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Structures de la langue, structures du monde
article [ Culture ]

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par [Clara-Emilia ]

2014-02-11  |     | 



Le langage a toujours fait partie du champ réflexif de la philosophie, mais au XXe siècle, avec les travaux de G. Frege, R. Carnap, B. Russel, L. Wittgenstein, J.L. Austin, pour n’en citer que quelques uns, la réflexion linguistique retentit sur la philosophie. Le statut assigné au langage dans ces travaux ne va pourtant pas sans contradiction. La réflexion sur le langage a conduit, certes, à l’élaboration de concepts et de théories qui ont encore cours aujourd’hui, mais ils ne représentent qu’indirectement un enjeu pour la linguistique. Qui plus est, bon nombre de ces travaux sont nés de la méfiance à l’égard du langage naturel; seule la compréhension de la manière dont ce langage fonctionne ou son remplacement pur et simple par un langage artificiel seraient à même, dit-on, de libérer la philosophie et la science des obscurités et des confusions du langage naturel. D’après une autre version de la philosophie linguistique, le langage ordinaire serait, par contre, le lieu de résolution des problèmes philosophiques. C’est qu’en philosophie, il ne s’agirait pas de vérifier des faits comme dans les sciences, mais de clarifier la signification des mots. M. Dummett va jusqu’à attribuer à la philosophie du langage un rôle fondateur par rapport à l’ensemble de la philosophie. Mais de telles positions sont plutôt isolées.
L’analyse du langage ne nous dispense pas de la connaissance de comment sont les choses dans le monde, d’autant que le langage lui-même ouvre, du côté du sens, sur la réalité du monde. Mais la réalité linguistique, plus que d’autres, offre une grande visibilité à l’analyse et donc plus de chances de rejoindre les structures de la langue et, à travers elles, les structures du monde. Notre hypothèse est que la spécificité d’un domaine réside uniquement dans sa forme. Pour ce qui est du contenu, il le partage avec celui des autres domaines.

Tout élément de la langue comporte une forme de manifestation et un contenu donné. La forme de manifestation sous entend un agent, qui est le locuteur, et le contenu donné, un patient, qui est l’interlocuteur. Avec l’agent et le patient, que l’on peut appeler aussi émetteur et, respectivement, récepteur, on déserte le terrain propre à la langue. Mais au niveau de la phrase l’agent et le patient réapparaissent, le premier, sous la forme du sujet, le second, sous la forme d’un complément du verbe. Toujours au niveau de la phrase, on a l’action verbale en tant que forme de manifestation du sujet et les déterminants du nom et les compléments du verbe comme autant de contenus donnés au locuteur en tant qu’interlocuteur et en tant que récepteur de la réalité du monde.
Prenons cette phrase tirée du roman Le fusil de chasse¹ de Yasushi Inoué :
« Je ne trouve pas de mots pour vous exprimer ma gratitude. »
Je = sujet/agent ;
ne trouve pas de mots pour vous exprimer ma gratitude =forme verbale/ forme de manifestation du sujet ;
pour vous exprimer ma gratitude* = complément du verbe « ne trouve pas » / contenu donné au locuteur en tant qu’interlocuter et en tant que récepteur de la réalité du monde ;
exprimer = forme verbale/forme de manifestation du sujet ;
vous = complément du verbe « exprimer »/ patient ou récepteur de l’action du sujet;
ma = déterminant du nom « gratitude »/ contenu donné au locuteur en tant qu’interlocuter ;
Jetons maintenant un regard sur le paragraphe dans lequel est insérée la phrase :
« Cher Josuké,
Trois semaines se sont écoulées depuis que Mère est morte. Comme le temps a vite passé ! J’ai reçu les dernières condoléances hier et toute la maison semble soudain plongée dans le silence, et je prends enfin vraiment conscience que Mère n’est plus de ce monde. Vous devez être extrêmement las. Vous vous êtes occupé de tout, des faire-part aux parents, de la préparation du repas de minuit, lors de la veillée funébre ; il a fallu aussi que vous parliez aux policiers, puisque la mort de Mère n’était pas naturelle, et vous vous êtes acquitté de toutes ces tâches avec un soin scrupuleux. Je ne trouve pas de mots pour vous exprimer ma gratitude. A présent que vous avez regagné Tokyo pour vos affaires, je crains que vous ne soyez tout à fait à bout de force. »
Qu’est ce qu’on constate ?
