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■ Voir son épouse pleurer
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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2005-03-20 | |
J’ai croisé Jean-Marie Dutey sur un forum littéraire virtuel voici quelques années. Un jour, il a lancé, mine de rien, une proposition qui a changé mon rapport à l’écriture : “ Et si nous écrivions à plusieurs ? ”. Certains des participants du forum en question avaient déjà contribué à des cadavres exquis en ligne mais Jean-Marie nous proposait autre chose. Personne ne se doutait de ce dont il s’agissait précisément mais nous avons été quelques-uns assez intrigués pour le suivre sur un site MSN créé pour l’occasion par notre hôte.
Ce type de site nous offrait une plate-forme unique à notre connaissance (collectivement minime, informatiquement parlant, il faut bien le dire), à savoir la possibilité d’utiliser des pages Web conjointement pour collaborer à l’écriture de différents types de textes - pour la plupart courts au départ. Je vous en livre ci-après un exemple qui illustrera un peu les possibilités ainsi offertes. Dans la nuit des aveugles, les couleurs ont un son, une texture, une fragance. J'ai essayé d'atteler le feu et l'eau à la même charrette. Le temps s'est noyé dans le feu et l'espace s'est brûlé dans l'eau. Je ne me vois sortir d'ici que pour aller au désert. Un désert froid. Une immensité lisse, vierge comme une page blanche. Je m'y dresserais droit comme un i. Je me vois vertical et noir sur cet horizon de banquise, lettre unique de cette page où rien n'est encore inscrit. Puis il y aurait sa voix à Elle, ma voisine, ma voyElle. Je l'entendrais et j'attendrais d'être rejoint. [La voisine :] Je lui donnerai ma voix pour qu'il retrouve son chemin jusqu'à moi. (Extrait du Journal de Robin (titre provisoire), en cours d’écriture. On comprendra que chaque couleur - ou police de caractère* - représente un auteur différent.) Jean-Marie Dutey semblant savoir exactement où il voulait nous mener et comment, il est resté notre guide. Sous un pseudo qui me faisait penser à l’un des protagonistes de la Guerre des étoiles, j’ai peu à peu découvert un homme cousu d’humour, muni d’une plume originale, pointue, aventureuse – une encre qui allie poésie et quotidienneté. Et puis j’ai découvert que Jean-Marie avait été publié. J’ai lu son livre (“ Zones d’ombre ”, éd. Gallimard, coll. Série Noire) qui m’a soufflée à plus d’un titre et je me suis dit : “ Mais il est fou ce Gaulois ! Pourquoi perd-il son temps à écrire avec nous ? ” Je lui pose ici quelques questions afin de vous permettre de découvrir un peu l’entreprise étonnante à laquelle il nous a conviés. L.C. Q. : Jean-Marie, pour commencer, si tu nous expliquais ce que tu entends par écriture collective ou écriture collaborative ? R. : À première vue, les formes d'expression artistiques se partagent entre celles qui, traditionnellement, se mettent en œuvre à plusieurs - comme la danse, l'architecture, le théâtre, la musique, le cinéma - et celles qui relèveraient du domaine réservé à une personne seule - comme la peinture et la poésie. On peut dès lors se demander pourquoi l'écriture semble échapper à cette dimension collective dont bénéficie la plupart des autres formes d'expression et surtout, se demander à quelle condition elle pourrait tirer profit d'un exercice à plusieurs. Mais pour répondre très simplement à ta question, pour moi, l'écriture collective désigne tous les processus par lesquels plusieurs personnes peuvent contribuer à un texte. Q. : Parle-nous de ton expérience dans ce domaine. Sur quoi a-t-elle porté ? Comment as-tu procédé concrètement ? R. : Puisque tu m’invites très gentiment à regarder en arrière, je vais te raconter quatre expériences, séparées chacune d'une dizaine d'années. La première consistait à composer, dans les