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TUNERGA
prose [ ]

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par [Lebada_neagra ]

2021-09-03  |     | 



Tout a commencé le soir de 31 mai 1997. J’étais à peine arrivé au bord de la mer. J’avais laissé ma valise dans une maisonnette, située sur une colline tout près de la plage et, en oubliant la fatigue, la chaleur, le rythme du train, je suis parti en sifflant vers la mer. La maisonnette aux murs blancs et sa petite palissade me guettaient du haut de la colline.
Je venais ici pour refaire, chaque année, le film du naufrage de mon Moi au bord de la vie. Ici je voulais oublier la routine, un rythme sans cause, une réalité sans but. Ici je voulais me rappeler mon Moi muet, craché par l’absolu peut-être, dans un système pourri. J’avais créé un petit jeu: j`écrivais en automne une lettre à ma raison, soumise au temps chronologique. Je la mettais dans une bouteille que je lançais à l’eau. En mai j’avais pris l’habitude de chercher la bouteille. Je ne la trouvais jamais, mais la chercher me faisait bien. C’était la lutte de mon Moi profond contre le Moi superficiel, toujours à l’heure au travail, toujours au service d’une cause, le plus souvent, perdue à l’avance. Je préparais, contre ma raison, l’évasion des sens, toujours en quête de l’infaillible.
J’ai commencé, ainsi, ce soir de mai, encore une fois, l’aventure de décentration, d’introspection, la quête de l’introuvable… la retrouvaille. Solitude au bord de la mer. Crépuscule. Baptême à l’envers : je suis entré dans la vie comme dans la mer: tout nu. J’aime le crépuscule, la chute, le départ, le silence, l’obscurité et les portes de la nuit. Les non – dits de l’être se cachent là...
Ce soir – là un frisson nerveux maîtrisait mon corps et la raison vibrait de douleur. Une douleur constante, irritante, qui me volait le plaisir de vivre pleinement le rituel de la rencontre avec la Mer Noire. J’avais pris une bouteille de vin rouge à la main et deux cigarettes, que j’avais mises dans la poche de la chemise. Pieds nus, je vivais, les yeux fermés, le plaisir d’enfoncer mes plantes fatiguées dans le sable encore chaud. Des fragments de coquilles griffaient la peau de mes chevilles et je boitais un peu après ça, cherchant, quand même, à sentir cette douleur unique, puissante, étrange…J`ai trouvé, comme toujours, la grande pierre plate, ma pierre, couverte d’algues, froide, accueillante et humide. Je me suis allongée sur elle, le bras gauche sous la tête, un pied à l’eau et l’autre plié sous mon corps.
Je pensais au ciel aveugle en oubliant tout sous la coupole bleue, mais la bouteille de vin m’est échappée de la main et son bruit m’a réveillé de ma rêverie. J’ai souri, j’ai quitté la pierre et je me préparais à allumer une cigarette quand j’ai vu un bout de feuille de papier écrite, couvert par le sable. C’était comme un oeil jaunâtre et craintif. J’ai senti une sorte de joie frénétique, le bonheur de celui qui ne cherche rien et qui trouve un petit trésor par hasard. J`avais hâte à lire le petit mot, mis là par une main étrangère. Il y avait encore un peu de lumière, mais je devais me dépêcher. La nuit préparait son entrée en scène. J’ai éteint la cigarette et je me suis assis sur la pierre froide. La mer écumait tranquillement, se dissipant espiègle parmi mes orteils.
“ [...] Je peux te dire seulement que les nuages sont dans mon esprit. Je les mets là chaque fois que la lumière me fait peur …et le dernier temps, la peur m` habite assez souvent...Et je me tais…J’ai peur de moi… j’ai peur de l’obscurité… j’ai peur du silence qui m`entoure… j’ai peur que tu ne trouves pas ce texte et que tu ne déchiffres pas mes inquiétudes...J’ai peur de mots.”
J’ai tressailli. En lisant ces mots, j’ai été envahi par quelque chose qui venait de loin, un je-ne-sais-quoi auquel j’avais toujours rêvé, un je-ne-sais-quoi que mon esprit connaissait depuis longtemps, qu’il avait reconnu et qui avait commencé à me ravager d’au-delà de l’être...
Le ciel était de plus en plus rouge. La nuit tombait tout doucement sur la terre. Une mouette a crié juste au-dessus de ma tête. Si aigu ! J’ai sursauté et le papier m’est échappé de la main. Je l’ai repris difficilement et, pour une seconde, je me suis rendu compte que j’aimais la main qui a écrit ces mots et l’oeil qui a regardé les lettres que le sable, le vent et la pierre ont gardés là, pour moi.
“Tu es parti comme les papillons : mystérieux, silencieux, fermé...Pourquoi est-ce que je te découvre toujours dans ton silence? Ne suis-je pas, moi-même, faite des silences? …Pourquoi ce fourmillement de la nuit de chair et de sang?...Le Rien me pèse…Le Rien m’appelle… C’est comme une dent sans bouche qui apprend toute seule le mouvement, la résistance, à claquer, se heurtant contre une autre, trouvée par hasard… Où chercher un troupeau de dents pour former la bouche ? Je meurs entre les claquements des Mois qui m`habitent jusqu’à ce que, dans le chaos du grand Rien, je vais définir ma folie, mon mouvement, mon rythme, pour accomplir ma galaxie d’existences [...]”
