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Ode au Saint-Laurent (version intégrale)
poèmes [ ]

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par [Gatien_Lapointe ]

2006-02-28  |     |  Inscrit à la bibliotèque par Guy Rancourt



Et je situerai l’homme où naît mon harmonie

Ma langue est d'Amérique
Je suis né de ce paysage
J'ai pris souffle dans le limon du fleuve
Je suis la terre et je suis la parole
Le soleil se lève à la plante de mes pieds
Le soleil s'endort sous ma tête
Mes bras sont deux océans le long de mon corps
Le monde entier vient frapper à mes flancs

J’entends le monde battre dans mon sang

Je creuse des images dans la terre
Je cherche une ressemblance première
Mon enfance est celle d’un arbre
Neiges et pluies pénètrent mes épaules
Humus et germes montent dans mes veines
Je suis mémoire je suis avenir
J’ai arraché au ciel la clarté de mes yeux
J’ai ouvert mes paumes aux quatre vents
Je prends règne sur les saisons
Mes sens sont des lampes perçant la nuit

Je surprendrai debout le jour naissant

Une hirondelle s’agrippe à ma tempe gauche
Je pressai dans ma main le clair présage

Ô que je m’embarque sur la mer verte et bleue
Ô que je saisisse les reflets qui m’aveuglent
Le temps dispersé en mille figures
Le mot prisonnier de la chair
L’accord caché au fond du sang
L’infini de l’univers et du cœur
La solitude sans fin de chaque être
Trouverai-je le secret de ma vie

Trouverai-je un jour l’événement qui commence

Être homme est déjà une tragédie
Et j’ai pleuré en découvrant le monde

J’ai allumé un feu sur la haute clairière
Je suis descendu dans l’aine des sources
Le parfum du sol me frappe au visage
La femme aux hanches brillantes d’aurore
L’homme à genoux inventant Dieu
Je suivrai la marche du fleuve
Je connais ensemble hier et demain
Et c’est aujourd’hui qu’il me faut construire

Je découvre ma première blessure
Je plante dans le sol ma première espérance

Espace et temps ô très charnelle phrase

Toutes les routes dans une même figure
L’instant et toute l’année en un pas

Je regarde au plus profond de la terre

C’est de l’homme désormais qu’il s’agit
C’est dans ce pays que j’habiterai


Quelle est cette tige à cinq branches
Jetée en travers de mon corps
Est-ce une main profonde et fluide
Est-ce l’ombre tremblante d’un oiseau
Quels sont ces cinq Grands Lacs
Flottant comme de grandes fleurs sur ma poitrine
Fleuve dont les flots m’entraînent m’enchaînent
J’apprendrai la phrase âpre et belle de tes rives

Ta bouche est le début de la mer
J’entrevois une très longue patience

Le cœur plein d’énigmes je rêve d’un ciel pur

Ma langue est une feuille en pleine terre
Je dis tout ce qui éclôt sur la terre
J’inventorie et j’évalue je nomme et j’offre
J’investis la journée de l’homme
J’ouvre des routes je jette des ponts
Je prends des images de chaque événement
J’invente un paysage pour chaque âge
Je taille chaque chose selon sa fonction

Je m’assure d’un souvenir charnel

Donnerai-je visage à tout ce qui existe
Sauverai-je chaque instant de la chair

Solitaire et habité d’amour
J’unis la bouche au flanc qui frissonne
J’unis l’arbre à la terre étonnée
Je mène à leurs noces tous les désirs
Mon pas enflamme chaque saison
Mon souffle agrandit chaque demeure
Et l’expérience ondule au large de ma main
La mer remplit toute ma main

Je ne laisse rien dans la nuit
Chaque peine chaque plaisir recommencent ma vie

Je dresse sur la terre une image de l’homme

Ma bouche est une double cicatrice
Un double horizon découpe mes yeux
Vulnérable on m’a jeté parmi les hasards
Mortel on m’a marqué d’éternité
Je ferai une échelle de mon corps
Et j’étendrai mes bras en largeur de la terre
Mon enfance est un sapin plein de neige
Mon enfance est un prisme dans l’espace

Le temps me donnera un visage durable
Aujourd’hui est un chantier à ras de sillons

Je frappe du poing la vivace énigme

La vieille nostalgie soulève mon talon
Je remonte le cours du sang
Je parle d’un commencement du monde
L’ombre et la lumière s’emmêlent sur mon front
Je ne refuse rien je n’oublie rien
J’éclaire mon passé j’affirme l’avenir
Multiple et nouveau dans l’instant
On m’entraîne jusqu’à l’ultime choix

