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La remise en question ironique dans la vision de Jankélévitch
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Ière partie

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par [Clara-Emilia ]

2021-06-29  |     | 




I.1. L’étude d’un phénomène et du concept qui le désigne démarre le plus souvent avec ce constat:le phénomène a des facettes multiples et le concept qui le désigne est difficile à cerner. En fait, il s’agit là d’un stratagème pour ouvrir la discussion et pour préciser sa position par rapport à ce qui a été dit en la matière. Cela indique du coup que tout chercheur accède à sa position par étapes, que son point de vue est une construction. Quels sont les éléments qui entrent dans cette construction? Le plus souvent, il s’agit d’éléments épars dans d’autres théories, et donc d’éléments connus. Le lien qui unit ces éléments est par contre nouveau et ce lien confère de l’intérêt au travail de recherche. Jankélévitch a essayé à son tour de faire sien le phénomène ironique. Mais ce n’était pas pour en analyser la structure qui, d’après lui, est indéfinissable, mais pour en décrire „l’allure”.
„ Renonçons [...] à trouver ce qui est objectivement ironique dans l’ironie, à dépister dans nos sentiments quelque chose de substantiel et, pour ainsi dire, un territoire minuscule où se localiserait leur Je-ne-sais-quoi. Toutefois, si elle est indéfinissable, l’ironie n’est pas pour autant ineffable;...” (Jankelevitch 1964 : 42)
Pour en saisir „l’allure”, le philosophe a choisi de la présenter par rapport à d’autres phénomènes gravitant dans son champ tels que le cynisme, l’humour, le mensonge, le jeu, l’hypocrisie.
Comme l’ironie, le cynisme fait éclater au grand jour l’emphase, la sottise, l’injustice. Mais alors que dans l’ironie, l’ironisé est l’autre, dans le cynisme, les deux personnages, agent et patient, font un. Plus précisément, le cynique fait cause commune avec l’injustice qu’il feignait d’abord de railler, l’ironiste, lui, feint d’adopter la position de l’ironisé pour finalement la dénoncer:
„ [...] le cynisme est plutôt dans l’outrance, alors que l’ironie feint généralement d’adopter les opinions communes de la majorité. Le radicalisme cynique endosse des maxima, pour les discréditer; le maximalisme cynique ramasse dans une formule, dans une devise le scandale diffus qui est en suspension parmi les hommes: „ Aprѐs moi le déluge!” – „Chacun pour soi” – [..]. (Jankelevitch 1964 : 6)
A propos d’ironie et d’humour, Jankelevitch parle d’ironie fermée et d’ironie ouverte. La premiѐre, misanthrope, exclut l’indulgence, la seconde, qui compatit avec son objet, relѐve d’une sorte de sympayhie envers les hommes. Sous l’apparence du sérieux, l’ironie fermée cache une vérité simple. L’ironie humoresque, par contre, est doublement indirecte et son interprétation comporte plusieurs niveaux : „ il faut comprendre la farce qui est dans la simulation sérieuse, et puis le sérieux profond qui est dans cette moquerie, et enfin, le sérieux impondérable qui est dans ce sérieux.”(Jankelevitch 1964 : 173)
Comme dans l’ironie, dans le mensonge on ne parle pas dans les termes propres. Mais l’ironie veut être comprise, interprétée et, à cet effet, elle parsѐme son chemin d’indices.
Elle mise en fait sur l’existence en chacun de nous d’un „intérêt désintéréssé” qui est l’intérêt pour le vrai. Le mensonge, quant à lui, veut être cru et se sert de notre tendance naturelle à croire. Pour le menteur, nous ne sommes que des moyens au service de ses fins intéressées. „ le mensonge est une exhibition dissimulante inspirée par une intention malveillante.” (Jankelevitch 1964 : 62)