Il faisait déjà nuit. J’ai cherché mon briquet, j’ai fait un peu de lumière et j’ai continué à lire. Soudain l’inquiétude s’est nichée en moi: Elle manquait, la main qui avait écrit ce texte manquait aussi... et moi, je voulais apporter ses vécus en moi…
« Quand on s’est rencontrés la première fois tu m’avais parlé avec tes silences. Le menton se reposant dans la paume de ta main, un air fatigué, tu étais un peu surpris et ...si seul ! Tes iris criaient en agonie. Pendu en toi, tu en avais peur. Tellement peur! « Dis –moi que tu aimerais rester une vie dans mes bras ! », j’ai dit, et tu t’es précipité vers moi, tu m’as pris dans tes bras, tu m’as volé aux amis qui m’accompagnaient et tu m’as porté comme ça jusqu’au bord de la mer. Ici, sur cette pierre, près des vagues, tu as brisé l’arc de ma vue avec tes yeux noirs, pleins de nuits et de rêves...Et tu m’as fermé en toi, dans le nid rond de ta vue...”Dis –moi que tu aimerais rester une vie dans mes bras”, m’as-tu dit...Et toute cette nuit –là… toute cette nuit de mai, d’absences et de présences , était là, sous la tente de tes yeux [...]”
Le texte finissait là. J’ai crié en sautant sur le sable: j’avais oublié le briquet dont la flamme a brûlé la chair de mon pouce. C’était tout. Je n’avais plus un mot. Rien de cette “voix” venue de nulle part. La douleur de l’âme était plus forte que celle de la chair. Je voulais rugir comme les lions, pleurer comme les veuves. C’était tout? J’avais fini le texte et la nuit était morte au seuil de sa porte…
Je me sentais perdu. J’ai libéré ma colère devant la mer, le ciel et la terre. Je voulais plus que ça. Je voulais toute l’histoire. J’ai continué ma révolte en fumant trois cigarettes sans pause. Puis, plus triste que jamais, j’ai plié la feuille de papier et je l’ai mise dans la poche de la chemise. La douleur que j’avais sentie au début revenait à chaque pas. Sur ma pierre verte, glissante, sentant les algues, seule et froide, quelqu’un en moi avait vécu une histoire que j`attendais depuis longtemps. Je suis tombé à genoux, contrarié. Absent, je me suis déshabillé et nu, je suis entré dans l’eau froide de la mer. Baptême. J’ai nagé au large jusqu’à ce que la fatigue s`installe dans tous mes muscles, puis, décidé à oublier la petite aventure qui risquait de me faire sortir pour toujours du processus social d’uniformisation des pensées du prolétariat, je me suis habillé et je suis parti vers la maisonnette, devenue pour l`instant « chez moi ».
J’ai eu une nuit agitée. Je ne pouvais pas oublier la petite histoire étrange. Le lever du soleil m’a trouvé sur la plage, pensif, agité, malade de solitude…J’ai trouvé ma pierre, toujours verte, toujours silencieuse et je m`y suis allongé, le visage vers les cieux. Et soudain une pensée m’est venue à l’esprit. Je me suis levé et j`ai commencé à chercher dans le sable, sous la pierre, un signe qu`Elle a voulu laisser ses pensées à quelqu`un qui les comprennes, quelqu`un qui les garde avec soin, quelqu`un choisi par le hasard…. Et, après une dizaine de minutes, je l`ai trouvé : une petite boîte en métal, cachée là, dans le sable. C’était une boîte de biscuits, carré. Un trésor métallique.
J’ai fait des efforts pour l’ouvrir. À l’intérieur il y avait un agenda vert, mis dans un sac en plastique. J’ai sorti un cri vainqueur et, sans tarder, j’ai rompu le sac en plastique pour voir si c’était ce que j’y espérais trouver…Oui, c’était un agenda vert, peut-être son journal. « Tiens ! Elle voulait vraiment un témoin pour son histoire … Quelqu’un qui lise ses mots ! » J’ai ouvert l’agenda, tout doucement, et alors j`ai été surpris par la découverte d`une nouvelle surprise: sur la première page il y avait un message…pour moi :
31 mai 1997
Un petit mot pour toi.
Garde mon silence! Garde mon secret!…et sois maudit! …et sois béni! …Sois maudit à connaître ma douleur ! …Sois béni à vivre ta vie en m`aimant au-delà des cieux et du Temps…Tunerga. »
J’étais contrarié. Ému. Étonné. Elle avait laissé son agenda sous la pierre le jour même où je suis arrivé. Sous ma pierre ! Étrange… «Tunerga ? Le destin travaille dur, comme je vois ! ». J’ai pris la petite boîte et je suis parti, tranquille, prendre mon petit déjeuner. Je sentais un bonheur plus fort que moi, inexplicable, puissant, mais je voulais avoir patience encore un peu de temps… Ma raison était ankylosée, seulement le cœur menait mes pas. Ma main gauche gardait le trésor. Geste inespéré…«Tunerga ?»
Arrivé chez moi j’ai allumé une cigarette et, avec douceur, j’ai tourné la première page…
Le premier mai, le soir
… Du croc du temps, brûlante magma. Silence aveugle…Tunerga !
Hier j’ai appris à écrire. Hier j’ai appris à m’écrire. Hier j’ai écrit mon nom sur l’écorce d’un noyer : Lazara ! …. Et mon nom s’est levé et a commencé à marcher…
Le 2 mai
…les tourterelles chantaient sous les auges …
Soir. Un soir d’automne aux feuilles gémissant de larves, un soir où l’air est devenu épais est lourd des ombres de la nuit. J’étais sur la terrasse, assise sur une vieille chaise en bois de chêne. La cigarette pendait paresseuse au coin de ma bouche. Au-dessus, quelque part, des acariens croquaient rythmiquement une vieille poutre et, tout doucement, le labyrinthe grouillant des automnes de la raison ont alourdi mon être en me jetant dehors…J’avais commencé, depuis quelque temps, à répondre à la volonté de la Pensée, la première, la plus large, celle dans laquelle tous mes eaux jouent, celle contre laquelle tous mes vents s’écrasent, celle où toutes mes chimères s’enchevêtrent…Je sentais parfois comme des fils d’araignée m’attachaient à cet état pur, unique, inimaginable, et le jeu poussait de rien, liquide, en remplissant le vaisseau en os que j`étais.
