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■ L'hiver
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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2011-12-31 | |
J’ai assisté, il y a une quinzaine de jours, à la représentation de "Dans la foule" par les élèves du CNSAD (Conservatoire National Supérieur des Arts Dramatiques, Paris), adapté par Denis Podalydès à partir du roman de Laurent Mauvignier dont l'argument, d'une fausse simplicité, ressuscite un évènement dramatique en évoquant des individus qui, sans se connaître, se croisent, se rencontrent et se séparent lors des émeutes survenues en marge de la finale de la ligue des champions de 1985 qui opposait, au stade du Heysel (Bruxelles), la Juventus de Turin et Liverpool. Les scènes de hooliganisme dépassèrent le cadre d'un malheureux fait-divers. En effet, sans que le service d’ordre policier, totalement dépassé, puisse s’interposer efficacement, les supporters des deux équipes s’affrontèrent violemment suite aux provocations des supporters anglais qui, enivrés et armés, voulaient prendre leur revanche des agressions subies en 1984, lors d’un match à Rome entre Liverpool et l’AS Roma. Il y eut près d’une quarantaine de morts et des centaines de blessés, principalement des personnes piétinées dans des mouvements de foule et/ou écrasées contre les barrières de sécurité du stade.
Je n’ai pas lu le roman de Laurent Mauvignier, paru en 2006 aux éditions de Minuit. Néanmoins, il ne fait aucun doute, en raison de l’omniprésence du livre dans la mise en scène de Podalydès, que la pièce est une adaptation fidèle du roman dont certains passages ont même été lus sur scène. J'ai été impressionné par le génie avec lequel la pièce est parvenue à transcender l’évènement pour le hisser au niveau de la tragédie et proposer, tout en respectant la dimension intime et personnelle de chacun des drames vécus, une subtile réflexion sur la condition humaine et le nihilisme des foules agglomérées par la puissance que leur masse leur confère. Même si le match Juventus/Liverpool est omniprésent, le football en lui-même n’a aucune importance dans la pièce sauf comme facteur de mobilisation de l’énergie de la foule et des individus dans un cérémonial païen fait de chants et de signes d’appartenance. L’un des motifs essentiels du récit réside dans le thème du renoncement à soi-même jusqu'à l'oubli de toute valeur, dans la dissolution volontaire de l'individu qui se fond dans le groupe et croit accéder à quelque chose de plus grand que lui qui l'élève au-dessus de sa condition. C’est vrai des deux personnages incarnant les supporters italiens, jeunes gens sympathiques mais prêts à tout pour assister au match, jusqu’à voler un couple belge trop naïf qui les avait invités ; c’est surtout vrai des trois frères incarnant les supporters de Liverpool, dont les caractéristiques individuelles s’effacent peu à peu tandis qu'ils deviennent les éléments d’une foule qui vocifère et menace, avec un comportement admirablement rendu évoquant les liturgies fascistes… Témoins d’eux-mêmes, s’étonnant d’une violence dont ils ne se savaient pas capables et jouissant du sentiment de puissance qui les irrigue et qu'ils ne peuvent contenir, les frères esquissent le portrait d’une société sans repère, prête à se vouer à n’importe quelle cause qui lui donne de la puissance plutôt que du sens. Ici, la pièce rejoint, sans jamais le dire explicitement, certaines pièces classiques du répertoire contemporain sur le danger latent du populisme politique. L’autre motif essentiel de la pièce est celui de la brièveté et de la fragilité de nos vies. A tout instant, un accroc peut en découdre la trame : comment vivre après la perte de ce qui donnait sens à notre vie ? Tana, jeune femme italienne qui a perdu son mari dans les bousculades et l'affolement puis comprend peu à peu qu’elle ne le retrouvera plus jamais, traverse d’abord une phase de culpabilisation et de dépression puis (c’est le sens du final de la pièce, trois ans après le drame du Heysel) trouve la force de se vouer à la Vie et non à la Mort. Il faut d’ailleurs noter que, dans la pièce, ce sont les femmes qui incarnent la Vie et portent les valeurs qui permettraient d’assurer, dans la société, le respect de soi et d’autrui. Ainsi, à Liverpool, c’est la fiancée du plus jeune frère (une jeune infirmière qui a éprouvé, devant sa télévision, un sentiment de honte pour l’Angleterre et a ressenti comme une atroce trahison la présence son ami au sein des agresseurs) qui, en le sommant de choisir entre elle et les autres, lui permet de se retrouver lui-même ; jusqu’alors, il avait réfréné sa sensibilité et censuré sa propre personnalité pour pouvoir intégrer le groupe. La pièce insiste également sur le fonctionnement déshumanisé de la société, à travers la prise en charge extrêmement administrative des blessés qui sont évacués tandis que le match commence. Tout drame est spécifique quand il est vécu comme une épreuve qui touche l'intimité de l'être, mais les forces de l'ordre et les services hospitaliers, incapables d'appréhender l'idiosyncrasie des victimes, ne gèrent qu'une liste nominative de blessés... La mise en scène était magnifique. L'utilisation optimale de la profondeur de scène a permis de représenter, sans un seul tomber de rideau et avec de rares changements de décor, tout à la fois les mouvements d’une foule, dense et violente, et les pensées, sous forme de monologues intérieurs, des différents personnages. Une projection vidéo a par ailleurs permis de suggérer, avec des effets de gros plan et de distanciation, ce qui ne pouvait être montré dans l'évolution psychologique de Tana (lors d'une marche de nuit dans les rues de Bruxelles au côté d'un quasi-inconnu). Podalydès a en outre remarquablement utilisé les possibilités de polyphonie qu'offrait le nombre élevé des acteurs (plusieurs pouvant jouer le même rôle) pour reproduire la complexité du drame intérieur des protagonistes, en combinant des dialogues, des actions (excellemment interprétées) et des récitatifs qui ont conféré de la solennité à des scènes qui auraient pu, sans cela, sombrer dans un pathos larmoyant, notamment lors de l’écrasement de Tana, jeune femme qui lutte pour survivre, face contre sol mais arc-boutée sur ses coudes, et résiste... Son monologue intérieur, qui traduit à la fois l’affolement et le détachement, est tour à tour déclamé et joué sur plusieurs registres qui confèrent à la pièce cette dimension dramatique intemporelle grâce à laquelle les tragédies grecques antiques ne peuvent se démoder et atteignent à la Poésie, en évoquant l’indicible de la Mort et son ombre portée sur nos vies (ce que Jaccottet appelle l’ombre du glacier dans A la lumière d’hiver). |
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