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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2010-08-14 | | Inscrit à la bibliotèque par Dolcu Emilia
II
Mais quand la période de ma sale petite débauche prenait fin, je me retouvais abominablement écœuré. J’étais pris de remords, je les chassais: la nausée devenait vraiment trop forte. Mais peu à peu, cela aussi, je m’y habituais. Je m’habituais à tout c’est-à-dire que ça ne devenait une habitude à proprement parler, mais un libre consentement. Et puis, il me restait une issue qui conciliait tout: c’était de me réfugier dans “le beau et le sublime”, c’est-à-dire, évidemment, dans mes songeries. C’est formidable, ce que je pouvais songer, des trois mois de rang, terré dans mon coin et – vous pouvez me croire – à ces moments-là, je ne ressemblais plus du tout au monsieur qui , du désarroi plein son cœur de poulet, avait posé du castor allemand au col de son manteau. J’étais subitement devenu un héros. Mon colossal lieutenant, je ne l’aurais pas laissé entré, même s’il était venu me rendre visite. Je n’arrivais meme pas à me le représenter. Ce qu’étaient mes songeries et comment ells pouvaient me suffire, aujourd’hui, j’aurais du mal à le dire, mais dans ce temps-là, elles me suffisaient. Au fait, c’est que maintenant encore, elles me suffisent – en partie. Les songes les plus doux et les plus forts me venaient après quelque sale petite débauche, accompagnés de larmes, de malédictions et d’exaltations. Il y avait des moments d’ivresse si véritable, de tel bonheur, que je perdais pour de bon l’envie de railler, je vous le jure! Hier, j’avais un espoir, un amour. Et c’est bien cela qui compte: à ces moments-là, je croyais aveuglément que par je ne sais quel miracle, par je ne sais quelles circonstances extérieures, un beau jour, tout cela s’écarterait, s’élargirait; que soudain m’apparaîtrait l’horizon nouveau d’une activité adéquate, salutaire, suberbe et sutout toute prête (quelle activité au juste, ça, je ne l’ai jamais su, mais surtout toute prête), et alors, je me montrerais au grand jour, pour un peu sur un cheval blanc et couronné de lauriers. Je ne pouvais me concevoir de rôle secondaire, et c’est bien pour cela que, dans la réalité, j’occupais le plus tranquillement du monde le dernier. Un héros ou de la boue, il n’y avais pas de milieu. Et c’est cela qui m’a perdu que, pataugeant dans la boue, je me consolais en me disant qu’à d’autres moments, j’étais un héros, et que le héros m’a masqué la boue. En somme, un homme ordinaire a honte de se salir, mais le héros est trop au-dessus de tout pour se salir tout à fait, donc je peux toucher à la boue. Chose remarquable, ces accès de “beau” et de “sublime” me prenaient aussi en pleine débauche, et juste au moment où j’avais touché le fond; ils me prenaient comme ça, par petites bouffées, comme pour me rappeler tout de même leur existence, mais sans que leur apparition mette fin à ma sale petite débauche; au contraire, ils semblaient la ravigoter par contraste, et ne surgissaient que juste ce qu’il faut pour que la sauce fût bonne. Cette sauce était compose de contradiction et de souffrance, de déchirante introspection, et tous ces tourments, grands ou dérisoires, donnaient un certain piquant et meme un sens à ma sale petite dédauche, bref assumaient tout à fait le rôle d’une bonne sauce. Tout cela n’était pas d’ailleurs dénué d’une certaine profondeur. Au fait, aurais-je pu consentir à une banale, une vulgaire, une simplette petite débauche de gratte-papier et endurer sur moi toute une boue? Comment expliquer sa séduction, alors, comment expliquer qu’elle m’attirait dehors en pleine nuit? Eh, non, j’avais une noble échappatoire pour tout… Mais que d’amour, que d’amour j’éprouvais, mon Dieu! Au cours de mes songeries, de mes “échappées dans le beau et dans le sublime”; un amour fantastique, je vous l’accorde, un amour ne s’appliquant en réalité, à rien d’humain, mais tellement riche qu’ensuite, dans la réalité, je n’éprouvais même pas le besoin de cette application: c’eût été un luxe inutile. D’ailleurs, tout se terminait toujours on ne peut mieux, par une transition nonchalante, enivrante vers l’art, c’est-à-dire vers les plus belles forms de l’existence, parfaitement à point, fortement empruntées aux poètes et aux romanciers et adaptées à mille et un services et exigences. Par exemple: je triomphe. Naturellement, les autres sont pulverisés et contraints de reconnaître de leur plein gré mes nombreuses qualités, et moi, je leur pardonne, à tous. Poète et gentilhomme de la Chambre, je tombe amoureux; je touche des tas de millions que je sacriefie sur-le-champ au genre humain puis je confesse aussitôt devant le peuple toutes mes infamies, lesquelles, naturellement, ne sont pas des infamies ordinaries, mais renferment des quantités folles de “beau” et de “sublime”, dans le style de Manfred. * Tout le monde pleure et m’embrasse (parce qu’autrement, quels crétins, ils feraient), tandis que moi, la faim au ventre et les pieds nus, je vais prêcher les idées nouvelles et je bats les rétrogrades à plat couture à Austerlitz. Là-dessus, on joue une marche, on décrète l’amnistie, le Pape accepte de quitter Rome pour le Brésil; puis il y a un bal pour