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Fortune et illusions
prose [ ]

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par [BOKAY ]

2005-10-02  |     | 



fortune et illusions


A sa retraite, Appolinaire s'est installé au Crotoy, une petite ville situé au Nord de la baie de Somme. Marin de haute mer, il a navigué sur tous les océans du globe, indifféremment sur des bateaux de commerce ou de pêche, selon l'opportunité du moment. C'est un brave homme, mais une réputation lui colle à la peau; il est "radin". Pas économe, ni regardant à la dépense, mais "radin comme pas un"! Une avarice maladive. Ce n'est pas par hasard qu'il a choisi de s’installer dans cette petite ville, mais pour une raison bien particulière. En effet, le sable du Crotoy est réputé pour l'abondance et la qualité de ses coques. A marée basse, la mer se retire très loin, si loin qu'elle semble disparaître de l'horizon et se mélanger avec le ciel. Pour Appolinaire, l'abondance de ces coquillages, représentent une véritable fortune. De la nourriture de qualité près de chez lui et surtout gratuite! Ainsi chaque jour, quand la marée le permet, Appolinaire prend le chemin de la plage, un seau en plastic dans une main et une petite fourche dans l'autre.
Ce jeudi matin, un jour comme les autres, la marée est basse et Appolinaire prend le chemin de la plage. Le ciel est gris en cette fin septembre et un léger crachin donne une note automnale à l'immense plage. La mer est pratiquement absente, elle s'est reculée très loin, laissant une multitude de petites mares peu profondes dont le fond est tapissé de coquillages. Appolinaire n'a pas son pareil pour repairer les zones où le précieux coquillage est abondant et, en connaisseur, il choisit et ramasse les plus beaux . La position courbée lui fait mal au dos, alors il se redresse et balaie la plage d'un mouvement de tête. Soudain, une masse noire, posée sur le sable, attire son regard. Il s'en approche:" Bon sang, mais c'est une valise"! Se dit-il. Une valise noire! Pas une valise de voyage, non! Une petite valise semblable à celle utilisée par les hommes d'affaires et que l'on appelle "attaché case". Il essaie de l'ouvrir, mais la petite serrure résiste! " Toi je t'aurai à la maison"! Dit-il, puis il regarde son seau:" Bah! Ca me suffit pour un repas, faut que je voie ce que cette valise renferme". Il remonte la plage d'une traite, serrant bien la valise contre son corps, emprunte de petites rues pour éviter toute rencontre curieuse et rentre chez lui. Sa maison est située un peu à l'écart de la ville, c'est une vieille bâtisse au crépi blanc et écaillé avec un petit jardin sur le devant. Les fenêtres et volets sont peints de couleur bleu. Appolinaire referme la porte à clef, rapproche la table de la fenêtre et pose délicatement la valise dessus. Il examine la fermeture et essaie de l'ouvrir à l'aide d'une petite clef passe partout, puis de ciseaux pointus. Mais rien n'y fait, elle résiste, alors sans se décourager et avec méthode, il utilise de grosses tenailles aux mâchoires coupantes. Un bon coup sec et il sectionne la serrure récalcitrante. Anxieux et impatiens, il soulève le dessus de la valise: "Bon dieu, des billets"! Ce qu'il voit dépasse l’entendement, son cœur s'emballe, sa respiration marque un temps d'arrêt et ses gros yeux globuleux s'arrondissent: La valise est pleine de billets de banque! Des dollars en plus! Jamais Appolinaire n'a vu autant d'argent. Il jette un coup d’œil rapide par la fenêtre au cas ou quelqu'un le regarderait, on ne sait jamais? Non, personne, mais par précaution, il décide de fermer ses volets, "compter tout cet argent va me prendre du temps et je ne veux pas être dérangé, se dit-il. Tant pis j'allumerai la lumière, pour une fois"! Il s'assoit à la table et d'un geste rapide de l'avant bras, il pousse les divers objets qui l'encombrent et sort la première liasse de la valise. Il commence à compter. "Je vais faire des tas de dix", se dit-il. Il mouille bien ses doigts, tous les deux ou trois billets, au cas où certains seraient collés. Mais bientôt la table est remplie de petits tas de dix, alors il va chercher une grande planche, la pose à cheval entre la table et l'évier, mais celle-ci est rapidement recouverte de billets à son tour. Il reste encore deux grosses liasses à compter, mais il ne sait où aligner tous ces paquets de dix? Il les mettrait bien à terre, mais cela ne ce fait pas, mettre des billets à même le sol! Une idée lui vient: il prend dix paquets de dix et en fait un paquet de cent. Cela revient au même pour tout le monde, mais pas pour Appolinaire, ainsi réunis en grosses piles de cent, il a l'impression d'avoir moins d'argent. Le bonheur qu'il ressent à la vue et surtout au touché de tous ces billets est d'une telle intensité qu'il en oubli même de manger. Le soir tombe et Appolinaire n'a pas encore compté tous ses billets, Cependant, pas question de laisser tout cet argent ainsi sur la table, toute la nuit! Alors, il les remet tous dans la valise, la referme solidement à l'aide d'une vieille ceinture usagée et la place dans son lit, juste sous son oreiller.