Que les « je » du paragraphe appartiennent à deux catégories distinctes. «J’ai reçu les dernières condoléances… » et « Je ne trouve pas de mots pour … » forment une première catégorie, « je prends enfin vraiment conscience que… » et « je crains que », une seconde. Les deux premiers « je » sont différents l’un de l’autre et nous le savons parce qu’ils se manifestent différemment. Le contexte nous fournit en plus des indices sur les donnés de ces « je » au moment où ils se manifestent. Ainsi, le « je » qui a reçu les dernières condoléances est celui pour qui trois semaines ont passé « depuis que Mère est morte », alors que», le « je » qui ne trouve pas de mots pour exprimer sa gratitude à Josuké est celui pour qui Josuké s’est occupé de tout , « des faire-part aux parents, de la préparation du repas de minuit, lors de la veillée funébre ;… ». Nous apprenons de cette façon que ces «je » se manifestent différemment parce qu’ils se manifestent en accord avec leurs donnés qui sont différents, que leurs manifestations sont autant d’expressions de soi.
Avant de continuer, il est utile de préciser que la lettre, dont on a tiré le paragraphe, a été écrite par Shoko, est une manifestation de celle-ci, alors que les « je » dont on parle dans la lettre sont des donnés sur Shoko, des hypostases de celle-ci. Selon qu’on se manifeste ou qu’on perçoit une manifestation, le rapport entre le contenu donné et la forme de manifestation est différent, et cette différence est à la base des deux catégories que nous avons établies.
Les « je » de la seconde catégorie, comme ceux de la première, sont différents l’un de l’autre, mais pour des raisons qui ne sont pas les mêmes.
Tout d’abord, prendre conscience et craindre ne sont pas des manifestations mais des façons de recevoir les manifestations autour de soi, dans notre cas, la maison après « les dernières condoléances » et l’idée du départ de Josuké pour ses affaires. Le premier « je » prend conscience de la mort de « Mère », mais cette mort est un donné qui précède la manifestation à travers laquelle il refait surface, à savoir, la maison après le départ des dernières personnes venues présenter leurs condoléances. Le second « je » craint pour l’état de fatigue de Josuké, mais l’état de fatigue de Josuké est un donné qui précède la manifestation à travers laquelle il fait jour, à savoir, l’idée du départ de Josuké pour Tokyo où il doit reprendre ses affaires.
Il y a ensuite ceci : l’actualisation de donnés, récents ou anciens, lors d’une manifestation nouvelle, entraîne des changements plus ou moment importants. Shoko a vécu la mort de « Mère » trois mois plus tôt, mais c’est dans la maison « soudain plongée dans le silence » qu’elle en prend « enfin vraiment » conscience, ce qui veut dire que c’est à cette occasion qu’elle réalise toute l’ampleur du fait. Shoko parle pour la première fois de la fatigue de Josuké lorsqu’elle évoque tout ce qu’il a fait lors de la mort de «Mère », mais l’idée que Josuké reprend son travail lui fait craindre que cette fatigue ne soit extrême, incompatible peut-être avec les nouvelles tâches qu’il a à accomplir.
Pour des changements plus importants, on peut se rapporter à ce passage : « Depuis que j’ai lu le Journal de Mère, Midori est devenue pour moi l’être le plus horrible qui soit au monde. … Cette Midori que j’aimais à tel point qu’il m’était difficile de dire qui je préférais , de Mère ou d’elle ! »
Une manifestation, qui est toujours extérieure par rapport au donné qu’elle actualise, modifie par la même occasion ce donné. Mais la réciproque est vraie aussi. Le donné, qui est toujours intérieur par rapport à la manifestation qui l’actualise, modifie cette manifestation.
Si la maison plongée tout d’un coup dans le silence fait que Shoko réalise l’irréparable produit avec la mort de « Mère », la mort de « Mère », de son côté, rend le silence dans lequel la maison a été soudainement plongée, encore plus lourd.
Si l’état de fatigue de Josuké est vu comme étant extrême par rapport aux affaires dont il devait s’occuper, les affaires aussi sont vues comme étant plus dures sous l’effet de la fatigue.