J’ai dans mon cœur une grande souffrance

Ma langue est un champ de bataille
Toute menace accroît mon sang

Je dirai le frisson d’un outil dans mes paumes
Je veux savoir je veux me rappeler
Je dirai le vent qui prend sur mon front
Je donne parole à tout ce qui vit
Je donne confiance je donne élan
Je caresse et j’éveille
Je descends sur la langue chaude et verte du fleuve
Le soleil se lève en chant sur ma nuque

J’imagine tout ce qui peut être sauvé

Je vis dans le présent
Mes souvenirs m’entraînent

Je suis un mot qui fait son chemin dans la terre
Chaque aube me réveille au bord de mon enfance
Un air de printemps me met sur la route
Et la montagne monte au rythme de mon pied
Ma main est une aile guidant le feu
Ma main emporte le vif témoignage
Je fais mon lit dans la chaleur des bêtes
Et le crépuscule m’ouvre ses bras en fleurs

J’avance en suivant un reflet sur le fleuve
Je suis dans ma chair le frisson d’un arbre

Mon rêve prend racine dans le temps

Je me reconnaîtrai dans une image de la terre
Je creuse mon berceau et j’élève mon toit
Je dis la force d’une forêt reverdie
Je dis l’extrême faiblesse d’un grain qui germe
Je n’ai plus peur j’énumère mes songes
J’apprends à parler je vous reconnais
L’automne de mon pays est le plus beau de la terre
Octobre est un érable plein de songe et de passion

Ma maison fait face à tous les pays
Et toutes mes tables seront complètes

Je vous nomme et je vous invite

Je suivrai le pas précis des saisons
Ma main s’ouvre comme un miroir
Je me figure le corps de femme d’une moisson
Et je confonds les fleurs avec l’aulne enneigé
Ici le printemps est un bref éclat de rire
Et l’automne un grand fruit qui joint les rives
L’hiver est une bête qui souffre et s’ennuie
Et l’été est un bonheur excessif

Arbres douloureux et pleins d’impatience
Nous faisons du givre et du feu d’un même souffle

Et c’est une même foudre qui nous abat

Le soleil nous cache notre plus grand secret
Et la nuit brûle toutes les étoiles de l’année
Janvier remplit nos premiers pas de neige
Et d’un seul flot avril efface notre enfance
Le jour la vase nous recouvre la figure
Et l’aile du soir souffle en nous toute lumière
Le désespoir s’éteint lentement dans nos mains
Et lentement pourrit la noce dans nos bouches

Mais qui a connu les combats de mon pays

A-t-on vu cet espace immense entre chaque maison
A-t-on vu dans nos yeux ce grand exil

Montrez-moi mes compagnons d’espérance
Ô mes amis de neige et de grand vent
Et ce ciel froid qui nous brûle le front
Et cette forêt vaste où s’égarent nos cris
Et ce pas aveugle des bêtes dans l’orage
Et ce signe incompréhensible des oiseaux
Comment l’homme pourrait-il vivre ici
Par quel mot prendrait-il possession de ce sol

La distance est trop grande entre chaque homme
Nous n’avons pas le temps de regarder la terre

Le froid nous oblige à courir

Mais a-t-on vu de près l'homme de mon pays
A-t-on vu ces milliers de lacs et de montagnes
Qui s'avancent à pas de bêtes dans ses paumes
A-t-on vu aussi dans ses yeux ce grand désert
Ici chacun marche sur des échasses
Nous existons dans un geste instinctif
Naîtrons-nous dans une parole
Quelles marées nous amèneront aux rives du monde


Ce paysage est sans mesure
Cette figure est sans mémoire

J’écris sur la terre le nom de chaque jour
J’écris chaque mot sur mon corps

Phrase qui rampe meurt au pied des côtes

J’ai refait sept fois le geste qui sauve
Et chaque fois l’éclair disparut

Tu nais seul et solitaire ô pays


D’abord je te baptiserai dans l’eau du fleuve
Et je te donne un nom d’arbre très clair
Je te donne mes yeux mes mains
Je te donne mon souffle et ma parole
Tu rêveras dans mes paumes ouvertes
Tu chanteras dans mon corps fatigué
Et l’aube et midi et la nuit très tendre
Seront un champ où vivre est aimer et grandir

J’assigne le temps d’aujourd’hui
Je m’assure d’un espace précis

Le ciel tremble des reflets de la terre

Je m’élancerai du plus haut de l’horizon
Et nu je connaîtrai dans ma chair
Je me cherche à tâtons dans la terre
Je perce des galeries je creuse des puits
J’écoute les oiseaux je regarde les bêtes
J’imagine un modèle avec mes propres mains
Le doute et l’espérance éclaboussent mes yeux
La pluie et le soleil annulent ma mémoire