On était toujours deux : Moi et l` Autre Moi. On se regardait intensément, étrange…Maintenant j’étais loin, dans le cercle blanc d’où seulement des pas échappés à l’arc de la vue pouvaient approcher l`Autre à mes plantes fatiguées…Une trouvaille qui m’épuisait physiquement, une trouvaille à laquelle le corps essayait de renoncer, une trouvaille par laquelle ma raison continuait à vivre.
Tout avait commencé avec un rêve étrange, opaque, froid, carré…J’ai eu peur de sentir l`Autre près de moi… Je me suis noyée dans une pensée de réserve et le premier Moi, issu d’une eau plus profonde et plus froide, se sentait mûr, plus sage et trop seul…La chute avait ouvert ses portes et la marche était devenue un glissement vers le point. La vue avait dépassé encore une fois la limite de la cornée. J’étais à la place de l’Autre. J’étais présence… Tunerga !… Large, incroyablement large et d’un blanc immaculé…Des sauterelles vertes dévoraient mon sang cru. Le jeu était ouvert : comme sur un immense échiquier les distances se fermaient dans des carreaux glacés. Seulement des ombres surprises en pleine chute coulaient d’un coin vers l’autre, folles et brûlantes…
Danse. Danse en dérive. Faute de pas, des sensations ramaient vers la rive des sabots. La crinière raide fouettait mes épaules. Je dansais le galop et le hennissement jusqu’à ce que dans un fouettement de vertèbres je me suis soulevé en bondissant la tête, les yeux allumés. Tunerga !… Combien de cercles dans un étonnement ? En sifflant j’avais attaqué en pas de valse le coin du cavalier. Démarche onduleuse, gracieuse, un peu neutre…« T’es si loin. J’ai parfois la sensation que tout vole en toi : tu es comme un essaim de papillons…si loin… seulement toi… »
« J’ai peur. Là t’es si seul. Il y a trop de silence …Il y en a trop…Tout clignotement peut réveiller Tunerga… »
La scission me rongeait. Je sentais la manifestation de la pensée et même le seau mâchant des mots d’amour, en culbutant au cœur de la fontaine de mon âme…Mon Moi était en chute libre…« Suis-je entré dans le nuage blanc ? …Celui qui nage juste au-dessus les vignobles ? »
Je glissais, la bouche ouverte, dans la masse de vapeurs et le corps léger scintillait comme une boule de soleil. Je volais. Je volais avec les lèvres, je volais avec les narines ouvertes jusqu’au refus, je volais avec les dents dispersées sur les gencives rougeâtres. J’avais réveillé en moi les plumes. Toutes nues, elles accomplissaient leur marche en volant. Et le nuage claquait sous le frisson de la peur, car le nuage n’avait jamais vu des ailes marchant…
« Fais de tes ailes sept colonnes d’air. Un vol ne s’accomplit jamais avec deux ailes. C`est un mythe ça! Tire ton vol ! Tire-le, puisque je te le dis ! Fais de tes ailes sept colonnes d’air…Je n’ai jamais vu… Tunerga … »
Je donnais l`impression de dormir profondément. Ma main maigre, presque sèche, se reposait entre les pages de l’agenda. L’une des feuilles gardait encore, dans un coin, quelques grains très fins de sable… Je respirais égal. L’autre main a suivi avec douceur la ligne de mon menton et la courbe de mes paupières bleuâtres… « Toi…Lazara… »
Le 3 mai, le soir
« Cette eau profonde sent le jument ! Il se noie en elle-même comme un haras tué par la sécheresse.
Le fruit est un poulain blanc à l’intérieur, un poulain aux plumes humides encore sur les ailes.
…Impitoyable fuite toujours vers le même bas où les sabots se sont déchiquetés… »
Le 4 mai, pendant la nuit
…et la bougie pleurait en silence aux larmes de cire …
Je me suis promenée sur la plage plus d’une heure. Le flux avait apporté une écharpe bleue: un bleu volé à mon vécu ! Je la voulais. Avec Lui j’avais vécu la même chose : je l’avais regardé profondément ; son iris était noyé dans la mer, bleu comme cette écharpe… Je le voulais ! Et les vagues tremblaient, chantant en moi… L’écharpe avait réveillé en moi son souvenir. Lui… ombre lente… ombre amère… Les mouettes volaient las, au-dessus de ma tête, comme des poissons dans une mer solide. Brouillard. Buée. Blanc…La fermeture du cercle était remise pour une soirée plus chaude.
C’était une écharpe simple, râpée par la lutte avec la mer : ça et là des trous m’invitaient à refaire l’horizon. Le bout de soie sentait fortement les algues, le sel, la mer …Ses cheveux fatigués sentaient fortement les algues, le sel, la mer sous le coucher du soleil. Tout ce que je pouvais lui voler c’étaient des restes de vue, des ombres de pas, des gouttes de touchers…Abandon.
J’avais saisi l’écharpe affamée et j’ai eu la sensation de reconstruire de ce petit rien en soie la chaleur de ses bras. Il me manquait. J’avais fermé les yeux et lui, avec tout ce qui m’a apprivoisée un jour, en me rendant docile, calme, heureuse près de lui, il était là… »
Hérissées par mes doigts à peau âpre, les feuilles mordues par l’encre frémissaient au-dessus du rêve de ses os fragiles…
« C’étaient peut – être la mer, le ciel bleu, l’atmosphère liquide de mélancolie ou tout simplement l’heure du soir qui faisaient naître le passé des eaux salées … des eaux qui murmuraient en moi… Un Moi oublié se dressait du bout de soie comme un esclave qui n’avait rien à perdre… Tunerga !
