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La patiente Lutine
prose [ ]

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par [Reumond ]

2023-02-18  |     | 






Comme la Terre qui elle-même n’est qu’un grain de sable dans l’Infini de l’Univers, toutes nos plages de Normandie sont pleines de ces grains de sable qui logent dans les rouages du temps.

Pistache, abricot, fraise ou banane… Mêlant son grain de sable aux couleurs et saveurs de la guimauve, ce soir, le marchant de Gui-gui (1) et le marchand de sable ont échangé leur échoppe et leurs outils, pour que les grains de la journée se mêlent à ceux de la nuit, tout comme se mélangent les processus du rêve et de la mémoire.

Même si les sables mouvants du grand âge m’enlisent quelque peu, dans cette boule de quartz aux reflets de nacre, le passé m’apparait, passé et présent fusionnent, comme les grains de peaux plus ou moins bronzées incorporent les grains de sable tout humide de sueur.

En écrivant, le grain même de mon papier aspire lui-même à devenir un champ sablé, afin de mettre sur papier la conjugaison de trois espaces, le ciel, la terre et l’eau. Les yeux me piquent et une odeur d’anis remplie mon écritoire, la magie opère, comme cette collaboration colorée du marchand de Gui-gui et du marchand de sable.


Quand elle franchissait la porte, il y avait comme un vent léger qui s’engouffrait dans la salle d’attente ; comme si le Gulf Stream en personne débarquait chez moi, pour réchauffer les cœurs froids et ranimer la flamme de tous les souffrants inconnus.

Même si les tristes rivages de la psychologie ont encore tout à envier aux plages de notre remarquable Cote-de-Nacre, avant chaque entretien, au lieu de lui proposer bêtement de s’asseoir dans un fauteuil ou de s’allonger comme d’ordinaire sur l’immuable et fameux divan rouge du psy, là où les rêves éveillés prennent chair et où les maux sont censés prendre mots ; n’étant qu’un simple et humble « accompagnateur », et pour elle comme un ami, je l’invitais sans façon à se mettre à l’aise et à descendre dans le grand bac à sable que j’avais fait aménager spécialement pour elle, en le disposant à côté d’une cabine de plage, au milieu de mon cabinet.

Pour créer une ambiance aussi distinctive que distractive, comme à Deauville, j’ouvrais en grand un parasol coloré; et sur les rayonnages de ma bibliothèque, je disposais quelques beaux galets longuement patinés par la mer, et de grosses coquilles de murex qui me servaient de serre-livres.
Une mouette naturalisée était posée sur un aquarium d’eau de mer qui abritait lui-même depuis quelques mois deux homards que j’avais baptisés en raison de leur taille respective, le Petit et le Grand Enfer, l’un et l’autre ayant été sauvés in extremis des abîmes d’une casserole trois étoiles d’un grand restaurant de la côte.

Vous l’avez sûrement compris, cette patiente venait de Luc-sur-Mer, et elle sentait surtout bon la guimauve. Alors que d’autres patients charroient avec eux du matin au soir d’énormes rochers comme le Sisyphe du mythe, ou de lourdes valises ontologiques, des sacs d’ado ou d’encombrants arbres généalogiques, Madame L. comme dans Luc, transportait avec elle des images de coucher de soleil et d’eaux nacrées, avec en arrière-fond, un subtil mélange d’air marin et d’algues brunes à peine déposées sur l’estran par quelque dernière vague pleine d’écume brodée d’eau, comme les dentelles de mon aïeule Rose Marguerite Noémie HUE, dentellière à Langrune.

Madame L. n’était plus très jeune, je ne me permettrais pas ici de dire son grand âge comme on donne sa langue au « chat de mer », cet autre nom de la petite roussette, mais elle avait gardé, malgré les épreuves de la vie et le mal qui la rongeait, une âme d’enfant et un cœur d’adolescente.
Sous sa peau nacrée de vieille dame très digne, il y avait là une belle âme que la maladie d’Alzheimer ne parvenait pas à ternir ou à dénaturer ; elle restait très sociable, souriante et parfaitement lutine, même si elle n’était plus parfaitement lucide.

Pour occuper ses journées, quand elle n’oubliait pas de s’occuper pour ne pas perdre les simples gestes de la vie et affermir quelque peu sa fragile mémoire, elle faisait de la peinture, en général des marines ou parfois des bouquets de fleurs qui sentaient bon comme elle, l’arôme de la guimauve mêlée à la flagrance des roses de Damas.

Chaque semaine, à chacune de nos rencontres, elle ne manquait pas de m’apporter l’une ou l’autre de ses dernières créations, de belles aquarelles avec des ciels tout irisés et des arcs-en-ciel tellement transparents et lumineux, qu’ils me faisaient penser à certaines aquarelles de William Turner. Tout ce qu’elle crée était à l’image de son propre rayonnement. Madame L., doyenne de mes patientes, restait à part entière une véritable Lutine et un rayon de soleil pour chacune et chacun.