Je ne suis qu’un bloc de terre plein de racines

J’apprendrai par tous les chemins
Le temps me nommera

J’apprivoise et je noue j’épelle et je couronne
Je compare toutes les images du sang
J’adapte ma face à celles des heures
Je suis le chant du pain les verdures de givre
Je suis un paysage d’ailes et de vagues
Je me rêve dans un arbre dans un une pulpe
Je touche de la main pour connaître mon cœur
Et ma voix est un jour et une nuit très proches

Je suis un temps jumeau et solitaire
Je suis un lien de pollens et de cendres

J’ai toute la confusion d’un fleuve qui s’éveille

Qui me montrera les sept jours du monde
Quel arbre quelle bête m’indiquera le chemin
Je pose dans l’instant les poutres de l’année
J’enferme dans un épi toute la prairie
Je fais de chaque blessure un berceau
Je vais de souvenir en avenir
Je vais du cri du sang aux yeux de la beauté
J’essaie de voir et de parler avec mon corps

Je ne puis qu’étreindre mon cœur en pleine nuit

Ô que sourde le premier visage de l’homme
Et que j’entende son premier récit

Je mêle ma langue aux racines enneigées
Je mêle mon souffle à la chaleur du printemps
Je m’imprègne de chaque odeur
J’invente des nombres j’invente des images
Je me construis des lettres avec du limon
Je plante dans la plaine un mot nouveau
Et cela monte peu à peu à l’horizon
Comme un homme plein de songe et plein de rosée

L’homme naît d’un frisson du ciel et de la terre
Je m’accomplirai dans les pas du temps

Je vois dans une phrase l’espace de l’homme

L’homme de mon pays sort à peine de terre
Et sa première lettre est un feuillage obscur
Et son visage un rêve informe et maladroit
Cet homme fait ses premiers pas sur terre
Il s’initie au geste originel
Et ses poignets saignent sur la pierre sauvage
Et les mots écorchent sa bouche
Et l’outil se brise dans ses mains malhabiles

Et c’est toute sa jeunesse qui éclate en sanglots

Ici tout commence au ras de la terre
Tout s’improvise ici à corps perdu

Ma langue est celle d’un homme qui naît
J’accepte la très brûlante contradiction
Verte la nuit s’allonge en travers de mes yeux
Et le matin très bleu se dresse dans ma main
Je suis le temps je suis l’espace
Je suis le signe et je suis la demeure
Je contemple la rive opposée de mon âge
Et tous mes souvenirs sont des présences

Je parle de tout ce qui est terrestre
Je fais alliance avec tout ce qui vit

Le monde naît en moi

Je suis la première enfance du monde
Je crée mot à mot le bonheur de l’homme
Et pas à pas j’efface la souffrance
Je suis une source en marche vers la mer
Et la mer remonte en moi comme un fleuve
Une tige étend son ombre sur ma poitrine
Cinq grands lacs ouvrent leurs doigts en fleurs
Mon pays chante dans toutes les langues

Je vois le monde entier dans un visage
Je pèse dans un mot le poids du monde

Je balise le premier jour de l’homme

L’homme de mon pays pousse et grandit
Telle une jeune plante dans la terre
Tous les chemins se croisent sur son front
Toutes les saisons s’accrochent à ses épaules
Flammes et flots se heurtent sur sa tempe
Et cela oscille dans le vent violent
Et cela pleure et rit dans l’éphémère
Et cela parle d’un jour infini

Je définirai l’homme en un pas quotidien

Dans mon pays il y a un grand fleuve
Qui oriente la journée des montagnes

Je dis les eaux et tout ce qui commence
Dans ma chair dans mon cœur
Je dis ce mot qui s’éveille en mes paumes
Je lancerai un chant dans l’univers
J’entre dans le temps je borne l’espace
Je dispose couleurs et formes
J’unis et j’agrandis j’abrège et je dénude
Je me construis un abri ici-bas


Nommerai-je infini chaque visage
Deviendrai-je le monde que je rêve
Trouverai-je une seule parole

J’ai pris mon élan sur la haute vague
J’apprends sur terre le songe de dire

Je marche dans les pas du temps

Je m’informe de chaque route
Et j’accompagne par-delà la nuit

J’ouvre à l’homme un champ d’être


On a refait en moi le grand rêve de Dieu
Je souffle sur le limon de mon flanc
J’attache l’enfant à ma hanche
Je tends les bras à ma famille
En secret j’écoute bouger le nom nouveau
Toute une forêt descend sur les rives
Toute une récolte porte l’horizon
Une cité naît au creux de ma main

