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Feuille volante
prose [ ]

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par [kerven ]

2005-01-29  |     | 



Feuille volante


Une phrase merveilleuse le réveilla soudain. Un de ces traits de génie qu’on croit inaccessibles tant ils résument la vie. L’amour et toutes les sagesses du monde étaient en ces quelques mots. Ils venaient de jaillir de sa nuit comme une comète de rêve. Ils coulaient de ses lèvres comme un ruisseau de bonheur.
Il s’assit au bord du lit et regarda la lune d’une rondeur parfaite dans cet univers immuable auquel il venait d’ajouter l’essentiel. Il murmura la phrase et dans sa cage sa colombe lui répondit par un frisson d’ailes. Elle lui tenait compagnie depuis si longtemps, toujours à portée de sa main. Quand il sentait monter une angoisse, il ouvrait la porte de la cage et l’oiseau lui picorait les doigts.
Il allait s’abandonner à un sommeil béat quand il se souvint d’avoir déjà perdu deux ou trois poèmes nés de nuit, comme sa divine phrase. De leur évidente clarté, il ne restait au réveil que deux ou trois bribes, débris d'une beauté à jamais morte. Des sottises et banalités qui précèdent le sommeil on se souvient toujours, mais une grande pensée sortie d’on ne sait où revient toujours à ce "je ne sait plus " dès qu’on ne s'occupe plus d'elle.
Donc cette nuit, par prudence autant que par plaisir, il fallait trouver une feuille pour perpétuer noir sur blanc ce miracle des quatre mots. Il tâtonna pour allumer et ne trouva pas sa lampe. Imbécile ! Il l’avait confiée à un ami pour qu’il la répare. Mais sur le marbre de la table de nuit, un stylo feutre. Ces mots, il allait les confier à n’importe quel petit bout de blanc et prendre la lune à témoin de ce trait de génie. Mais rien. Pas le moindre papier. Il tenta de l’écrire sur son bras mais l’encre, avec la transpiration, allait s’étaler, sans doute même s’effacer. Le seul objet d’un blanc éclatant dans la pénombre était la colombe. Morgan sourit. Belle légende pour cette pensée essentielle s’il la confiait à un oiseau qui symbolise l'Esprit Saint.
Il enferma doucement la colombe dans sa main, le sortit de sa cage et la posa entre ses genoux. Il prit tout son temps pour écrire les quatre mots sur l’éventail soyeux de sa queue, puis, un sourire de gamin sur les lèvres, il remit l’oiseau dans sa cage et s’endormit en paix.
Ses songes le reprirent. Il traversait lentement la foule, l’oiseau blanc sur un doigt, et tous, à leur passage, murmuraient la petite phrase. Personne ne comprenait son sens car Morgan n’avait pas la réputation d’être un poète facile, mais on la répétait.
Tandis que la foule s’inclinait, l’oiseau se mit à roucouler et Morgan s’éveilla d'un coup. Le songe n’était pas si loin du réel, car la colombe était sortie de sa cage dont, dans son enthousiasme, il avait oublié de refermer la porte. Elle se lissait tranquillement les plumes une à une sur le rebord de la fenêtre. De son lit, Morgan pouvait deviner, sur l’éventail de sa queue, les traces indélébiles du feutre. Il frémit. De ses quatre mots il ne se souvenait que d’un seul, qui sans les autres ne valait pas mieux que n’importe lequel pris au hasard d’un dictionnaire. Mais au fond, quelle importance ? Sa « feuille volante » était là, à portée de main, aussi apprivoisée qu’un chaton.
Morgan se glissa doucement hors du lit. Il allait toucher la colombe quand elle referma l’éventail de sa queue sur les mots merveilleux et s’envola, comme saoulée par cette liberté nouvelle, fit un petit tour de ciel et revint se poser sur le chêne, de l’autre côté de la cour. Morgan installa la cage bien en vue sur la margelle du puits où il sema quelques grains de blé, juste assez pour mettre l’oiseau en appétit. Mais il continuait à roucouler sur sa branche. Morgan remonta dans sa chambre et tenta avec ses jumelles de lire ce qu’il avait écrit, mais rien. La colombe ne cessait de s’agiter. Il sortit son fusil car il était vraiment prêt à tout, mais la chasse étant fermée, il n’avait plus une cartouche. Il s’endormit épuisé et, dès le réveil, sauta à la fenêtre. Toujours rien dans la cage et rien sur l’arbre, mais tout là-haut, sur le clocher...
Si Morgan avait dit la vérité au curé, il serait passé pour fou. Il ne pouvait qu'attendre le retour de la colombe, ce qui ne tarderait pas, tant ces oiseaux ne s’éloignent jamais loin du gîte. Mais la bestiole blanche devait être plutôt fille du diable que de Dieu. Le lendemain, elle avait disparu du village. Non, personne ne l’avait vue ni entendue chanter. Morgan se mit à errer à travers champs :
- Vous n’avez pas vu ma colombe?
On se relevait, le menton sur l’outil, et l’on faisait semblant de réfléchir avant de répondre :
- Ah, non, monsieur, point de colombes ici. Rien que des corbeaux.
Mais on pensait :
- Qu'a-t-il encore dans sa tête, ce vieux fou ?
Les pas de Morgan le poussaient toujours plus loin dans les campagnes. Après avoir reçu partout la même réponse, il faisait semblant de parler d’autre chose pour montrer qu’il était sensé. Mais au fond l’était-il encore ? Un espoir fou ne vous rend pas sage. Cet espoir était d'entendre :
- Mais oui, monsieur, on a pris sur la haie une colombe avec quatre mots écrits sur la queue. On l’a justement dans notre cage.
Et Morgan aurait répondu :
- Elle est à moi mais je vous la laisse. Je veux seulement lire les quatre mots.
Bientôt, en Provence comme le long du Rhône, on sut que ce vieux qui vous arrêtait où que vous soyez allait vous dire :
- Vous n’avez pas vu ma colombe ?
On en aurait presque fait un santon, de ce vieux-là, tellement il faisait partie du pays et tellement ce qu’il demandait lui ressemblait. Mais jamais Morgan n’aurait osé poser sa question dans un cercle littéraire. Ces gens-là ne savent même pas distinguer une colombe d’une tourterelle. Alors...
D’ailleurs il avait cessé d’écrire ces brefs poèmes un peu énigmatiques qui avaient fait sa renommée, pour ne pas dire sa gloire. Des poèmes qui n’étaient rien à côté de « la » phrase. Il marcha ainsi des mois et des années en mendiant, comme ces sâdhus indiens ou ces chercheurs de pierre philosophale, avant de finir ses jours dans un asile de vieillards nommé l’Esclarmonde.
Quand il déambulait dans son parc, il gardait toujours par habitude les yeux au ciel. Il avait fini par devenir ce vieux monsieur si gentil, qui ne parlait plus de colombe, mais connaissait par cœur le nom des étoiles.
Un jour, une jeune infirmière, découvrant ce qu’avaient écrit les journaux sur cet étrange pensionnaire, s’amusa à lui parler d’un oiseau blanc qu’on aurait trouvé sur la route des Indes, un message écrit sur la queue. Morgan sourit :
- Peu importe. Il y a longtemps que je ne cherche plus cet oiseau, mademoiselle. J’ai découvert et aimé tant de vérités le long des chemins. Avaient-elles tant besoin des mots ?...

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