Le lendemain, Appolinaire se lève tôt. Il a de l'ouvrage! Il doit recompter tous les billets, faire une évaluation de sa fortune et être certain de la somme. A midi, c'est chose faite, il a compté 99859 dollars. "Dommage que je n'atteigne pas les 100000," se dit-il. Dommage! Il a remis les billets dans la valise, a posé celle-ci sur la table et contemple son trésor. Son imagination n'a jamais été aussi fertile qu'aujourd'hui, il imagine ce qu'il pourrait faire avec cette somme. En premier, lui vient l'idée d'acheter de la terre. " Avec la terre, pas de risque, se dit-il, ça ne s’abîme pas, ça ne brûle pas et ça garde toujours sa valeur. Oui, mais je n'aurai plus mon argent", et il tend sa main, soulève un billet d'une liasse et le froisse légèrement. Il jouit du doux contact de ses doigts avec le précieux papier. " Ou alors, je le mets à la banque", se dit-il. Mais il se ravise, Appolinaire n'a jamais eu confiance aux banques. "Tous des voleurs"! Avait-il coutume de dire. "Et si j'achetais une maison? Je pourrais la louer, ça me rapporterait des sous! Mais le problème, c'est le notaire! Dix pour cent au moins de frais! Pour rien! Pour ce bourgeois, ce voleur! Ah! Non, il n'aura pas mon argent. Ca, pas question"! Appolinaire a choisi, il gardera son argent chez lui, avec lui. "Comme cela, se dit-il, si un jour j'en ai besoin, je saurai ou il est". A présent, il lui faut trouver une cachette, pensez donc une somme pareille, si quelqu'un se doute...Finalement, il se détermine pour le grenier. Il place la valise en dessous d'une pile de vieux vêtements de marin, flanque un vieux matelas troué dessus et quitte sa maison, le seau en plastic d'une main, une petite fourche de l'autre. Les coques sont belles et nombreuses, mais Appolinaire a son esprit ailleurs, à la maison dans son grenier. Subitement, un sentiment de panique l'envahit: "et si ma maison brûlait? La valise ne résisterait pas et à dieu dollars! Et si des rat ou des souris attaquaient la valise avec leurs dents pointues! Non, se dit-il, je ne suis pas prudent, je dois garder ma valise avec moi! C'est plus sûr"!
Depuis plus d'un mois maintenant, Appolinaire emmène sa valise partout où il va. Pour ne pas éveiller les soupçons, il la met dans un sac de plastic aux poignées solides. Et même pour aller ramasser ses coques! "Il faut être prudent de nos jours", dit-il.
Ce vendredi, il fait froid, Appolinaire se rend sur la plage, il faut bien manger! La mer remonte, mais son seau n'est pas plein. Comme il est seul à des centaines de mètres à la ronde, il pose son sac plastic contenant la valise sur le sable. Soudain, il pousse un cri de joie: "un porte monnaie"! Il est ouvert et des pièces sont éparpillées sur le sable. Il se met à genoux et commence la précieuse récolte. Elles sont dispersées sur plusieurs mètres carrés et pas question d'en laisser! Tout son esprit accaparé par cette extraordinaire trouvaille, Appolinaire perd la notion du temps. Lorsqu'il se rend compte que la mer lui arrive aux chevilles, il pense à sa valise, se relève et la cherche du regard. Diable! Elle n'y est plus! le sac plastic nage à la surface de l'eau, mais la valise a disparu, probablement emportée par le courant de la marée montante. Affolé, il court à droite, puis à gauche, puis devant, mais aucune trace de la valise. Cependant, la mer monte toujours et l'oblige à reculer. L'eau lui arrive à la ceinture, mais il ne renonce pas, ses yeux scrutent inlassablement le mouvement des vagues, espérant voir son trésor flotter. La mer monte toujours et le monde d'Appolinaire s'écroule. Comment accepter la perte de ce qui est devenu sa seule raison de vivre. Alors inlassablement, ses gros yeux globuleux balaient la surface de l'eau . Peu à peu, la nuit tombe et pas l'ombre d'une valise. A présent, on y voit plus rien, rester d'avantage serait insensé, alors Appolinaire se résigne et rentre. Découragé et en colère contre lui-même, il ne dort pas de la nuit, ses billets le harcèlent sans cesse, il les imagine, il les voit, là, devant lui! Il se relève la nuit, vérifie qu'ils ne sont plus sur la table et retourne se coucher en jurant contre lui-même. Va-t-il abandonner, renoncer à ce cadeau que la mer lui à fait ? Non, chaque jour il se lève tôt et arpente la plage de long en large jusqu'à la nuit tombée... Et il recommence encore et encore, les jours suivants.
Appolinaire ne lit pas le journal, pensez? A ce prix ! C'est pourtant dommage car il aurait pu lire ceci dans le journal local, trois jours après avoir perdu sa valise:
" Se promenant sur la plage du Crotoy, un homme a trouvé une petite valise noire contenant plusieurs liasses de billets, précisément des dollars. Les billets présentant une texture douteuse ont été portés en banque pour vérification. A leurs vue, l'employé partit à rire et dit: --- Ah, enfin! Voilà retrouvées les fameuses copies de dollars utilisées pour le tournage du film le mois dernier... Vous vous souvenez, la marée les avaient emporté! J'espère que vous n'avez pas cru qu'il s'agissait de vrais billets"!
http://bokay.over-blog.org/


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