J’affirme dans le temps et l’espace de l’homme
Je parle à des hommes vivants

Rien ne reste pur que dans la souffrance

Qui détachera de moi la charnelle phrase
J’ai la bouche pleine de terre
J’ai les yeux pleins de sang
J’ai bâti ma maison sur cette terre
J’ai mesuré le poids de mon désir
Le mouvement commence au milieu de mon cœur
Et j’ai dessein d’organiser
Ordonner afin de ne pas mourir

Saurai-je la grandeur exacte de l’homme

Un détail me promet la possession du monde
Un sentier m’amène à la rencontre des hommes

Je me suis revêtu d’un manteau millénaire
Et le haut fleuve me prit par la main
Je trace les grandes lignes du cœur
J’accorde la terre au souffle de l’homme
Je porte secours à la plante foudroyée
Je creuse toute solitude
L’air germe dans ma bouche ouverte
Et vert l’espoir engendre tout espoir

Le vent vient naître dans l’œil d’un enfant

Je suis un ordre d’avant la souffrance
Je suis un plaisir d’avant la nécessité

Ivre d’éternité et proche de mourir
J’imprime mes yeux sur le flanc de l’arbre
J’épelle ma chair sur le flot patient
Je mêle mes souvenirs à ceux des saisons
Et mon sang aux couleurs des fleurs
Je cherche un moyen de durer
Je tends la main j’ouvre mon cœur
J’appelle la grande aurore d’une parole

On m’a lié à la terre

J’accorde les premiers contrastes
Et de visage en visage s’éveille la nuance élémentaire

Je dis ce qui pousse et fleurit dans mon pays
J’ai entendu le chant profond du fleuve
J’ai senti sur moi les lames du froid
Et j’ai vu la grande solitude des arbres
Je me suis forgé des outils avec des branches
Je me suis forgé un alphabet avec de la vase
J’ai dormi flanc à flanc avec les bêtes
Et j’ai souri en même temps que le soleil

Ô que la lumière jaillisse de ma bouche

J’ai plein mon souffle d’étincelles
Mes mains sont pleines de blessures

Je dis ce qui souffre et mûrit dans l’homme
Je dis ce qui chante et crie dans la terre
Je cerne une proche merveille
Ma face est reflets d’ombre et de lumière
Ma face est mémoire de chaque jour
Je m’élève et je tombe au même instant
Et c’est la même douleur qui m’oblige d’avancer
Je soutiens pas à pas mon espérance

Le monde ne peut plus m’abandonner

Je chante le plein air de l’homme
J’augure la neuve harmonie

Mais qu’ai-je retenu du souffle de la terre
Qu’ai-je reconnu des grands signes de la mer
Sur le sein de la femme affleure une caresse
Et dans la voix de l’homme une vaste musique
La mer lance ses bateaux dans le ciel
Le feu ouvre un sentier dans la forêt
Et dans le cœur enfantin de la terre
Commence le vivace souvenir

Le jour commence à hauteur de mes yeux

Je cherche une mesure d’homme
Aujourd’hui est un pont qui me lie aux deux rives

C’est la terre que je veux sentir dans mes mains
Je réchaufferai cette terre de mon souffle
J’en ferai des oiseaux planant dans le grand vent
J’en ferai du pain pour nourrir les hommes
Et des fleurs pour guider les ténèbres
J’en ferai des maisons pour abriter les hommes
Et des lettres pour dire leur amour
J’en ferai un chant à visage d’homme

Je vois l’homme jetant sur la nuit sa rouge aurore
La forme se leva de ses mains souples

Et le soleil se mit en marche dans mon cœur

Je dis l’homme arrivant sur terre
Accueillant dans ses mains le terrestre plaisir
Je dis l’homme ployant sous le fardeau
Et construisant son nom jour après jour
Je dis l’homme découvrant la première peine
Et traçant sur le sol la première aventure
Toute la saveur du monde éclaire sa bouche
Toute l’angoisse du monde assombrit ses yeux

Deux mots soudain ont chanté sur ses lèvres
Et c’est le chant du sol qu’on crut entendre

C’est son propre cœur que l’homme crut voir

Arbre plein de neige je rêve d’un pur printemps
Je plante des phares dans chaque enfance
J’allume des lampes dans chaque solitude
J’éveille un amour dans chaque demeure
J’étouffe l’angoisse de mourir
Le soleil étend jusqu’à la mer l’ombre de ma main
Je navigue de présence en présence
La fête d’un verger m’éclaire et me réchauffe

