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■ L'hiver
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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2019-10-06 | |
Naguère, le pont de Haute-Savoie reliait deux espaces, deux ravines entre peur et vertige. Un défi insupportable. Naguère, jamais je ne l’aurais défié. Naguère, devant le vide, je restais humble, Le dos rond comme un bossu sans bosse.
Sur la ligne de l’horizon, ce pont m’apparaissait infranchissable, le Rhône, à cet endroit, une surface océanique. Des vagues de terreur me faisaient tourner plus vite que la Terre. Je me retrouvais tête en bas, buvant les ivresses du vertige. D’une longueur pour un pas de géant, le pont de Haute-Savoie n’était pas construit pour moi. Son ombre de colosse recouvrait entièrement mes aurores minuscules, dérisoires au souvenir du temps présent. Et pourtant, naguère, un autre obstacle obstruait, à travers les poussières d’hydrocarbure des hauts-fourneaux, la marche en avant de mes lentes foulées : le petit pont de la Bertolus. Sur ce petit pont, dès potron-minet, je marchais au milieu de la route, les bras tendus à l’horizontal comme un clown funambule sur le fil de la dérision. Du haut de mes six ans, le vide m’apparaissait comme une gorge insondable dont l’haleine me faisait tourner la tête. Les vertiges qui s’accumulaient en moi m’ensevelissaient sous une avalanche de terreur… Qu’il me fallait déblayer à force de courage. La force et le courage dominaient mon être esclave. J’avançais dans le tumulte des paroles empreintes de moqueries. De pas de fourmi en pas de fourmi, finalement, sans le vouloir, je surpassais ma peur, jusqu’à la dominer entièrement… De l’autre côté. Aujourd’hui, au-dessus du Rhône, l’enfant que je ne suis plus se joint au vieil homme que je ne suis pas encore. Les hauts fourneaux sont tombés en désuétude, jusqu’à disparaître sur ce terrain en pleine reconstruction. Le petit pont de la Bertolus n’est plus qu’une rambarde où s’accroche le souvenir. Sous la route nouvelle, le remblai l’a enseveli. Seul subsiste le pont de Haute-Savoie, identique à l’Everest de mon enfance. Aujourd’hui je le conquiers mais toujours avec une redoutable appréhension. L’envie et la peur de sauter dans le vide se confrontent dans mon for intérieur. L’envie est une lente progression qui trouble les battements de mon cœur. Il bat au rythme saccadé de l’angoisse. Un brouillard noir envahit mon cerveau fixé sur le néant d’une seule idée : sauter. Ma respiration s’emballe jusqu’à m’étouffer au bout d’une course effrénée. La peur est le pont-levis qui se dresse à la verticalité d’une folie naissante. La peur domine mon être. Elle porte les lauriers de l’empereur. Je porte les chaînes de l’esclave. Ave, Dieu ! Un air d’indépendance souffle les bougies de mon courage et pourtant… Pourtant, à l’heure où les bruits de la nature sombrent dans la léthargie, il râle dans la geôle des trouillards. Le claquement de la pêne déverrouille la porte. Chaque varice est une marche qu’il monte… Les frissons s’entrechoquent, soulèvent des poussières irritantes. Je ferme les yeux. Le courage des autres m’envahit. Ses conquérants me dépècent, savourent, au grand jour s’assombrissant, la délectation de ma bravoure. Sur le pont de Haute-Savoie, au centre du fleuve, au dominant le dominé se confond dans l’assiette creuse comme un charnier naissant. Le viaduc de l’autoroute me protège des premiers scintillements de l’étoile du Nord. Chaque véhicule qui passe frappe au marteau l’enclume de mes pensées. Elles descendent les marches de ma vie, elles trébuchent sur l’enfant qui sommeille dans l’escalier de l’étage inférieur. Son squelette d’enfant s’allonge jusqu’à devenir l’homme que je suis. Je recouvre le corps engourdi d’un drap aux senteurs délicates, sans brutaliser l’odorat des essences qui pénètrent en moi, qui m’embaument dans le tombeau de ma propre personne. L’enfant est le sel. Je suis le vinaigre. J’entreprends de le diluer pour retrouver la saveur aigre de ma première blessure mais le geste reste figé, suspendu au bruit de tôle froissée, au bruit des voix tonitruantes qui tombent de l’autoroute comme des lames coupantes en déchirant l’espace restreint de mes contemplations. Un homme empoigne son malheur et bascule de la rambarde. Un cri. Un cri de femme interminable. Un cri qui porte le malheur de l’homme collé à elle comme une pierre autour du cou. Le cri de la cessation de toute continuité. Le cri d’une déchirure qui referme sa fermeture éclair entre les berges du Rhône, l’entrejambe, la couture d’une pièce d’amour au tissu éliminé. La liberté d’une femme dévorée par l’égoïsme exclusif de l’homme… Le fleuve gobe deux silhouettes que je distingue. Une que je devine aussi vulnérable que le parfum des fleurs dans un nid de guêpes. Et puis le silence… Et puis… Des lumières bleues dansent avec les ombres de la nuit. Les sirènes des ambulances se taisent. Elles imprègnent le silence d’une odeur d''espérance, un infime espoir, et puis… Plus tard, elles feront l’amour avec les queues des poissons morts. Plus tard… Mais maintenant, le bruit des vaguelettes, autour des zodiacs, précipite le périmètre desdits espoirs hors du temps présent… Ailleurs… Quelque part. Maintenant, les pales de l’hélicoptère de la gendarmerie bourdonnent à mes tympans. Mes oreilles deviennent le refuge des frelons. Maintenant un projecteur balaie le fleuve d’un plein soleil, éclaire le strip-tease du fleuve, inspecte son lit sans pudeur, fixe l’éternité, découvre le mâle et son contraire… La femme précipitée dans le vide. Autour d’elle, les zodiacs forment une ronde, comme une petite auréole pour une minute de silence. Des hommes-grenouilles délivrent son cou des pattes du crapaud. Sur un nénuphar mortuaire, elle se pose. Elle sans lui, dans un corbillard rose, elle s’en va : enfin libre. |
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