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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2015-01-18 | |
La représentation de « Je suis » donnée vendredi 16 janvier au CNSAD par le théâtre KnAM de Tatiana Frolova, l’un des rares théâtres indépendants de Russie, est apparue exceptionnelle à plus d’un titre. Tout d’abord, contrairement aux usages du Conservatoire (comme par exemple pour l’adaptation de « Dans la foule » de Laurent Mauvignier dont j’avais fait un commentaire sur Agonia), les élèves n’étaient pas sur scène. Les trois acteurs russes (la pièce était sous-titrée en français par projection sur un grand écran intégré à l’espace scénique) ne jouaient pas une pièce du répertoire mais une création d’avant-garde, utilisant toutes les possibilités des nouvelles ressources technologiques (projection sur écran, mixage de pistes sonores, enregistrement vidéo direct) et les combinant avec des procédés traditionnels du théâtre d’images, pour délivrer un message profond, aux multiples échos dans le contexte actuel de débat sur la liberté d’expression, sur la situation en Russie, sur la mémoire historique des peuples et des individus et sur la puissance d’impact de la parole, qu’elle soit politique ou poétique.
Cette création, au message militant et très politique, n’est néanmoins pas idéologique : elle s’enracine, de manière presque documentaire, dans une réalité sociale (celle de l’extrême orient russe) et dans la vie quotidienne des habitants de Komsomolsk-sur-Amour, ville construite dans les années 30 par les prisonniers des goulags, qui s’emplissaient des millions de citoyens victimes de dénonciations arbitraires ou d’expropriations. Staline apparaît à de nombreuses reprises dans le spectacle, où son ombre se superpose aux images et discours de propagande de Vladimir Poutine. A tour de rôle, les acteurs s'installent sur un siège au premier rang de la salle et, assis face à la scène et dos au public, racontent l’histoire de leur famille (réelle ou réinventée, je ne le sais pas avec certitude) tandis que leur visage, filmé en gros plan en direct, est projeté sur l’écran. Parfois (notamment au début de chaque récit), le champ s’élargit pour faire apparaître le public, comme si le narrateur n’était qu’un homme ordinaire dans la foule des spectateurs… Les histoires reflètent la diversité des individus mais présentent toutes le même fond d'injustice et d'arbitraire. Avec de simples portraits dessinés de manière presque enfantine sur des feuilles de papier, et quelques photographies, les acteurs construisent l’arbre généalogique familial et décrivent, de manière factuelle et distanciée, les épreuves de leurs ancêtres spoliés et déracinés, victimes condamnées pour rien par un pouvoir totalitaire qui a transformé des hommes et des femmes en esclaves dans les mines d’or de Sibérie ou sur les chantiers de construction. D’autres furent fusillés ou finirent par se suicider… Dans les pauses du récit, la parole est directement donnée, sous forme de témoignages et d’archives, aux protagonistes de ces drames. Il apparaît alors clairement que la « partitocratie » (je reprends l’expression employée) a régné par la peur sur des millions d’êtres, qui n’avaient pas la force de se révolter, y compris au sein de l’administration soviétique où les fonctionnaires, par crainte des sanctions, se contentaient d’être des exécutants et, avec le temps, s’accoutumaient à être des rouages. Certains détails font immédiatement penser aux récits des survivants des camps de concentration nazis : déportation dans des wagons à bestiaux, pouvoir total et arbitraire de l’administration des goulags indifférente face aux décès, travail forcé, etc. Les déportations sont figurées par un cadre rouge autour des portraits, dessiné au feutre épais en direct sur une table de verre sous laquelle a été disposée une caméra. La ligne rouge est parsemée de croix, qui figurent les pointes acérées des barbelés ceinturant les camps. A la fin de chaque histoire, un acteur, à l’aide d’un spray, efface ces lignes avec des gestes méthodiques qui agglutinent sur les portraits une masse rougeâtre qui, comme du sang coagulé, macule les visages… A la fin de la dernière histoire, ce sont les frontières de la Russie qui sont dessinées et hérissées de barbelés ! La métaphore et la parole poétique sont omniprésentes. Elle exprime les doutes, les interrogations ou la colère des descendants, avec des images saisissantes, parfois fortes, parfois émouvantes, parfois drôles, qui établissent des parallèles entre la soumission du peuple et le dressage des animaux, entre l’oubli de l’Histoire par les jeunes et la maladie d’Alzheimer des vieillards, entre l’espoir de liberté et l’attente des beaux jours quand l’hiver sibérien impose sa férule et oblige chacun à s’enfermer chez soi ou à s’emmitoufler pour se protéger du froid, avec ce dont il dispose (parfois simplement des chaussures rapiécées bourrées de papier emballées dans un sac plastique). A intervalles réguliers, un enfant (enregistré) prend la parole et lit quelques définitions d’un dictionnaire poétique de la Commune de Paris (œuvre de Bernard Noël), présentée à la fois comme la première tentative d’établir la dictature du prolétariat et l’avènement avorté d’un rêve romantique pour un monde meilleur. Le visage de l’enfant est projeté en permanence et fait pendant à celui d’un vieillard silencieux, projeté sur un écran de l’autre côté de la scène (la scène, où les acteurs évoluent, est donc encadrée par ces deux visages qui regardent les spectateurs). Ce vieillard ne parle jamais mais sa main est quelquefois filmée en gros plan tandis qu’il écrit un poème dont je n’ai, hélas, pas retenu les vers. Au-delà des mots, les acteurs parviennent à susciter des images visuelles extrêmement fortes, non seulement par les films projetés (où Staline et Poutine sont des spectres récurrents dont les portraits se superposent et dont les discours se répondent par-delà les décennies) mais aussi par des gestuelles et des trouvailles scéniques qui font écho au récit et augmentent sa portée en cristallisant, de manière symbolique, les thèmes essentiels. Au début de la pièce, l’actrice prépare une pâte à gâteau, en chantant d’une voix mélodieuse pour que le bonheur y pénètre, puis se tait, pour que le bruit n’en trouble pas le repos. Cette pâte engluera ensuite les visages des acteurs, qui seront rendus anonymes et monstrueux par la déformation de leurs traits. A la fin de la pièce, l’un des acteurs est allongé sur scène, dans la fausse neige répandue précédemment pour évoquer l’hiver sibérien, comme une victime brutalisée par les policiers qui, sur l’écran, dispersent les opposants à Vladimir Poutine (anonymes, leaders politiques, chanteuse des Pussy Riot à qui un bref hommage est rendu, etc.). Aux échos des tourments de la vie quotidienne à Komsomolsk-sur-Amour, loin de tout mais noyée dans la pollution des nouvelles centrales thermiques, et aux tourments du théâtre KnAM, qui ne dispose d’aucun soutien et fait face à d’importantes difficultés pour, dans un environnement hostile, faire vivre son théâtre d’une trentaine de places, succèdent alors les cris de victoire de Poutine et la célébration de la puissance recouvrée de la Russie… Puis vient le silence… L’enfant sur l’écran se lève et, s’agenouillant avec un dernier regard lancé aux spectateurs, éteint la caméra qui le filmait. Les écrans s’obscurcissent… La pièce s’achève avec une scène déserte plongée dans une semi-pénombre. Le grand écran sur lequel étaient projetés les images et les textes a été disloqué en panneaux verticaux attachés au plafond : ils ondulent lentement, comme les longs rideaux d’une fenêtre grand ouverte sur le passé, sous l’effet de ventilateurs dont le souffle pousse vers l’avant-scène et le public tous les dessins et portraits, qui volètent comme des feuilles mortes ou des figures spectrales quand leur visage apparaît fugacement… |
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