On m’enferme dans l’œil très pur des bêtes

La terre imagine en mon corps
Je reviens du plus profond de la terre

Je figure en plein air les songes de la mer
Je dis ce que la terre a gardé du soleil
J’annonce à pleine voix le désir habitable
On me nomme en un présent infini
Je suis destination je suis lieu d’origine
Je suis le cantique et je suis l’outil
Tout ce que j’aime est mon propre héritage
Et la face de mes enfants

J’ouvre le premier paysage

Mais qui peut regarder de près un arbre
A-t-on vu un homme mourir

Je poserai mon front sur les genoux de l’aube
J’apporterai le tribut de fruits et de laine
Un récit s’éveille en largeur du temps
Je commence à pied mon premier voyage
Les bêtes parlent de noces prochaines
Et c’est l’été debout parmi l’heure de pluie
Mes mots poussent comme des plantes
Rêveuse ma phrase s’incline en mesurant le monde

Ô très belle irremplaçable réalité

Je ne veux pas pleurer les morts
Je voudrais sauver les vivants

J’entraîne au jour tout ce qui est nocturne
J’ajuste l’arc-en-ciel sur la cuisse des mers
Ma main rêve d’un continent à l’autre
Ma main est une baie au large du grand fleuve
Tous les méridiens passent sur ma tempe
Toutes les sources frappent à mes flancs
Je porterai sur mon épaule à vif
L’aube comme un faisceau de fleurs

J'affirme un grand besoin d'être et d'aimer

Le bras en visière sur l'horizon
Je guette un très lointain secret

Une longue vallée affleure en ma mémoire
Le soleil monte pas à pas vers mon enfance
Je reconnais un à un tous mes songes
Les Appalaches ferment leurs yeux sous la neige
Et l'Etchemin se met à rire dans les trèfles rouges
Là-haut près des Frontières
Veille une maison de terre et de bois
Je sais qu'un grand bonheur m'attend

Tout ce que j'ai appris me vient d'ici
Je retrouve ici mes premières images

Et brille en mes doigts la première ville

Québec rose et gris au milieu du fleuve
Chaque route jette en toi un reflet du monde
Et chaque paquebot un écho de la mer
Tu tiens toute la mer dans ton bras recourbé
Une figure naît sur ton double profil
Une parole creuse son nid dans tes paumes
Je me rappelle un soir avoir vu la lumière
Ton coeur battait sur chaque front

C'est le fleuve qui revient d'océan chaque soir
Et c'est l'océan qui tremble dans chaque regard

C'est ici le plus beau paysage du monde


Mais que devient tout cela que je nomme

Que sont devenus ceux que j’ai laissés
Là-bas tremblants sur le bord du matin

Je vous montrerai la mer verte et bleue
Je reviens à la mer comme un arbre qui souffre

J’ouvrirai les paupières du temps
Je jetterai debout chaque enfance

Car l’homme ne peut que grandir

Et que s’agrippe l’aube à mon dos couturé
Soleil de chair ô lumière la plus belle
Tout me lie et tout me brûle en secret
La parole de l’homme est ma seule présence
Je réduis la distance entre chaque être
Je célèbre chaque chose qui vit
Le blé grandit à hauteur d’homme
Je planterai des arbres pour nos haltes

Mais ne dites pas que vous m’avez vu pleurer

J’ai remis en terre l’épi de ma mémoire
La douceur me revient plus forte qu’une épée

Je prends pied sur une terre que j'aime
L'Amérique est ma langue ma patrie
Les visages d'ici sont le mien
Tout est plus loin chaque matin plus haut
Le flot du fleuve dessine une mer
J'avance face à l'horizon
Je reconnais ma maison à l'odeur des fleurs
Il fait clair et beau sur la terre

Ne fera-t-il jamais jour dans le coeur des hommes?

Paris, janvier 1961

(Gatien LAPOINTE, Ode au Saint-Laurent, Trois-Rivières, Les Éditions du Zéphir, 1986, pp. 65-92)

*e texte paraîtra pour la première fois aux Éditions du Jour (Montréal)en 1963. L'auteur précise dans un entretien accordé in Lettres québécoises, no 24, hiver 1981-82 qu'il a composé ce texte en deux jours et trois nuits, et que le titre initial était "L'homme en marche" mais que sous l'influence de certains de ses bons amis, "ça a pris ce titre horrible" dixit Gatien Lapointe. Le poète, un an avant sa mort survenue le 15 septembre 1983 songeait même à rétablir le titre original dans la préparation d'une rétrospective de son oeuvre.

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