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À la mélancolie
poèmes [ ]

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par [Friedrich_Nietzsche ]

2008-08-09  |     |  Inscrit à la bibliotèque par Guy Rancourt



Ne me tiens pas rigueur, ô ma Mélancolie,
D’apprêter ma plume à célébrer ton éloge,
Au lieu de demeurer, le front sur les genoux,
Assis tel un ermite sur le tronc d’un arbre.
Souvent, et hier encore, tu me vis ainsi,
Au rayon matinal d’un soleil enflammé :
Vers la vallée criait le désir du vautour,
Rêvant de chair fichée morte sur un pieu mort.

Oiseau cruel, tu te trompais en me voyant
Figé sur mon tronc d’arbre comme une momie!
Tu n’as pas vu mon œil qui, brillant de plaisir,
Orgueilleux et fier guettait de tous côtés.
Et s’il ne glissait pas jusqu’au ciel où tu planes,
S’il était comme mort au lointain des nuages,
C’était pour pouvoir, s’enfonçant toujours plus, d’un éclair
Illuminer en lui-même l’abîme de l’existence.

Souvent prostré ainsi dans l’abandon profond,
Hideux, tel un barbare offert au sacrifice,
Ma pensée pénétrée de toi, Mélancolie,
J’étais un pénitent, si jeune que je fusse!
Je me réjouissais de ce vol du vautour,
Du roulement de tonnerre des avalanches;
Tu parlais, incapable d’humaine tromperie,
Véridique, mais l’air sévère et redoutable.

Ô toi, rude déesse des rochers sauvages,
Tu aimes, mon amie, paraître près de moi :
Tu me montres alors le vol menaçant du vautour,
Et l’avalanche qui voudrait m’anéantir.
Autour de moi grince des dents l’envie du meurtre :
Lourd désir torturant de soumettre la vie!
Perchée séduisante sur les rochers à pic
La fleur espère la venue du papillon.

Tout cela, je le suis – un frisson me le dit –
Le papillon séduit, et la fleur solitaire,
Et le vautour, et le torrent couvert de glaces,
Et l’orage furieux – je suis pour toute la gloire,
Sombre déesse au-devant de qui, prosterné,
Tête sur les genoux, un lugubre chant de gloire aux lèvres,
Inlassablement, occupé de ton unique gloire,
Je soupire altéré : la vie, la vie, la vie!

Ne me tiens pas rigueur, ô cruelle déesse,
De te tresser en vers une tendre guirlande,
Il tremble celui que touche ta face horrible,
Il frémit celui qu’atteint ta droite cruelle.
Je tremble en balbutiant ces chants l’un après l’autre,
Mes frissons font jaillir des figures rythmiques :
L’encre coule, et la plume aiguë jette un éclair –
Mais à présent, déesse – oh! ne me retiens plus!

Grimmelwald
Été 1871

(Friedrich Nietzsche, Poèmes de jeunesse, 1858-1871)

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