J’avais fermé tous les mots au coin des paupières, seule avec moi…
J’ai serré l’écharpe contre moi, avec envie, avec douleur, avec regret. En tressautant j’ai accumulé dans mon bras droit toute la force dont j’étais capable et je l’ai jetée à l’eau. J’attendais que la mer la porte au large, loin de moi. Mais les vagues l’apportaient d`une manière répétitive tout près de moi : point bleu dans un vert d’algues…Un œil…et pleurait...
…Queues de baleines affamées. Faim de la terre au bord des mers salées. Vagues. Coquillages. Méduses. Ciel renversé…L’écharpe m’invitait des vagues, toujours plus fortes, de la couvrir avec mes paumes chaudes, de l’abriter contre le froid du passé. Au – dessus de ma tête, sur la scène des nuages, les mouettes mettaient en scène un vol bruyant et la nuit tombait, rideau lourd, sur le chant de la mer …Je suis partie. Mes pas laissaient des traces sur les joues de la terre. J’étais arrivée parmi les chardons. Je les entendais mourir sous mes sandales…L’écharpe avait pleuré toutes ses larmes…Maintenant elle me parlait la langue du vent… j’ai eu peur…J’ai commencé à courir.
Le 6 mai
…les vagues frappent en moi l’os blanchi par le temps, le sel et le vent …
Et je me sens mal à cause de cette eau nauséabonde qui s’est fait mer dans mon être. Et je vais partir, pour guérir, vers la source d’où je serai née encore une fois…
Chez moi j’ai eu froid. Les flammes rouges s’intensifiaient en consumant la chair blanche du bois. Et pourtant des frissons inexplicables traversaient mon corps. L’écharpe, comme Lui, vivait en moi. Elle cachait la danse du serpent et la chasse des hiboux…Vin rouge, sentiments jaunes. Le vin glissait parmi mes lèvres pleines : un rouge un peu amer sentant la cannelle…La dernière fois que j’avais senti ce goût, il m’avait raconté l’histoire du loup blanc. J’avais bu alors le vin inconsciemment, attentive à ses yeux brillants, à sa voix basse et douce, au feu…Le loup blanc était lui et du poil avait commencé à lui pousser sur les joues. Une belle fourrure blanche, épaisse. Je voyais ses dents blanches, menaçantes, et la langue, tellement rouge, claquer affreusement!
« Je t’ai fait peur avec cette histoire ?» Sa voix venait de loin et je la connaissais bien. Probablement j’avais ri, en touchant lentement, curieuse, sa joue olivâtre. Il a souri doucement, entourant tout mon être avec son regard noir, si noir !…Toutes les nuits, mises ensemble, n’auraient pas pu remplir l’obscurité de ses yeux…Ses doigts ont caressé les miens avec chaleur, avec douceur. Je sentais ma main accomplie, ronde, parfaite sous ses caresses.
« Je peux voler seulement au long de tes bras. Je sens pousser des plumes sur mes bras… Un vol se construit en moi, de plus en plus aigu, de plus en plus large…Le vol dresse sur mon os fatigué une aile droite. Prends ma main ! Je ne vole qu’avec toi ! Deux mains s’aimer: voilà le vol ! »
On n’aimait pas les mots. Des silences lourds tombaient souvent sur nous et des crépuscules étaient engloutis par nos lèvres.
« Un soir on devrait nous jeter tous les deux dans la mer ! …Une telle soirée me fait croire qu’avec toi je deviens terre sablonneuse qui engloutit vague après vague jusqu’à ce que la mer, fatiguée et furieuse, vienne se coucher à mes pieds. »
« Et moi ? Je serais où? »
« Dans un bouquet de coraux.»
Je le regardais chaleureusement…Il savait si beau se taire! Je pouvais dire même qu’il ne parlait que pour faire naître le silence… Et seulement entre les cils de ses yeux les silences renaissaient si simplement des cendres… »
Des douleurs profondes troublaient mon sommeil. Il me regardait quelques secondes, puis il partait en silence. Il devait partir. C`était ce qu`il avait promis ! Je restais blottie dans un coin du grand lit sous les draps blancs. Dans l’obscurité de la chambre, de temps en temps, on entendait mes gémissements courts et aigus. Je me mordais les petits poings et des spasmes courts me faisaient trembler jusque dans la courbe des plantes. Un œil fatigué s’ouvrait, parfois, craintif, derrière la paupière aux cils longs pour fixer l’orange déchiquetée et quittée au milieu du plateau, dans une flaque de jus jaunâtre. Les derniers jours je n’avais presque rien mangé. Les mots étaient ma seule nourriture, des mots venus du passé. Le temps, vieux chien de chasse, s’était couché sur le seuil de la porte de ma chambre et grognait de toutes ses secondes chaque fois qu’un pied étranger le poussait un peu. La porte restait fermée. Seulement à l’heure de la nuit tombante, quand les ombres se relâchent dans les coins des murs, un pas égal réveillait les échelles de l’escalier, entassant dans la bouche des pantoufles tous les odeurs lourdes qui étaient dans ma chambre. Le plateau disparaissait d’un coup et un autre prenait sa place sur la table de nuit. Pas un mot, pas une caresse. Rien. Celle –ci avait été ma volonté ... Pas de pitié ! …Seulement dehors, sur le seuil de la porte, toujours fermée, des larmes restaient jusqu’au lever du soleil pour protéger le temps de sécheresse…
Le 8 mai
« …Ivre de trop de monde je buvais ses paroles, je sirotais la Parole…les lettres du premier Mot…
Le jour m’a chagriné. Nuit, soit ma vengeance ! »
« Quarante jours se sont écoulés pour que je devienne Celui –qui –est… Maintenant l’eau est profonde et claire à mes sources et des grains de sable sont coupables de la formation des perles dans les mers de mon âme… Amour : syllabes en agonie ! On va marcher lentement, pieds nus, sur le chemin pierreux de ce mot ! »
Je dansais légère sous la vue de ses yeux affamés.