Si la lecture du journal modifie la perception que Shoko avait de Midori, la lecture du journal, de son côté, est faite à la lumière de ce que Shoko savait déjà sur Midori.
Dans les passages cités, on met en avant, il est vrai, la modification des donnés et on passe sous silence la modification simultanée de la manifestation.
Les deux passages qui suivent font le contraire. Le premier est tiré de la lettre écrite par Shoko à Josuké, le second, de la lettre écrite par Midori au même Josuké. (Shoko est la fille de Saïko et de Kadota, Midori et la cousine de Saïko et la femme de Josuké, Saïko est la mère de Shoko, l’ancienne femme de Kadota et la bien-aimée de Josuké.)
Les deux passages permettent de voir comment une même manifestation (Saïko qui a revêtu le haori de soie), vue à travers deux donnés différents, est interprétée différemment.
« … je me rappelle que je fus choquée de la trouver revêtue de ce « haori » de soie. Elle paraissait si belle que je n’exagère pas en disant qu’elle semblait éblouissante. Et pourtant, dans le même moment, on eût dit qu’elle était en proie à un sentiment de profonde solitude. Je n’avais jamais remarqué cette attitude chez elle. »
« Ce jour-là, après plus de dix années, je tressaillis en revoyant le même haori, dont l’image, comme un cauchemar, s’était imprimé sur ma rétine, il y avait si longtemps, en cet éblouissant matin ensoleillé, à Atami ! Ce même haori, avec ses chardons mauves, énormes, bien apparents, pesait lourdement sur les frêles épaules de ta chérie, rongée par son mal ! »
Le haori de soie fait paraître Saïko éblouissante de beauté en même temps qu’il révèle sa profonde solitude. Une solitude que sa fille ne lui connaissait pas. Et une beauté que l’état de santé de Saïko, qui depuis six mois semblait s’aggraver, ne laissait pas vraiment entrevoir.
Midori, qui porte depuis plus de dix années l’image de « cauchemar » du haori, présente le vêtement comme un pénible fardeau pour Saïko, cette Saïko que Josuké avait chérie.
Dans l’interprétation d’une manifestation, nos donnés, au moment où la manifestation se produit, sont importants. Saïko était malade pour Midori comme pour Shoko. Mais alors que pour Shoko, le haori était cette pièce de vêtement que sa mère avait depuis longtemps rangée dans un coffre, dont elle ne l’avait jamais sorti jusqu’à maintenant, car elle disait qu’il était trop voyant pour elle, pour Midori, le haori qu’elle revoyait maintenant était celui « dont image, comme un cauchemar », « s’était imprimé sur sa rétine il y a plus de dix ans . Rien d’étonnant dans ce cas que Saïko, vêtue du haori de soie , soit regardée par sa fille avec une admiration empreinte de tristesse, alors qu’elle est présentée par Midori avec un mépris teinté de cruauté.
Tout cela peut avoir l’air banal, car personne, après tout, ne conteste ni les faits ni leur interprétation. Et pourtant ces faits laissent voir un certain nombre de constantes dont l’enjeu théorique est important. Avant d’en parler, un dernier passage pourrait s’avérer utile:
« Ma langue est parlysée par le chagrin, par un chagrin qui ne concerne pas seulement Mère, ou vous, ou moi, mais qui embrasse toutes choses : le ciel bleu au-dessus de moi, le soleil d’octobre, l’écorce sombre des myrtes, les tiges de bambou balancées par le vent, même l’eau, les pierres et la terre. Tout ce qui dans la nature frappe mon regard se colore de tristesse quand j’essaie de parler. Depuis le jour où j’ai lu le journal de Mère, j’ai remarqué que la Nature changeait de couleur plusieurs fois par jour, et qu’elle en change soudainement, comme à l’instant où le soleil disparaît, caché par des nuages. Dès que ma pensée se porte vers vous et Mère, tout ce qui m’entoure devient autre. Le saviez-vous ? En plus des trente couleurs au moins que contient une boîte de peinture, il en existe une, qui est propre à la tristesse et que l’œil humain peut fort bien percevoir. »
Pour Shoko, le ciel bleu au-dessus d’elle, le soleil d’octobre, l’écorce sombre des myrtes, les tiges de bambou balancées par le vent, toutes ces manifestations, et même l’eau, les pierres et la terre avec leurs manifestations, sont enveloppées de tristesse , car elle les voit à travers la relation de « Mère » et de Josuké, révélée par la lecture du Journal.