années 70, avec mon frère aîné, des poèmes-affiches que nous réalisions à l'unité, au pochoir. Chacun des textes se conformait à une règle de composition géométrique simple, chaque vers étant constitué d'un nombre égal de lettres, chacun étant disposé les uns au-dessus des autres, le poème remplissait alors une "grille" carrée. Dit comme ça, c'est tout à fait obscur, mais ainsi : V I V R E O B E I R A C E T O R D R E E N F I N ce sera peut-être plus parlant. Nous recherchions alors un état limite du texte, qui l'aurait situé à l'exacte frontière entre le lisible et l'abstrait. Mon frère se chargeait surtout de la composition, et j'étais chargé du dessin des lettres, la plupart des polices de caractère que nous utilisions étant créées pour l'occasion. Pour rester dans le propos auquel m'invite ta question, je dirais que nous produisions alors à deux, selon nos compétences propres, des objets textuels uniques. La seconde expérience m'a conduit avec le groupe LAIRE (Lecture, Art, Innovation, Recherche, Écriture) à fonder la revue "alire" qui se proposait d'éditer des écrits de sources électronique et de les diffuser sur disquette, puis sur CD. Sans entrer dans le détail des activités de notre groupe, disons simplement que les formes d'expression littéraire qui nous occupaient faisaient la part belle à l'animation visuelle, en profitant des immenses possibilités offertes par ces machines qui arrivaient juste dans nos vies dans les années quatre-vingt : les micro-ordinateurs. Nous explorions alors les terres inconnues de la génération automatique de texte, des structures hyper-textuelles, de l'interactivité avec le lecteur... La plupart des textes produits par notre groupe d'alors avaient une dimension collective dès leur conception même, chacun des auteurs bénéficiant des idées des autres, les plus performants d'entre nous étant ensuite requis pour programmer les machines. La revue était bien sûr en elle-même une réalisation collective. Puis j'ai écrit avec Jane Sautière un roman, sorti en 1996 dans la Série Noire, chez Gallimard. Ça aurait pu n'être qu'un défi lancé un peu vite, mais cette écriture à quatre mains m'a permis, dans le cadre d'une fiction "classique" de me confronter puis d'aménager ce sacro-saint statut "d'auteur". Nous sommes peu intervenu chacun dans l'écriture de l'autre avec Jane, préférant nous partager les personnages, ceux-ci devenant tour à tour narrateurs. Je crois cependant me souvenir qu'à la toute fin, pressés par l'envie d'en finir, nous avons écrit chacun une version scène manquante et mélangé nos textes pour la version finale. Mais là encore, nous avons bien à l'arrivée un livre unique écrit par plusieurs personnes. La quatrième expérience est en cours. Elle consiste à explorer les possibilités offertes par l'écriture en ligne, elle fait donc la part belle à ce que les nouvelles technologies de la communication et de l'information offrent comme possibilités. Q. : Peux-tu expliquer un peu comment cela fonctionne au plan pratique, quant à la gestion technique et la gestion des textes ? R. : Je peux toujours essayer ! Pour la partie qui nous intéresse le plus, Internet fonctionne comme une boîte aux lettres un peu sophistiquée. Nous pouvons recevoir de nos correspondants des messages et ce, assez vite pour tenir une conversation écrite avec plusieurs d'entre eux, c'est le "chat". Nous pouvons recevoir et envoyer des courriers électroniques sous forme de textes simples ou illustrés, c'est la fonction "courrier électronique", mais nous pouvons surtout convenir à quelques-uns d'utiliser une sorte de boîte aux lettres commune et former ainsi une communauté d'intérêt qui peut fonctionner comme un atelier d'écriture virtuel. Dans cet espace qui n'est accessible qu'aux participants, nous conduisons depuis plus de deux ans maintenant plusieurs expériences d'écriture. Je commencerais