« Je suis né encore une fois à l’ombre de cette danse. Ombre, ferme mon œil dans l’écuelle de tes paumes !...Coule comme l’eau sur mes joues !…Respire –moi avec tes iris humides comme le brouillard en été… » Une pirouette échouée. Un geste raté…Tunerga !... »
Le 10 mai
« En été, quand la lune luit ronde dans le ciel, au bord du lac du milieu de la forêt, les nymphes dansent nues, loin des yeux des mortels… » Mes doigts dessinaient le contour de son visage. Il racontait… « Un jeune homme séduit sera fermé dans le ventre de la terre, dans la bouche des dieux, dans leur danse magique… Jamais un mortel n’a goûté le plaisir de l’amour après avoir vu dans la nuit la danse exaltée des nymphes !»
Je dansais. Un je-ne-sais-quoi de présent et d’oublié assombrissait la lumière de mon être. J’hibernais depuis quelque temps dans une grotte secrète de son Moi. Il s`est allongé sur le plancher. Seulement comme ça il pouvait comprendre la verticalité de ma danse. Il comptait en tête, les yeux fermés, les pas de danse : un …deux …trois…un-deux-trois…et mes pirouettes : un moine aux prières imparfaites, mais simples et pures comme les pieds nus d’une jeune fille…
«… Une danse parfaite ! Un vol parfait !...Et l’aveugle que je suis sarcle encore la terre pour te trouver… »
Sur la feuille blanche de mon cœur, j’ai commencé à écrire en vivant. Quelqu’un y avait planté un grand compas et, lentement, il dessinait, dans ce décor vide, un cercle… J’ai ri. J’étais heureuse d’être Moi. Tout à fait Moi : sans retouche, sans compromis social. Imparfaite. Moi !
Le 12 mai
« Je vois en toi tous les yeux dessinés sur le plumage colorié d’un paon. »
« Et tous ces yeux – là… te voient à leur tour ? »
« Pas tous, mais tous ont vu la danse et un jour ils vont la faire grandir dans le théâtre de mes Moi. »
Le 17 mai
…l’alouette en l`air est morte …
Un jour, une tache d’encre a rempli l’espace qui était entre deux mots dans le texte de son roman. Avec un cure-dents il a dessiné là la silhouette d’une femme. Il travaillait absent. La seule image qu`il voyait était cette silhouette étrange, bleue, résultat du hasard.
« Elle est belle ! », j’ai dit en regardant la tache.
« …Un oiseau mort est toujours beau…d’une étrange beauté… »
« C’est un oiseau ? »
« C’était une tache que j’avais travaillé un peu. Non, ce n’est pas un oiseau. Il aurait été …toi. »
Je me consumais en cachette. Je mourrais quelque part pour renaître ailleurs, à une autre extrémité du Moi. Sur la crête d’une vague indécise, juste avant la chute, les siècles s’abîment… Tunerga !... »
Douleur. Encore une reprise ! J`ai gémi. Pour ne pas crier, je me mordais les mains. Restée comme ça pendant quelques minutes, j`attendais que le couteau de la douleur me fasse mal encore une fois. Et soudain, j`ai senti le besoin de me rappeler mon corps. Je l’avais ignoré si longtemps ! Poussant l`agenda vers le bord du lit, je me suis allongée et, les yeux fermés, j`essayais de voir mon corps: maigre, aux pieds squelettiques, avec une peau livide et deux ombres de seins… Malade. Les cheveux châtains étaient épars sur le coussin. Mes paupières bleuâtres tremblaient au-dessus des yeux, enfoncés dans leurs orbites. Ces yeux qui étaient avant si vifs, si curieux, si mystérieux…Maintenant un autre mystère, plus austère, plus terne, était caché à leur ombre… Je les ai ouverts largement. Le plafond était blanchi à la chaux. Pas un miroir dans ma chambre ! Je les avais cassées toutes, assoiffée de tout détruire, le jour où mon horizon s’était écroulé à cause d`un seul mot ! J`avais brisé la dernière glace au milieu de la chambre. Puis, agenouillée, j`ai regardé assoiffée mon image brisée en mille fragments : une dernière image de ce que j`étais avant la chute.
…Après ce dernier geste de courage j`ai choisi l’oubli, l’anéantissement de l’être, la solitude.
Le 19 mai
Mon sommeil avait été agité, troublé par un rêve pas comme les autres.
« Un bruit assourdissant…et avec lui les mouettes…Les oiseaux glissaient lentement sur le rideau du ciel. Elles étaient nombreuses. Elles répétaient le vol. Des poissons jaillissaient parfois de l`eau et s’accrochaient avec les queues de leurs becs. C’était leur volonté de découvrir le vol et pour cela ils s’offraient offrandes aux mouettes. Pour les dieux.
Tous répétaient le chaos, la chute, le délire, l’agonie. Il y avait la possibilité de tout répéter, plusieurs fois. Sauf la mort ! Le metteur en scène était très exigeant !
En aube commence d`habitude le spectacle. Toujours une première. On a déjà vendu tous les billets. Ceux qui ont un rôle secondaire, pas très sollicitant, attendent sages leur tours dans des coins ombreux, en savourant patients leur café. L’acteur entre en scène. Il a peut – être quelques répliques qu’il doit dire rarement, clairement, pour qu’il soit compris !
Pendant les répétitions on étudie le texte, l’intonation, le mouvement. Le sens du texte n`est pas encore dévoilé. On ne peut comprendre qu’une seule fois : pendant la représentation finale ! Ni même le metteur en scène ne comprends rien jusqu’à ce moment là. Il construit les scènes (flirt, pillage, meurtre, mort, etc.) avec le concours des acteurs, au fur et à mesure que les répétitions avancent. Le rôle du mort est le plus simple : il crie, il souffre un peu, peut – être il pleure pendant quelques secondes ou purement et simplement il ouvre ses yeux, terrorisé, et meurt. S’il n’atteint pas la perfection, la scène est répétée sans aucune indication. Chacun doit mourir à sa façon !