toute l’Italie à la villa Borghèse située au bord du lac de Côme, car, en l’honneur de cet événement, ledit lac est transporté à Rome; ensuite, la scène se passe dans les buissons, etc., comme si vous ne le saviez pas? Vous me direz qu’il est vulgaire, qu’il est ignoble de mettre tout cela sur le tapis après tous les enivrements et les larmes que je viens, moi-même, de faire l’aveu. Hé-hé! Où voyez-vous l’ignominie? Croiriez-vous, par hazard, que j’ai honte de tout cela, que tout cela est plus bête que n’importe quel moment de votre propre vie, messieurs? De plus, je vous prie de croire qu’il y avait quelques petites choses que je n’avais pas mal arrangées du tout… Mais tout ne se passait pas sur le lac de Côme. Au fait, vous avez raison. C’est vulgaire et ignoble. Et le plus ignoble de tout, c’est que je sois en train de me justifier devant vous. Et plus ignoble encore, que j’en fasse la remarque. Ah! Et puis cela suffit, dans le fond, autrement on n’en finira jamais: les choses seront toujours plus infâmes les unes que les autres… Je n’étais jamais en état de rêver plus de trois mois de suite, après quoi je commençais à éprouver un besoin insurmontable de me précipiter dans la société. Me précipiter dans la société, pour moi, cela voulait dire aller rendre visite à Anton Antonytch Sétotchkine, mon chef de bureau. Ce fut l’unique connaissance que j’entretins toute ma vie, circonstance dont je m’étonne, aujourd’hui, moi-même. Mais lui aussi, je ne lui rendais visite que le moment venu, lorsque mes songeries m’avaienet tellement trasporté que j’éprouvais le besoin impératif et immédiat de serrer des gens dans mes bras, l’humanité entière; et pour cela, il fallait être à la tête de ne fût-ce que d’un seul homme en chair et en os. Par ailleurs, je devais me présenter chez Anton Antonytch le mardi (son jour), par conséquent, toujours ajuster mon besoin de serrer l’humanité entire dans mes bras au mardi. L’ Anton Antonytch en question demeurait aux Cinq Coins, quatrième étage, où il occupait quatre pièces basses, plus petites les unes que les autres, d’aspect tout ce qu’il y a d’économique et de jauni. Il avait deux filles et leur tante qui servait le thé. Ses filles- l;une avait treize ans, l’autre quatorze avaient toutes les deux le nez à la retroussette et m’intimidaient effroyablement, parce qu’elles passaient leur temps à chuchoter entre elles et à ricaner. D’ordinaire, je trouvais le maître de maison assis sur un divan de cuir, devant la table, en compagnie de quelque visiteur chenu, fonctionnaire de notre service ou même d’un autre.Je n’y ai jamais vu plus de deux ou trois personnes à la fois, toujours les mêmes. On parlait impôts indirects, adjudications au Sénat, traitements, promotions, on parlait de Son Excellence, des moyens de plaire, et ainsi de suite, et ainsi de suite. J’avais la patience de rester, comme un crétin, quatre heures de rang auprès de ces gens-là, sans les écouter sans oser ni savoir parler de rien avec eux. Je devenais idiot, j’avais des sueurs chaudes, la paralysie me guettait; mais c’était bien, c’était utile. Une fois rentré, je remettais à un peu plus tard mon désir de serrer l’humanité entire dans mes bras. Au fait, il me sempble que j’avais encore une connaissance:Simonov, mon ancient camarade de classe. Des camarades de classe, ma foi, j’en avais même beaucoup dans Pétersbourg, mais je ne les fréquentais pas et je ne les saluais même plus dans la rue. Je crois même que j’avais changé de service rien que pour éviter de me retrouver avec eux et en finir une fois pour toutes avec ma détestable enfance. Maudite soit cette école, ces horribles années de bagne! En un mot, dès que je m’étais trouvé libre de mes actes, je m’étais séparé de mes camarades. Il en restait encore deux ou trois que je saluais, lorsqu’il m’arrivait de les croiser. Et parmi eux, Simonov, un garçon qui, en classe, ne se distinguait en rien, était d’un naturel égal et paisible, mais chez qui j’avais discerné un certain esprit d’indépendence, voire de l’honnêteté. Je crois même qu’il n’était pas trop borné. Nous avions autrefois connu ensemble des heures assez claires, mais elles n’avaient pas duré longtemps, et s’étaient enveloppées d’une sorte de brouillard. Je crois que ces souvenirs lui pesaient et qu’il croyait sans cesse de me voir retomber dans notre ton d’autrefois. Je le soupçonnais d’éprouver une forte repulsion à mon égard, mais je n’en étais probablement pas très convaincu; je continuais à lui render visite. C’est ainsi qu’un jeudi ne pouvant plus supporter ma solitude et sachant que, les jeudis, la porte d’ Anton Antonytch était fermée, je me rappelai Simonov. En montant à son quatrième, je me disais justement que ce monsieur trouvait ma présence pénible et que j’avais bien tort d’aller le voir. Mais comme cela se terminait toujours de la même façon, à savoir que ce genre de considerations ne faisaient,comme un fait exprès, que m’encourager à me fourrer dans des situations équivoques, je me présentai tout de même chez lui. Cela faisait presque un an que je l’avais vu. Notes • Allusion au Manfred de Byron, personnage fier et solitaire, très indépendant et vivant au mépris de tout danger. |
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