Non seulement la perception d’une manifestation se fait à travers un donné, qui est intérieur, mais elle est le résultat de la relation avec ce donné. La perception d’une manifestation a comme résultat un donné nouveau. Et selon que la relation entre le donné initial et la manifestation qui l’a suscité a été de compatibilité ou d’incompatibilité, le nouveau donné s’accompagne d’un état positif ou négatif.
Pour dégager enfin les constantes qui sous-tendent les faits présentés, il est important de bien marquer la différence entre manifestation et donné. Elle correspond, certes, à la presque intemporelle distinction entre forme et contenu. D’ailleurs nous-mêmes nous parlons de manifestation et de donné au sens de forme de manifestation et de contenu donné. Notre objectif est pourtant d’éviter les écueils du dualisme forme contenu, d’autant qu’il repose sur un autre dualisme, aussi tenace que flou, celui entre matière et esprit.
A cet effet, nous nous proposons de nous focaliser sur le rapport entre forme de manifestation et contenu donné dans le processus de production et de réception.
Produire une chose c’est forcément lui donner une forme. Cette forme, par rapport à celui qui la produit, est une forme d’extériorisation. La manifestation est cette forme d’extériorisation.
La manifestation, d’autre part, se produit à un moment déterminé du parcours d’un agent. Un agent qui peut être une personne ou une chose, étant donné que non seulement les personnes, mais aussi les choses se manifestent et ont un parcours, qui consiste en une succession de donnés. La manifestation d’un agent à un moment déterminé de son parcours est en rapport avec son donné au moment de la manifestation. Dans ce sens, la manifestation est toujours une manifestation de soi.
Reste à savoir pourquoi chaque manifestation est différente des autres et, par là même, unique. Shako, Midori et Saïko adressent chacune une lettre à Josuké. Dans ces lettres il est question, le plus souvent, d’expériences communes aux trois femmes et pourtant chaque lettre est différente des autres. Les « je » de la première catégorie que nous avons établie se manifestent eux aussi différemment l’un de l’autre, alors qu’ils renvoient aux hypostases d’une même personne. On peut dire, certes, que cela est en rapport avec les donnés qui déterminent ces manifestations et qui sont chaque fois différents. Mais là on ne fait que déplacer la question, car on ne sait pas non plus pourquoi ces donnés sont différents.
Essayons de voir ce que c’est qu’un donné !
La lettre de Shoko est la manifestation de Shoko. Cette lettre pour Josuké est un donné. Dans le sens de la production, nous avons la lettre comme manifestation, dans le sens de la réception, nous avons la lettre comme donné. La manifestation est la manifestation de quelqu’un, le donné est la manifestation de quelqu’un pour quelqu’un d’autre. Et pour ce quelqu’un d’autre à un moment déterminé de son parcours.
Dans le sens de la production, une manifestation est précédée par le donné qui la déclenche. Mais comme la manifestation est extérieure et que le donné est intérieur, dans le sens de la production, une manifestation succède toujours à une autre.
Dans le sens de la réception, le contenu de la manifestation est donné simultanément, et il est le résultat de la relation entre cette manifestation et le donné qu’elle suscite chez le récepteur. En tant que résultat d’une relation, le contenu de la manifestation est un donné nouveau. Ce donné s’accompagne toujours d’un état, mais comme cet état n’est jamais tout à fait neutre, on est tenté de dire que le contenu de la manifestation n’est pas objectif. Et parce qu’il n’est pas objectif, il n’est pas matériel non plus. Or il n’y a rien de plus objectif, et par là même de plus matériel, que la compatibilité ou l’incompatibilité entre une manifestation extérieure et un donnée intérieur. A cette exception près, que la relation s’établit chaque fois dans le sens de la réception, et donc du point de vue du récepteur.
Dans le sens de la production, la succession des manifestations, qui sont extérieures, occulte le donné intérieur qui précède chaque manifestation.
Dans le sens de la réception, le caractère subjectif de la relation qui s’établit entre un donné intérieur et une manifestation extérieure , occulte le caractère matériel des donnés intérieurs.
