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■ Voir son épouse pleurer
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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 2005-05-01 | |
Au delà des grilles
Les horloges du quartier juif, à Prague, vont à rebours. Guillaume Apollinaire Sur les bords de la Vltava, une femme marche, seule. Elle marche depuis ce matin et son périple sera bientôt clos… Hélène se laisse aborder par les camelots, musiciens et artistes ambulants installés de chaque côté du Pont Charles. Elle répond à leurs sollicitations par un sourire lisse. Cette immersion dans la foule ne lui est pas désagréable, mais elle ne s’y mêle pas. Elle jette à peine un coup d’œil sur les grandes statues, noircies par les années, qui semblent veiller sur l’affairement des humains. Un groupe de musiciens et de chanteurs tziganes l’arrête. Les costumes colorés, la voix éraillée de la chanteuse, le rythme étourdissant, les notes aigrelettes d’un instrument dont elle ne connaît pas le nom la retiennent un peu. La foule la bouscule, elle a hâte de quitter le pont et de retrouver le calme des rues du vieux quartier. Elle est ici, à Prague, depuis quelques jours. Elle a déjà vu tout ce que son guide lui conseillait de voir. Mais elle ne s’y est trop intéressée. Ce n’est pas le but de son voyage. Elle est venue ici à la recherche d’un fantôme, celui de Franz Kafka. La maison où est né l’écrivain, le nouveau cimetière juif où il est enterré ne lui ont pas paru satisfaisants. C’est dans le vieux cimetière qu’elle espère trouver l’esprit de Kafka. Hélène se presse. La lumière rasante du soleil couchant est propice à la visite. Elle en a eu l’intuition avant-hier. Il lui semblait que tout prenait un autre relief, tout se dorait, se fardait de rose comme pour une fête. Les stèles mortuaires en étaient presque joyeuses. L’air est chaud, très chaud et fortement chargé en humidité. Les rues étroites exhalent des odeurs d’hier auxquelles s’accrochent celles d’aujourd’hui, moisissure, poussière, relents de cuisine. Les murs trop rapprochés, les hautes maisons trop imbriquées laissent passer peu de lumière. Hélène se presse vers le Stary Zid… Elle a oublié la suite du mot impossible à prononcer ! Elle s’est pourtant exercée ce matin et pendant toute sa promenade. - Une langue impossible à prononcer pour ma bouche, songe-t-elle. Heureusement Franz écrivait en allemand. Elle l’a lu et relu dans cette langue et en français. Franz… Un prénom court, comme elle les aime. Un prénom qui s’ouvre avec fracas, violence, qui racle la gorge et s’échappe en glissant comme une couleuvre. Et « Kafka » lui fait aussi une forte impression. Guttural, et largement ouvert, sonore, coloré puis fuyant, se dégonflant pour se terminer comme il a commencé, par une syllabe profondément ancrée, enracinée dans le présent. Franz Kafka… Un prénom et un patronyme qui sonnent comme cette langue à la fois musicale et rugueuse, si palpable qu’on aimerait la toucher, la garder au creux des paumes. Franz Kafka, Franz Kafka, Franz Kafka, Franz Kafka... Comme un enfant qui essaie sa voix, elle répète ces mots, jusqu’à ce qu’ils perdent tout sens. Les lourdes grilles du vieux cimetière sont ouvertes. Hélène s’arrête avant d’y pénétrer. Elle s’imprègne lentement de l’atmosphère de ce lieu de silence. Quelques bourdonnements au loin, les prières psalmodiées dans les trois synagogues aux fenêtres ouvertes, plus loin encore quelques bruits de la civilisation et les voix des touristes : tout paraît si lointain. Ici, règne le calme. Un paysage désolé, comme après le passage d’un cyclone ravageur… Mystère des tombes nues, muettes, mystère des dalles usées, chancelantes, curieusement désalignées. Les stèles couvertes de mousse et de lichens, penchent la tête comme de grands vieillards un peu las, toutes plus ou moins de guingois, toutes à demi enterrées ou comme naissant soudain de la terre noire. Dalles éclatées, brisées, grises ou vert de gris, dalles couleurs d’un temps qui n’est plus. Hélène ferme les yeux et ne laisse passer qu’un rai de lumière entre ses cils joints. Elle regarde ainsi le terrain inégal du cimetière et croit apercevoir d’immenses bonnets ronds de lutins s’éveillant. Pas de fleurs, pas d’arbres, si ce ne sont quelques sureaux chétifs au feuillage déjà sec qui ne promettent que de maigres baies. Pour les peuples du désert, et les Hébreux en sont, les fleurs sont rares. Il est de coutume de déposer sur les tombes un petit caillou ou une brindille pour indiquer son passage. Et comme si cette obole ne suffisait pas, les Juifs écrivent de courts messages sur de petits papiers soigneusement pliés et glissés sous les pierres ou dans un interstice quelconque. Ainsi, ils parlent à leurs morts. Ainsi, la vie parle à la mort. Hélène a lu son guide. Le cimetière n’est plus utilisé depuis des générations. Il est surchargé d’ossements et d’âmes, jusqu’à douze couches. Le plus ancien, un rabbin poète et la plus récente une danseuse… Mais quelle est la différence entre un vieux cadavre et un autre ? Pourquoi l’esprit de Kafka ne se trouverait-il pas ici plutôt que dans le nouveau cimetière ? Le corps là -bas, l’âme ici ? Avant-hier, Hélène a glissé un petit papier sous la dalle mortuaire du rabbin-poète Karo. Quelques mots en français et en allemand : - Franz, où es-tu ? Et toi, Milena ? - Franz, wo bist du ? Und du Milena ? Le soleil est presque couché maintenant. Le brouhaha des touristes, le chant des oiseaux et les voix multiples des fidèles dans les synagogues proches sont comme une berceuse pour Hélène qui prend soudain conscience de sa fatigue. Franz ne viendra pas. L’esprit de Franz n’est sans doute pas ici. Mais pourquoi ne pas l’attendre quand même ? Hélène frissonne. Elle a eu si chaud. Elle est si lasse. Elle s’agenouille sur la tombe de la danseuse. Elle va se reposer un peu avant de rejoindre son hôtel. Il est assez éloigné. Le ciel doré a soudain perdu ses couleurs, il lui semble si gris et les sureaux si maigres, si rabougris. Pauvres arbustes squelettiques, à l’image de ce lieu. Est-ce la nuit déjà ? Doucement, Hélène se laisse emporter par l’obscurité. Le gardien du cimetière s’approche de la silhouette affalée. Parmi le désordre des tombes, il a failli ne pas la voir. Il l’interpelle, tente de la réveiller. En vain. Pourquoi les grilles du vieux cimetière juif de Prague sont-elles à jamais fermées ? Pourquoi la visite est-elle interdite au public maintenant ? Est-ce pour protéger la rencontre d’Hélène, de Franz et Milena ? 16 mai 2004 — Agnès Schnell |
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