Personne n’est préparé pour ce rôle, c’est évident ! Le metteur en scène le sait bien, lui-aussi ! Et pourtant, celui qui a reçu le rôle du mort va mourir! S`il ne veut pas mourir, s`il ne peut pas mourir, s`il ne sait pas mourir, il sera aidé. On change le décor. Gong !
Une barque, trois marins, du poisson frais dans le filet. L’un respire encore. Il entend, lui – même, l’air sortant agressivement de ses branchies avec des sifflements de moins en moins désespérés, et, quelque part, à l’intérieur, la chair se gonfle rythmiquement. Sa queue s’agite de plus en plus lentement…Asphyxié, surpris, silencieux il tombe dans l’autre eau… On change le décor. Gong !
Une femme en robe blanche, un chien, un parapluie, une écharpe aux franges. Gong.
Des bohémiennes aux jupes en couleurs vives dansent endiablées, les pieds nus. Le bruit fait par les pièces d’or mises dans leurs nattes ensorcelle les hommes. À la table une voyante rompt le Temps en secondes et mélange les époques. Gong !
Je danse une dernière danse sur l’échiquier. Je fais des pirouettes autour des pions. Puis je passe sursautant vers le coin de la tour. Le cavalier se cabre hennissant à mon septième pas. Sifflement sur la diagonale de l’échiquier. Le fou entre en danse ! Tu as le sceptre et la couronne du roi. Tu veux m’attraper. Je veux que tu m’attrapes ! Le metteur en scène s’amuse. On prépare une scène parfaite … Gong ! »
Sur la plage il y avait moins de gens. J’ai quitté le bureau. Je suis sorti sur la terrasse, ennuyé par le silence. J’ai allumé une cigarette. La dernière. Il n’y avait pas assez de mer et de ciel pour ma vue. Et le coucher du soleil brisait le rouge…
« Je me suis rappelé un moment où, en me cherchant un jour sur ma place de reconnaissance, l’écorce du noyer du verger de mes grands – parents, j’ai senti la peur : je ne m’y trouvais plus ! Je n’étais plus là ! J’étais partie sans un mot, sans un bruit, de l’autel où j’avais dit, dès mon enfance, des prières… Mon squelette a été bâti sur des flaques puantes. J’entre dans la boue et je ne suis ni même seule...Que de présences !…Que de bruits ! …et la senteur du soufre. Œil mort… Tunerga ! »
Le 20 mai
…et la mer avait commencé à devenir plus large en moi, jour après jour, vague après vague…
Tu gardais le sable humide pour moi. Tu polissais les coquillages pour moi.
…Il y a tant d’eau sur la Terre et les couleurs blanchissent à cause du sel…
« J’aurais besoin des yeux aux mains et aux pieds pour te voir d’au-delà du Mot, en glissant lentement dans le sommeil des mollusques…Je suis aveugle… Je suis sourd… »
« …Dieu tombé en disgrâce dans les bras de ta croyance muette… »
« Je veux seulement que le centre tombe en lui-même, jusqu’à ce que la dernière lumière soit éteinte… »
« As-tu senti jusqu’à présent devenir Lumière ? »
«Oui, je l`avais senti et je le sens chaque fois que tu es avec moi… »
« Tu peux me déchiffrer ? »
J’ai senti goût de sang dans ma bouche. Je saignais. Oiseau blessé. Je saignais à mort près de ses paumes. Vol boiteux…
« La Lumière luit ? Celui qui la reçoive…luit … Non, je ne sais pas te déchiffrer. Je perdrais la vue en te lisant… »
« Enfant que tu es ! Tu n’as encore appris à écrire ton nom dans le sable…
En toi des alphabètes se brisent et tu n’as pas encore appris le pouvoir de la lettre « A » ! »
Le 21 mai, le matin
J’avais découvert un monde de silence, de paix…une paix intérieure comme celle donnée par la saveur d’une cigarette ou par l’arôme du café, le matin.
« J’aime le café noir et chaud. C’est ce café-là qui m’aide à déverrouiller la porte de la paix simple de l’être…une paix qui brûle en douceur… »
J’ai frappé tout doucement le fauteuil. Je me suis levé avec un long soupir, comme je le faisais d’habitude, en me frottant les mains. Aucun sentiment ! Je suis allé dans la chambre à coucher. Juste devant moi était la vieille fenêtre en bois et le tourment de la mer. J’ai ouvert la fenêtre et j’ai renoncé à toute volonté, vaincu par la fraîcheur du matin…Je suis rentré chez moi, en moi. J’y étais seul. À peine maintenant je pouvais commencer, de nouveau, à lire.
«Devant les mots il faut être seul, tout nu. Vide de présences. Vide de toute présence. Tiens ! En me regardant comme ça, avec tes lèvres entrouvertes, tu remplis mon vide et je ne peux rien écrire. Je finirai par te crucifier dans un poème ou deux et tes sourcils me gronderont, à l’ombre des points de suspension… »
Le 22 mai
… nuit rempli des chants des oiseaux…Tunerga !
