qu’à s’évader d’une manière ou d’une autre. Plus tard, ils deviendront poètes ou plasticiens, peintres ou musiciens, sculpteurs ou écrivains.

Le buvard taché d’encres diverses, c’est un allié dans la quête d’évasion buissonnière. Et derrière chaque pupitre, les écoliers peuvent y voir au-delà de l’estrade et du tableau noir. Et de là, leur esprit vagabonde librement hors de la cage et des règles rigides de l'enseignement.

Les grands comme les maîtres d'école peuvent bien essayer de maintenir l'attention, mais l’imagination des enfants est indomptable. Elle se faufile entre les lignes de leurs cahiers, se glisse entre les chiffres et les lettres, troue le papier, détourne les mots pour en faire des déviations forestières, et s’élance vers de grands espaces ,
comme s’ils étaient guidés sur ces sentiers mystérieux par l’esprit même des traces d’encres colorées.


PREMIÈRE PARTIE Le b.a.-ba

Le b.a.-ba des buvards bavards, c’est ça ! Ce sont des tas de taches d’encre et d’images qui apparaissent comme des flashs ou comme des éclairs de petits génies...

Ce sont des figures qui se figurent à tort qu’on ne les voit pas, mais qui sur les buvards tachés d’encres apparaissent aux enfants soi-disant distraits, comme des itinéraires à suivre tout de suite ; des chemins d’encres laissés-là par le porte-plume d’un Magellan en culotte courte.

Le Maître d’école, attentif comme toujours, tente bien de brouiller les pistes ou les cartes, c’est son travail de berger, pour rendre difficiles la distraction en classe et l’évasion buissonnière ; mais les polissons, derrière leur pupitre, l’esprit aussi ouvert que les grilles du parc de l’école, et sûrement aussi débrouillards qu’une classe d’écureuils, n’ont pas joué leur dernière carte …

Il est fascinant de voir comment de banales taches d’encre peuvent stimuler l’imagination des premiers de classe comme celle des potaches ; en particulier quand les bavures d’encre sur le papier buvard s’animent ou se structurent pour devenir des personnages vivants, des formes, connus ou étranges évoluant dans des paysages plus ou moins féeriques.

Sans le savoir, en distribuant des buvards à des mains, des poignets ou des manchettes tachés d’encre , le maître fait le jeu des Veilleurs et donne raison la rêvasserie. Comme s’il donnait carte blanche aux fantasmes fébriles, fertiles et débridés des Veilleurs et des Veilleuses en éveil.

Quand l’invisible s’imprime, quand les gribouillis se font illustrations, des spectres d’encre plus ou moins colorés recouvrent l’espace comme si le buvard lui-même manifestait un esprit barbouilleur et toutes les encres sont sympathiques.

Tout comme le feraient les cartes d’un tarot imaginaire pour une cartomancienne imaginée ; ou l’usage pour une chiromancienne, liseuse de bonne aventure dans des mains d’écolière ou d’écolier, tout est là, tout est dit et écrit, sans être pour cela souligné ou barré de rouge par le maître ou la maîtresse.

Entre les lignes de leurs mains sales, on pourrait presque s’y perdre, tellement les chemins sont nombreux , comme entre les sentiers d’un passé depuis longtemps oublié et un futur qui se transforme sans cesse, comme le paysage au présent, entre Notre-Dame-des-Anges et les 7 Îles.

Ce qui donne pleinement raison à l’expression usée jusqu’au cliché, que les taches comme les images valent mieux qu’un long discours.

Et justement, ces taches d’encre scolaire, elles possèdent en elles ce pouvoir magique de captiver tous les sens ; et bien sûr celui de la vue en particulier. Non pas celle d’un regard purement extérieur, mais plus encore, celle d’une vision globale et intériorisée. Et à plus forte raison, quand il s’agit des taches d’encre, de celles qui sont à même de libérer les pupilles et le mental de ses attaches et des tâches scolaires ; tout comme ces regards d’écoliers qui pour se libérer du carcan crayeux du tableau noir, se tournent vers la fenêtre de la classe.

J’ai moi-même plusieurs fois jeté l’éponge du grand tableau noir, mais je n’abandonne pas le combat, ce n’est qu’une leçon perdue et pas une guerre des boutons !

Quel est celui d’entre nous qui n’a jamais vécu cette courte évasion, cette expérience d’une bienheureuse distraction ? S’il s’en trouve parmi mes lectrices et lecteurs, à celui ou celle-là, je lance mon premier gland de chêne du Chêne-Pointu.

Les matheux invétérés diraient que l’attention des élèves est proportionnelle à leurs intentions créatives et fantaisistes, car là où l’attention et l’intention ne font qu’un, les grandes évasions sont de grandes créations.

Quel est l’écolier sain d’esprit, qui, regardant par la fenêtre de la classe, n’a pas été distrait un seul instant par une lumière soudaine, un cri ou un son particulier comme par le mouvement des grands arbres dans le parc de l’école ?
En chacun de nous, toute envie de « regarder ailleurs » est avant tout comme un besoin vital ; juste le temps qu’il faut pour nous faire sortir d’une réalité contraignante, reprendre notre souffle comme sous l’eau, et sortir de la cage pour mieux y revenir, ne serait-ce qu'un tout petit instant de repos ; mais un instant intense , un instant de présence autre, comme une photo instantanée, un petit instant qui contient en lui tout l’infini et toute l’éternité d’une multitude d’horizons et de possibles.

Pas longtemps, certes, jusqu'à ce que la réalité scolaire nous rattrape au tournant ou par les oreilles, et nous ramène sur notre banc, à l'intérieur même de la salle de classe, leçon ou séance tenante derrière notre pupitre, un peu penaud, mais plus aéré, et l’esprit plus vif,
S’ils se gavent tous les sens de verdure comme les lapins de fanes, c’est qu’ils connaissent les extraordinaires propriétés de la Nature, et qu’un simple regard ailleurs, peut assainir le sang et le bon sens, et remonter le moral pour le reste de la journée.

Comme les parents voient le dessous crotté de boue de leurs propres chausses, les Veilleurs voient et savent le dessous et le dessus des leçons de choses ; et ils lisent bien mieux le côté caché des taches que leurs exercices de français.

Il y a toujours des taches d’encre qui à leurs yeux, ressemblent à des cartes d’état-major ou à des cartes d’invitation à partir pour la Dhuis, comme des plans ou des faces cachées, celles de l’école ou de la lune.

Les limbes et les coulisses du Chêne-Pointu sont pleins de ces buvards usés et décolorés comme de vieux parchemins ; des buvards bavards qui se sont tellement désaltérés de chimères et de polissonneries qu’ils regorgent encore de rêves et d’encres sèches.

Comme des parchemins qui ont tellement inspiré par leurs taches les écoliers les moins raisonnables, tellement aspirés d’encre amère et tellement absorbé de rêves d’écoliers, comme du petit-lait, qu’ils en sont tout plissés comme de beaux vieillards au bout de leur chemin.

(...)


Les buvards bavards (extrait de Veilleurs de Dhuis)

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