par décrire la plus aboutie, celle du projet "Préf@ces". En juillet 2003, j'ai lancé l'idée d'un recueil composé à partir de ses seules préfaces. Les participants au projet étaient donc invités à évoquer dans leurs textes, sous forme d'une préface, le recueil qu'au final toutes ces préfaces rassemblées constitueraient. Nous avons ouvert sur MSN un "groupe" dédié à ce seul projet, auquel plus de vingt auteurs ont participé. Ce groupe a produit près de deux cent cinquante textes en un an. Une bonne moitié de ces textes ont été produits par des auteurs uniques mais une part non négligeable d'entre eux a bénéficié de la collaboration de plusieurs. Comment ? En profitant d'une possibilité technique assez discrète permettant à plusieurs participants d'écrire sur la même page-écran. Je vais entrer un peu dans le détail de cet espace d'écriture partagée qui est apparu à l'expérience comme la pierre angulaire à partir de laquelle se définissaient les règles d'écritures et de fonctionnement dont nous avons convenu ensemble. Pour reprendre l'analogie avec l'atelier d'écriture disons que nous disposions pour "Préf@ces" d'un tableau blanc sur lequel chacun des participants pouvait ajouter, suggérer, commenter à partir de ce que un ou plusieurs autres avaient écrit. Je devrais d'ailleurs immédiatement préciser que nous disposions en fait de deux cent cinquante "tableaux blancs" chacun des textes mis en ligne restant disponibles à la lecture et à l'écriture. Préf@ces reste pour moi une aventure humaine assez extraordinaire - il est toujours enthousiasmant de voir vingt personnes donner d'elles-mêmes pour une œuvre commune - mais pour rester dans le champ de l'écriture partagée auquel tes questions m'invitent, nous avons pu nous rendre compte à cette occasion à quel point nous étions attachés à la notion d'auteur, comprise ici de la façon la plus restrictive qui soit : une personne écrivant un texte. Le constat peut paraître brutal mais il est ainsi : l'idée même que quelqu'un intervienne sur ce que nous écrivons nous fait violence. Savoir pourquoi dépasserait très largement le cadre de cet entretien et celui de mes compétences. Ce sont les conditions qui permettent de dépasser cet état de fait qui m'intéressent. Je sais pour l'avoir expérimenté qu'écrire à plusieurs est un gain. Ce n'est pas une profession de foi de ma part, c'est une hypothèse vérifiée pour moi depuis trente ans. Écrire à plusieurs n'enlève rien à l'écriture personnelle, ça entraîne une synergie dont pourraient témoigner tous ceux qui conduisent des expériences semblables. Les mots de l'Autre entraînent les miens. Q. : Justement, n'y a-t-il pas alors un danger de perte d'identité ou d'identification à l'écriture de l'autre lorsque l’on partage un même espace d'écriture ? R. : Je voudrais pouvoir me récrier, t'assurer que non, pas du tout, et je pourrais être sincère en le faisant mais la réalité est plus complexe. Dans une certaine mesure, on pourrait avancer qu'on écrit toujours dans la perte. Écrire, ce n'est pas seulement, mais c'est aussi s'abandonner, ou peut-être accepter d'en courir le risque. Mais ce danger dont tu parles, ce risque que j'évoque, c'est celui de la relation. N'en déplaise aux plus maudits d'entre nous, on n'écrit pas seulement pour soi. Confronter son écriture à celle de l'Autre, dans l'espace quand même assez protégé d'un texte commun, c'est expérimenter à la fois la différence, celle de l'altérité et c'est dans le même temps se connaître mieux. Mais il y a d'autres cas de figures où cette relation égalitaire est mutuellement profitable. L'un ou l'autre des auteurs engagés dans un texte peut être tenté d'assumer une position "haute" et vouloir garder la main. Pour Préf@ces, nous avons reconnu ce droit au participant qui lançait le texte. À lui d'indiquer aux autres à quelle hauteur il souhaitait qu'ils interviennent. À