« J’avais encore une fois la sensation d’écroulement. Je ne savais ni même si je cachais la chute, si quelque chose l’avait déclanchée en moi ou si, purement et simplement, tout s’ouvrait en moi, contrôlé d’un dehors qui me dépassait… J’essayais de conduire cet état de l’être vers ce que je pensais être Moi, mais c’était comme si dans ma poignée, fermée par quelqu’un d’autre, j’étais prisonnière d’un Tout qui explosait en moi: un arc-en-ciel douloureux de sensations…J’étais surprise par la simplicité de cet acte : couleurs ! Ma pensée égarée vibrait de jaune, de bleu, de rouge …La lumière blanche s’enroulait sur mes os comme un serpent... »
« ….Fruits…En automne des pommes pourries parmi les branches des arbres. Malédiction ! »
Je n’abritais plus les mots ; tout l’intérieur de mon être était devenir. J’étais invitée à voir et à connaître. J’avais eu,tout à coup la révélation de ma participation à une absence du Moi. J’étais orchestre. Je jouais à tous les instruments. J’étais la flûte, le tambour, la harpe et le violon. Je n‘étais pas seulement une chanson, mais tout ce qui définit une orchestre. Je ne contrôlais, par contre, rien. Je n’accouchais pas des sons, je les libérais de moi, en moi…
« Tu es belle quand tu me regardes comme ça.»
« Comment est-ce que je te regarde ? »
« Comme ça…rond. Ton regard est un cercle qui ensorcelle ma vue. Je tombe à son centre sous ta vue. » …Et de ses mais froides le lilas blanc m’appelait…
Le 23mai
…la première Pensée…
« Entends –tu les chiens aboyer ? Ils annoncent la mort du loup blanc.
…La trouvaille des perles commence nuit après nuit… mer après mer… Dans les étoiles il y a des perles qui apprennent à hurler…C’est quoi le jeu sinon une meute affamée ? »
Le 24 mai
Qui es-tu, beauté jamais connue ?...lèvre pleine allumée par le dernier été ?...Qui es-tu, vécu tout nu?
Le 25 juin
…qui a tué l’alouette ?...
«… Il y avait une fois des biches dans le vol de l’alouette…Elles battaient l’air avec leurs cils longs, mettant le vol plus vertical, plus droit, dans son chemin vers le soleil… Un jour l’alouette est morte…le loup blanc aussi…et la danse des nymphes…Et l’œil est devenu cercle…et la main est devenue plume …et le sang a commencé à marcher… »
« Et l’os ? Qu’est-ce qu’il est devenu ? »
« L’os est devenue fontaine avec neuf sources, captées dans un cercle, dans les profondeurs de l’Etre. »
« Où est morte l’alouette ?...»
Dans la courbe des bras, ses yeux cherchaient le sommeil des mots, pour le flairer, pour l’aboyer, pour le déchirer…
Le 28 mai
Repos sous le noyer. Parmi ses branches le chant des mésanges…
Je me suis réveillée fatiguée. Parmi les rideaux la lumière du jour avait ouvert l’œil du passé. Une senteur douce de lilas remplissait mes narines. Les vagues murmuraient au sein de la mer. Il les nourrissait…Mon tympan avait retenu le rythme de ses pas. Je comptais par cœur ses pas sur le plancher. Ils figeaient le temps, quitté un autre été, à la porte rouillée d’un immeuble. Et je gardais entêtée le rêve sous les paupières, ce rêve qui voulait s’échapper dans le vol des mouettes…
« Comment peux-tu dormir jusqu’à cette heure ? »
« Je ne dors pas, je grandis avec le Temps…Parfois j’aime éplucher le Temps et le cracher dans un verre. »
« Et s’il arrive de l’avaler sans l’éplucher ? »
« Cela est arrivé… »
« Et qu’est-ce qui s’est passé ? »
« Des bois moutonneux frémissent en moi quand je respire… »
« Toi, tu es si ... »
J’aimais beaucoup l’entendre dire « toi » avec chaleur. Le souvenir de l’abîme de ce « toi » matinal est si douloureux maintenant…Avec lui j’avais appris que la solitude n’est que le fruit de l’imagination. Il savait faire fontaine des mots et boire l’eau de l’âme blottie quelque part entre les os.
« Tu sais, parfois je me sens loin, très loin de ce que je suis, de ce que je sais être ou de ce que je suppose être et, de peur que quelqu’un fasse une confusion entre les numéros attachés aux orteils des cadavres, je descends de plus en plus bas en moi pour me retrouver avant de partir... Et comme un enfant étourdi, Celui-qui-est reste caché derrière quelque veine et je dois l’appeler avec des mots doux pour le faire sortir. Une fois, vers l’aube d’un jour d’hiver, j’ai senti que Celui-qui-est n`était plus avec Moi. Je l’avais appelé longtemps. J’étais triste, fatiguée et déçue. J’avais pensé qu’il m’avait laissé seule et, à ce moment –là, le silence m’a fait mal. Je sentais être condamnée à vivre seulement la vie d’une créature sociale, rompue de tout ce qui donne l’intimité, la beauté de l’incarnation de mon nom sur terre. Après quelque temps je l’avais vu. Celui-qui-est était crucifiée, mais il était encore là… »
J`ai vu les oranges et, avec difficulté, j`ai tendu la main vers le plateau. L’orange m`a échappé. Sous les fruits, sur le plateau, il y avait un message de lui : « …Du milieu des mers, au vol brisé, parmi les vagues, tu cries ton nom, Lazara…. »
« J`ai eu les pieds froids. Je les ai pris entre les mains et, pensive, je suis restée comme ça jusqu’à ce qu’un frisson court me réveille : « Cancer.» Le mot m’avait paralysée. Les meubles, les portes, les hommes, les femmes, la lumière, tout avait disparu d’un coup.
« Vous ne devez pas vous laisser vaincue par la maladie ! » La voix était si loin…Je regardais profondément deux yeux sur un visage que je ne connaissais pas ! Je sentais tout avaler. L’homme qui me parlait, habillé en blanc, avait commencé à couler, morceau après morceau parmi mes lèvres.
« On peut encore lutter, essayer encore …une opération…chimiothérapie … »
Pourquoi cet homme ne sent rien ? Je l’avais avalé tout entier ! Il n`est qu`une bouche qui parle !