En fonction des marées, hautes ou basses de ses émotions et de ses vagues souvenirs, nous partagions avec plaisir comme des estivants sur le front de mer. On se racontait des histoires, pour stimuler sa mémoire et éviter tout repli sur elle-même . En mettant du « jeu » dans les « Je » pour un « enjeu » vital qui en valait bien la peine; on parlait du temps où elle prenait le train pour Caen à l'ancienne gare de Luc ; des enfants, de l’école et de pédagogie pour entretenir quelque peu ses compétences et connaissances d’ancienne institutrice. Loin d’être une vieille fille aigrie, Madame L. qui vient malheureusement de nous quitter pour une aventure dont on ne revient pas, était restée affable jusqu’au bout, l’âge l’ayant emporté avant la maladie.

Nos partages étaient toujours rieurs comme les mouettes qui partagent avec nous leur part de digue et de digue dondaine. Malgré ses nombreuses distractions et multiples absences, nous parlions aussi de ses préférences en matière d’arts et de musique ; et en particulier de Paul Cézanne et de La Mer de Debussy.

En prenant comme support de nos partages ses aquarelles et ses capacités artistiques restées étonnamment préservées par le temps et la maladie, nous partageons les yeux dans les yeux, jusqu’à ce que la poésie et nos rêves se couchent à l’horizon.

Le sablier des semaines s’écoule, la mer flue comme la vie, mais l’espace et le temps sont toujours là, avec les visages qui se flouent et les paysages qui disparaissent. Mais nous prenons le temps d’être aux souvenirs tels qu’ils se présentent, comme des esquisses symphoniques entre un passé qui s’efface et un présent qui se mélange au sable, au ciel et à l’eau.

Nous tenant par la main, quand les mots lui manquaient, elle parlait avec tout son corps, et comme entre jeux de mots et jeux de vagues, parfois on faisait silence pour prendre le temps d’écrire sur le sable la présence de ses propres absences, laissant les souvenirs émerger, sans forcer et sans trop interroger l’espace du passé.

Alors que la majorité des patients se livrent dans leurs maux, Madame L., pour laisser respirer sa mémoire, se livrait dans ses couleurs et sa gestuelle.

Privilégiant les vis-à-vis et les contacts visuels et auditifs comme pour focaliser toute son attention sur le bruit de ses vagues intérieures et les jeux des enfants de tout âge sur notre plage privée, tous les moyens créatifs et tous les outils ludiques mettant en jeu son caractère unique, sa foi, ses valeurs et ses antécédents personnels comme ses intérêts et connaissances étaient « bons » comme une gui-gui.

Avec la petite pelle des mots et le râteau des erreurs de langage, nous bâtissions ensemble des châteaux de mémoire tout ensablés, où même la Baleine de Luc, elle-même, trouvait sa place.

Au stade intermédiaire de sa maladie, sans jamais faire référence à ses troubles neuro-cognitifs, même quand les mots lui manquaient, on y mettait des gestes et des images colorées. En harmonie avec ses humeurs, on s’adaptait comme la digue s’adapte avec le temps, à la logique des eaux; en évitant toute urgence, tout débordement, tout stress et toute forme de jugement ou de critique ; l’important étant de communiquer avant tout !

Pour atteindre son Ciel comme « La petite Thérèse » de Lisieux qu’elle priait constamment depuis sa jeunesse, et pour rejoindre ses rêves les plus lutins, comme Paul Cézanne, son peintre favori, elle va s’éteindre chez elle, dans son petit appartement, alors qu'elle était en train de peindre des capucines, assise devant son chevalet.

Au matin, l’infirmière à domicile va la trouver comme assoupie contre le bras du fauteuil, la main serrant encore l’un de ses pinceaux, sa petite palette à aquarelle sur les genoux. La veille, lors de son dernier passage, Madame L. lui paraissait assez fatiguée, mais rien ne pouvait lui laisser penser à un dernier et grand départ.

Depuis sa dernière visite, le cabinet me paraît bien vide, même s’il reste une légère senteur de guimauve dans mes rideaux comme des effluves de mer dans les voiles d’un bateau. Pour faire le deuil de ce départ inattendu, tout en gardant mes gros coquillages comme serre-livres, j’ai rangé au garage la cabine de bain, le bac à sable et ses jeux de plage, le parasol, les galets et la mouette empaillée ; et remisé dans mon salon privé l’aquarium d’eau de mer où depuis quelque temps dépriment comme des crabes en cage, le Petit et le Grand Enfer.

(1) La Gui-gui est une friandise normande, particulièrement appréciée sur la Côte de Nacre et Luc-sur-Mer à particulier, dont les habitant(e)s sont des Lutines et des Lutins.

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