Comme nous venons de le dire, un donné nouveau s’accompagne toujours d’un état. Et cet état est positif ou négatif selon que la relation entre le donné initial et la manifestation qui l’a suscité a été une relation de compatibilité ou d’incompatibilité. Cet état explique le vouloir faire de l’agent, oriente sa mise en forme.
Observons ce passage :
« Cher Josuke, ma lettre est incohérente sur bien des points, mais j’ai tenté d’exprimer mon état d’âme présent en toute sincérité, car je désire que vous approuviez l’objet de ma requête.
Le voici : je ne veux plus vous voir, ni vous ni Midori. Je ne veux plus jouer à l’enfant à votre égard avec la même candeur, ou présupposer avec la même innocence de l’affection de Midori, maintenant que j’ai lu le journal de Mère. Je veux me dégager des décombres du pêché sous lesquels ma mère a été écrasée.»
L’intention de Shako de rompre avec Josuké et Midori , avec un passé entaché de mensonges, est en relation avec son état d’âme. En réalité, cet état est purement énergétique, et donc physique. Et il n’est psychique, n’est un état « d’âme », que dans la mesure où il est intérieur et accompagne un donné intérieure .
Cela nous amène justement à marquer de façon claire et explicite la différence entre la forme de manifestation et le contenu donné
La forme , qui est extérieure, est physique, le contenu , qui est intérieur, est psyco-physique. La forme et le contenu entretiennent des rapports différents selon qu’ils sont vus sous l’angle de la production ou de la réception. Ainsi, dans le sens de la production, la manifestation succède au donné qui la déclenche, dans le sens de la réception, le donné est simultané avec la manifestation qui le suscite.
Les rapports que la forme et le contenu entretiennent dans le processus de production réception mettent à jour le fonctionnement de ce processus à double volet. Ces rapports, d’autre part, sont rendus possibles par la nature matérielle commune aux deux entités. Il n’est pas moins vrai que la composition de ces entités, les modifications qu’elles subissent restent obscures.
Pour y remédier quelque peu, nous essaierons de mieux cerner le rapport extérieur intérieur, définitoire à cet égard. Et le livre Le fusil de chasse de Yasushi Inoué, qu’on abordera en lecteur-récepteur, accompagnera toujours notre démarche.
Pour cela, on suppose que le lecteur-récepteur est l’individu x . On suppose également que l’individu x connaît le titre du livre, ce qui veut dire que non seulement ce titre a un contenu pour lui mais que ce contenu s’accompagne d’une certaine impression.
Le premier chapitre qu’il lit est extérieur par rapport au titre qu’il vient de lire. Une fois lu, ce chapitre a pour lui un contenu. Mais ce n’est pas le contenu du premier chapitre, mais le contenu du premier chapitre du livre Le fusil de chasse. La lecture du premier chapitre a ainsi diversifié le contenu du titre et a renforcé ou affaibli l’impression qui l’accompagnait.
Le deuxième chapitre qu’il lit est extérieur par rapport au premier chapitre du livre Le fusil de chasse qu’il vient de lire. Une fois lu, ce chapitre a pour lui un contenu. Mais ce n’est pas le contenu du deuxième chapitre, mais le contenu des deux premiers chapitres du livre Le fusil de chasse. La lecture du deuxième chapitre a ainsi diversifié le contenu du premier et a renforcé ou affaibli l’impression qui l’accompagnait.
Et c’est pareil pour les deux autres chapitres, à cette exception près que le contenu du livre Le fusil de chasse est donné en même temps que le contenu du dernier chapitre.
Chaque chapitre a sa forme d’expression, qui est extérieure. Cette forme, pour l’individu x, a un contenu donné, qui est intérieur.
Dans le sens de la lecture, chaque forme d’expression est extérieure par rapport au contenu de la forme d’expression qui la précède.
Dans le sens de la réception, chaque contenu est donné en rapport avec le contenu de la forme d’expression qui le précède. Cela explique pourquoi, le contenu d’un chapitre, tout en étant différent du contenu du chapitre qui le précède, a en commun avec lui le fait d’être le contenu d’un même livre. Cela explique l’unité de contenu.