défaut d'indication contraire, la participation des autres était totalement libre. Mais c'est du point de vue de celui qui contribue à un texte dont il n'a pas eu l'initiative que la question est la plus intéressante. À de rares exceptions près, il semble bien que nous nous comportions vis-à-vis de l'écriture d'autrui en personnes civilisées, en invités. Nous avions le souci de ne pas casser le verre dans lequel on nous invitait à boire. Nous avions le souci d'apporter ce qui ferait plaisir à nos hôtes. Dans un contexte où les relations sont marquées par la confiance et la réciprocité, il n'est pas du tout exclu d'assumer temporairement une position d'écriture très basse. On a par exemple vu certains participants corriger spontanément l'orthographe des textes, assumant une position de relecteur dont on connaît le côté fastidieux. Il n'est pas forcément désagréable non plus d'endosser par moment l'écriture de l'autre, d'essayer ses mots pour soi, pour voir. Personne n'écrirait avec personne si ce n'était qu'une contrainte supplémentaire. C'est avant tout une expérience. Q. : Une expérience dont tu retires quoi, si tu en retires quelque chose ? Peux-tu nous dire ce que tu y trouves outre ce plaisir d'explorer l'écriture d'un autre ou de voir d'autres venir s'inscrire dans la tienne ? R. : Bon sang, mais les TEXTES bien sûr ! D'ailleurs, si le processus de création est un moment où les auteurs se rencontrent mais ne se confondent pas, un texte collectif réussi est un texte où l'on ne distingue pas le tien du mien. D'ailleurs, en temps que lecteur, nous avons en moyenne tous ce talent de prendre une proposition textuelle "en bloc", de "lisser" les éventuels sauts qualitatifs et les ruptures de style. Il me faut insister aussi sur un constat mille fois vérifié : la fierté que nous donne un texte réussi ne se ressent pas au prorata de notre participation à son écriture. Si trois auteurs contribuent à un texte particulièrement bien venu, ils en sont chacun totalement satisfaits et peuvent légitimement se dire : c'est "mon" texte. J'irais même plus loin : dans l'hypothèse favorable où le recueil Préf@ces trouverait un éditeur, chacun des vingt auteurs recevant ses exemplaires aurait bien le sentiment d'être en face de SON livre, et ce, quel que soit le degré de sa participation. Q. : Comment vois-tu l’avenir de ce mode d’écriture et qu’aimerais-tu voir se produire ? R : Aucune idée. Je suis extrêmement confiant. L'écriture ouvre perpétuellement ses propres voies. J'ai déjà dit ailleurs que par certains côtés, l'écriture se comportait vis-à-vis de nous comme une sorte de créature symbiotique et force est de constater qu'avec Internet, elle a une santé insolente. L'avenir est très ouvert. Où irons nous ? À l'aventure. == Jean-Marie Dutey est né le 6 juin 1958 à Lyon, en France et habite actuellement à Villefranche sur Saône, une petite ville un peu au Nord de Lyon où il exerce la profession d'éducateur pour la Protection Judiciaire de la Jeunesse. À la question de savoir comment il est venu à l’écriture, il répond : “ Comme beaucoup, j'ai appris à écrire à six ans, à l'école, et je n'ai pas cessé depuis. ” ________________________ "Si vraiment la littérature, c'est ce qu'on " lit ", ces premières expérimentations prouvent que l'informatique propose aux écrivains non pas une mais de multiples démarches de création originales. C'est ce que des revues comme alire ou KAOS ont tenté de faire connaître depuis 1989 dans la poésie avec des auteurs comme Patrick-Henri Burgaud, Claude Maillard, Jean-Marie Dutey, Tibor Papp ou Philippe Bootz." Voir aussi, Photomaton anankeioà@hotmail.com par Laïla Cherrat d'après une idée de Jean-Marc La Frenière Illustration de Laurence de Sainte-Maréville pour Francopolis en partenariat avec Agonia France - mars 2005 |
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