« On ne peut rien garantir ! »…Et si tout l’univers est réduit à une simple bouche ? …Et si la lune n’est qu’une dent dans une nuit de chair ? …Quel silence ! …Et la dent qui coule si beau sur le palais de cette bouche immense !
« Vous êtes bien ? Madame ! Madame ! De l’eau ! Vite !»…Maintenant je voyais s’ouvrir dans cette bouche – là un trou noir, profond. Comment un trou si large a-t-il trouvé un peu de place en moi? Est-ce que les êtres humains sont si spacieux à l’intérieur ? Et si j’ai avalé cet homme…moi, où est-ce que je suis ?...Ou peut – être ce trou tombe à son tour dans un autre vide plus vaste …plus chaud ...meilleur…plus simple…Froid ! Peut – être il serait bon que je tremble un peu. Si je claque des dents peut –être je vais hacher tout cet abîme, toute cette nuit ! Un claquement sourd. « Mademoiselle ! Lazara ! »…Ah ! Les ventres de la nuit ! L’une mâche l’autre ! Toujours ! « Lazara ! Viens dehors !...Dehors ! …Viens ici, au-delà de tout ! Lazara ! Viens ! »
Avec son billet d`adieux, près de l’ombre des seins, j`ai senti le matin. Libérée, j`ai tiré la verrouille de mon attente et toute la mer est entrée dans ma chambre. J`ai ouvert la porte. Il n’était plus là. Personne n’était là. Il me laissait choisir. Après tant de jours et de nuits d’attente, je sais d`où je viens… où je vais partir: « Dehors ! Au – delà de tout… ! »
J`aimais tant la senteur des algues, du sel, de la mer. Tout est une fougue circulaire vers les vagues…L`agenda était resté vert, au milieu du lit. L’encre, sur la dernière page, regardait de travers…
Le 29 mai
« As-tu jamais essayé d’arrêter une vague juste avant de mourir sur la plage ? As-tu jamais essayé de lui arrêter la mort? »
J’ai agenouillé sur la plage, au bord de la mer, et j’ai essayé d’arrêter une vague avec mes bras avides de victoire. La vague m’a couvert, comme un voile fin et victorieux, et s’est étendue sur la plage, derrière moi.
Pour arrêter la suivante, je me suis couché dans l’eau et j’ai essayé de la prendre et la renverser avec force, pour qu’elle ne touche pas le sable. Capricieuse et étourdie elle a chatouillé mes plantes et, comme un voile fin et victorieux, elle s’est étendue sur la plage, derrière moi.
Je me suis dit de l’accueillir dans mes bras, avec chaleur, avec amour, et puis, après l’avoir apprivoisée, la déposer doucement sur la plage. La vague a hissé folâtre son front vers mes lèvres, les a touché, impertinente, et comme un voile fin et victorieux, s’est étendue sur la plage, derrière moi.
« La mort de chaque vague est une renaissance. Pendant que les lèvres d’une d’elle touche la plage et meurt, une autre prend vie au large… On ne possède rien: ni la terre, ni la chair, ni le ciel…Tout en nous est cible pour les archers du Temps…
Tu vas sentir un jour une brûlure dans la paume de ta main et, après ça, tu me verras, dans tes souvenirs, agenouillé près d’un âtre aux charbons brûlants, plantant une semence dans ta chair avec mes lèvres… »
« Et toi, où seras – tu ? »
« Je dormirai à l’ombre du fruit absurde, peut – être absent… qui va grandir de ta chair et de la trace de mes genoux sur terre… »
Le corps maigri par la maladie se dirigeait, flèche blanche, vers l’œil de la Lumière… Il glissait lentement de plus en plus loin dans les eaux bleues, froides, et silencieuses…La mer avait grimpé, en tapinois, vers l’œil libéré de Lazara, jusqu’au creux des paupières, en cherchant la source de ses larmes…Une mer …et pleurait…
Le 30 mai
« Échec ! Le fou courait vers le coin du roi. L’échiquier était en dérive. Plus tranquille, la tour avait fermé le cadran. La reine pleurait, capturée à vie ! Échec et mat! »
Silence ! Une mer de silence…et le ciel si bleu le matin !
Le 31 mai
« Reste ouvert, mon œil ! Ne te ferme pas avant l’aube ! Je sens la bougie riant au coin de la table. Dans la paume de ma main des anges sont venus dormir… Une ombre a accompli sa marche…Une marche a accompli son ombre…. Tes pas passent...Sur leur traces mes larmes noient toutes mes prières … »
J’avais à peine fini l’histoire de Lazara et tout en moi l’appelait, tout en moi chuchotait son nom, tout en moi comprenait…avait peur…désirait la rencontrer, changer ce qui pouvait être changé, accepter un destin coupé trop vite par le hasard …et sans espoir.
Bruit. Voix. Alarme. Brouhaha. Ambulances. Hautparleurs. Je me vois courir. Je me sens curieux. Je me sens las de tout connaître. Je me sens vaincu. Je ne me sens plus. J’arrive sur la plage. Des gens agités. Trop de bruit pour un jour de deuil. Le premier juin 1997.
Je devine : le jour de mes noces… le jour de ses funérailles.
…J’ai refusé trop de fois son nom. Je le refuse encore…
« Noyée. Elle a nagé trop loin. La pauvre. Elle était jeune. Trop mince. Elle est restée quelque temps dans l’eau. N’approchez pas ! C’est dur à voir ; S’il vous plaît ! N’approchez pas ! »
Trop de bruit. Trop de monde, Lazara !...
Je reste agenouillé devant la mer, à quelques mètres de son corps. Deux existences parallèles : moi vivant, elle morte …et entre nous toute une éternité, un agenda vert et lui…
« Quelques heures pour t’aimer. Une vie pour vivre sans toi. Une éternité pour te chercher, Lazara… »

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