Ce qu’on a dit des chapitres du livre, on peut le dire des paragraphes d’un chapitre : chaque paragraphe a sa forme d’expression, qui est extérieure. Cette forme, pour l’individu x, a un contenu donné, qui est intérieur. Et ce qu’on dit des paragraphes d’un chapitre, on peut le dire des phrases d’un paragraphe, étant donné que chaque phrase a sa forme propre, qui est extérieure, et que cette forme, pour l’individu x a un contenu donné, qui est intérieur.
On constate finalement que le rapport extérieur intérieur se ramène au rapport forme contenu. Saisi dans le processus de production réception, ce rapport peut nous révéler aussi pourquoi chaque forme d’expression est unique. Pour cela, on abordera le livre Le fusil de chasse en auteur-récepteur, et la forme d’expression qui fera l’objet de notre analyse sera la phrase de départ : « Je ne trouve pas de mots pour vous exprimer ma gratitude. »
En général, nous parlons de quelque chose pour en dire quelque chose. Ce que nous disons dépend de ce que nous voulons dire et des moyens dont nous disposons pour le faire. Ces moyens se rapportent à notre expérience de vie en général et à notre connaissance de la langue en particulier. Ces moyens sont nos donnés. Sans le vouloir dire, nos donnés ne peuvent rien. C’est ce qui arrive le plus souvent en cas de fatigue, de vieillesse, de maladie. Le vouloir dire ne peut rien non plus sans les donnés correspondants. C’est ce qui arrive en cas d’excitation extrême ou chaque fois qu’on manque d’expérience, de connaissances en général.
Nous savons pourquoi Shako a voulu écrire à Josuké : pour rompre avec lui et sa femme, Midori, avec un passé entaché de mensonges. Nous savons aussi que son vouloir dire est en rapport avec l’ « état d’âme » dans lequel l’a plongée la lecture du journal de « Mère ». Nous savons enfin que, dans sa lettre, Shoko a tenu à exprimer son état d’âme aussi, afin que Josuké comprenne et appouve la rupture.
Nous savons, dans un autre ordre d’idées, qu’en écrivant la phrase « Je ne trouve pas de mots pour vous exprimer ma gratitude. » Shoko s’est exprimée en accord avec son donné au moment de l’écriture. Quel est ce donné ? C’est le contenu de la phrase qu’elle avait déjà écrite. Ce contenu , à son tour, est en rapport avec le contenu de la phrase précédente qui est, à son tour, en rapport avec le contenu de la phrase précédente, et ainsi de suite jusqu’à la première phrase, dont le contenu est en rapport avec le vouloir dire de Shoko et l’état qui l’accompagnait. On dira ainsi que Shoko qui a écrit cette phrase est celle qui voulait rompre avec Josuké et Midori, avec son passé, mais aussi celle qui a voulu exprimer sa gratitude envers Josuké qui s’était occupé de tout : « des faire-part aux parents, de la préparation du repas de minuit, lors de la veillée funébre ;» qui a dû aussi parler « aux policiers, puisque la mort de sa mère n’avait pas été « naturelle »
Comme le contenu de chaque phrase est différent du contenu de la phrase précédente, même si les deux sont des facettes d’un même état, des impulsions d’une même intention, celle de se dégager du passé qui avait écrasé « Mère », comme la forme d’expression de chaque phrase qui succède à une autre est en rapport avec le contenu de la phrase qui la précède, la forme d’expression de chaque phrase qui succède à une autre est unique. Comme forme d’expression, la phrase « Je ne trouve pas de mots pour vous exprimer ma gratitude. » est unique. Cette même phrase comme donné est différente de la phrase précédente avec laquelle elle partage pourtant la même intention, celle qui anime l’écriture de la lettre.
Etant donné que le rapport, à l’intérieur d’une phrase, entre la forme d’expression et le contenu donné soulève un certain nombre de difficultés, on abordera cette question à l’occasion d’un autre texte. Pour le moment, on concluera en reprenant nos idées de base :
Dans le sens de la production, une forme d’expression succède à une autre au moyen d’un contenu donné précédemment.
Dans le sens de la réception, un contenu donné est relié au contenu qui le précède au moyen de sa forme d’expression. La liaison qui s’établit dans le sens de la réception explique l’unité de contenu, unité que la langue partage avec les autres domaines.
Seule la forme d’expression fait qu’on puisse parler d’un fait de langue plutôt que d’un fait de justice ou autre.


Notes
¹Inoué Yasushi, Le fusil de chasse, Stock, 1992

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