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La formation de l\'esprit scientifique
prose [ ]

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par [Gaston_Bachelard ]

2010-02-16  |     |  Inscrit à la bibliotèque par Dolcu Emilia




Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance
scientifique. Et il ne s'agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d'incriminer la faiblesse des sens et de l'esprit humain : c'est dans l'acte même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C'est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c'est là que nous décèlerons des causes d'inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n'est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n'est jamais "ce qu'on pourrait croire" mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l'appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation. L'idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne peut venir que dans des cultures de simple juxtaposition où un fait connu est immédiatement une richesse. Mais devant le mystère du réel, l'âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors impossible de faire d'un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel, ce qu'on croit savoir clairement offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Accéder à la science, c'est spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé.
Rompons, ensemble, avec l'orgueil des certitudes générales, avec 1a cupidité des certitudes particulières. Préparons-nous mutuellement à cet ascétisme intellectuel qui éteint toutes les intuitions, qui ralentit tous les préludes, qui se défend contre les pressentiments intellectuels. Et murmurons à notre tour, tout entier à la vie intellectuelle: erreur, tu n'es pas un mal.
Comme le dit fort bien M. Enriques, « Réduire l'erreur à une distraction de l'esprit fatigué, c'est ne considérer que le cas du comptable qui aligne des chiffres ». Le champ à explorer est bien plus vaste, lorsqu'il s'agit d'un véritable travail intellectuel. C'est alors qu'on accède à
l'erreur positive, à l'erreur normale, à l'erreur utile ; guidé par une doctrine des erreurs normales, on apprendra à distinguer, comme le dit encore M. Enriques, les fautes auxquelles il convient de chercher une raison de celles qui, à proprement parler, ne sont pas des erreurs, mais des affirmations gratuites, faites, sans aucun effort de pensée, par des bluffeurs qui comptent sur la chance pour deviner du premier coup ; dans ce dernier cas l'entendement n'y est pour rien . Dans l'éducation, la notion d'obstacle pédagogique est également méconnue.

J'ai souvent été frappé du fait que les professeurs de sciences, plus encore que les autres si c'est possible, ne comprennent pas qu'on ne comprenne pas. Peu nombreux sont ceux qui ont
creusé la psychologie de l'erreur, de l'ignorance et de l'irréflexion. Les professeurs de sciences imaginent que l'esprit commence comme une leçon, qu'on peut toujours refaire une
culture nonchalante en redoublant une classe. qu'on peut faire comprendre une démonstration en la répétant point pour point. Ils n'ont pas réfléchi au fait que l'adolescent arrive dans la classe de Physique avec des connaissances empiriques déjà constituées: il s'agit alors, non pas d'acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne. Un seul exemple: l'équilibre
des corps flottants fait l'objet d'une intuition familière qui est un tissu d'erreurs. D'une manière plus ou moins nette, on attribue une activité au corps qui flotte, mieux au corps qui nage. Si l'on essaie avec la main d'enfoncer un morceau de bois dans l'eau, il résiste. On n'attribue
pas facilement la résistance à l'eau. Il est dès lors assez difficile de faire comprendre le principe d'Archimède dans son étonnante simplicité mathématique si l'on n'a pas d'abord critiqué et désorganisé le complexe impur des intuitions premières. En particulier sans cette psychanalyse des erreurs initiales, on ne fera jamais comprendre que le corps qui émerge et le
corps complètement immergé obéissent à la même loi. Ainsi toute culture scientifique doit commencer, comme nous l'expliquerons longuement, par une catharsis intellectuelle et affective. Reste ensuite la tâche la plus difficile : mettre la culture scientifique en état de mobilisation permanente, remplacer le savoir fermé et statique par une connaissance ouverte et dynamique, dialectiser toutes les variables expérimentales, donner enfin à la raison des raisons d'évoluer. Ces remarques pourraient d'ailleurs être généralisées : elles sont plus visibles dans l'enseignement scientifique, mais elles trouvent place à propos de tout effort éducatif Au cours d'une carrière déjà longue et diverse, je n'ai jamais vu un éducateur changer de méthode d'éducation. Un éducateur n'a pas le sens de l'échec précisément parce qu'il se croit un maître Qui enseigne commande. D'où une coulée d'instincts. MM von Monakov et Mourgue ont justement noté cette difficulté de réforme dans les méthodes d'éducation en invoquant le poids des instincts chez les éducateurs. "Il y a des individus auxquels tout conseil relatif aux erreurs d'éducation qu'ils commettent est absolument inutile parce que ces soi-disant erreurs ne sont que l'expression d'un comportement instinctif". A vrai dire, MM. Von Monakow et Mourgue visent des individus psychopathes mais la relation psychologique de maître à élève est une relation facilement pathogène. L'éducateur et l'éduqué relèvent d'une psychanalyse spéciale. En tout cas, l'examen des formes inférieures du psychisme ne doit pas être négligé si l'on veut caractériser tous les éléments de l'énergie spirituelle et préparer une régulation cognito-affective indispensable au progrès de l'esprit scientifique D'une manière plus précise, déceler les obstacles épistémologiques, c'est contribuer à fonder les rudiments d'une psychanalyse de la raison.

(extraits)

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