Tout en étant une activité ludique, l’ironie diffѐre du jeu. Ce dernier est coupé de la „quotidienneté prosaïque”, est pure récréation. „ le joueur va et vient avec délices de l’illusoire au sérieux, retournant au sérieux, c’est-à-dire bagatellisant le jeu dѐs que le jeu commence à l’effrayer, fuyant dans le jeu dѐs que le réel commence à l’ennuyer;” (Jankelevitch 1964 : 57). L’ironie, par contre, n’est pas imperméable au sérieux, elle est une „circonlocution du serieux”. Plus encore, elle n’est pas un simple va et vient de contraire à contraire, elle marque un progrѐs: „ là où l’ironie est passée, il y a plus de vérité et plus de lumiѐre: [...] elle reconduit l’esprit vers une intériorité plus exigeante et plus essentielle.” (Jankelevitch 1964 : 58)
L’ironie est la mauvaise conscience de l’hypocrisie, dit encore Jankelevitch. L’hypocrite veut être un autre que soi et il veut cacher le mensonge dont il est porteur et qui lui fait honte, mais l’ironiste le poursuit „comme un vivant remords”. Il s’offre en spectacle „la comédies des tartuffes et des simulateurs”
Pour résumer, la duplicité, la mise en scѐne sont communes à toutes ces manifestations. Mais le mixte de ludique et de sérieux n’est propre qu’au cynisme, à l’humour et à l’ironie. A l’hypocrisie et au mensonge manque le côté ludique, au jeu fait défaut le sérieux. L’impondérable d’autre part, qui dans l’humour correspond à la sympathie envers „l’universelle condition souffrante”, s’identifie dans le cynisme au désenchantement face à l’égoïsme humain et, dans l’ironie, à l’intention d’édification morale ou spirituelle. Mon hypothѐse est donc que les trois niveaux d’interprétation dont parle Jankelevitch ne concernent pas que l’humour mais s’étendent au cynisme et à l’ironie aussi. Cette interprétation laisse voir qu’en termes de pathos, l’ironie se situe à la limite inférieure, là où le jugement prend le pas sur le sentiment.
Un historique de la notion n’ouvre pas moins de perspectives analytiques du phénomѐne ironique. Jankelevitch parle à ce propos d”oasis d’ironie”. Une premiѐre oasis serait ainsi l’ironie socratique, „interrogeante”, qui suppose qu’il n’est pas de point de vue imposé par la domination d’un interlocuteur sur l’autre. La connaissnace du vrai est un commun accord né de la confrontation des points de vue. A la différence de l’ignorance qui se prend pour un savoir, l’ironie socratique est un savoir qui prend au sérieux l’ignorance et, en tant que telle, elle marque le commencement de la sagesse. L’ironie socratique „ fait ensemble honneur et crédit à la sagacité divinatoire de son partenaire: mieux encore! Elle le traite comme le véritable partenaire d’un véritable dialogue;” (Jankelevitch 1964 : 64)
Par ses questions, Socrate a désagrégé les cosmogonies des Ioniens, a contesté, „l’utilité et la certitude d’une science de la nature”. Au début du XIXe siѐcle, l’ironie romantique vient contester même la nature. Sous l’influence de l’idéalisme allemand hérité de Kant, les romantiques considѐrent que l’art ne peut dire les choses telles que’elles sont. Toute production artistique devient ainsi une communication indirecte, et renferme en soi une réflexion sur elle-même. Schlegel nomme „ironie” ce nouveau rapport de l’auteur à son œuvre. Cette ironie a comme seul domaine d’application la littérature et se manifeste dans l’œuvre littéraire entiѐre. „Schlegel motive cet emploi exclusif du terme « ironie » en établissant un parallèle entre le métadiscours de la poésie, cette poésie de la poésie, et Socrate qui selon lui incarne une philosophie de la philosophie.” (Malick Dancausa 2011 : 32) Mais cette nouvelle dimension du concept d’ironie n’est pas dans les bonnes grâces de Jankelevitch: “L’ironie (romantique) n’est plus heuristique, mais nihilisante; l’ironie ne sert plus à connaître, ni à découvrir l’essentiel sous les belles paroles, elle ne sert qu’à survoler le monde et à mépriser les distinctions concrѐtes.” (Jankelevitch 1964 : 19)
L’historique de Jankelevitch est lacunaire et, vu sa réception de l’ironie dite romantique, il est partial aussi. Mais c’est compréhensible. Jankelevitch aborde le phénomѐne en philosophe, ce qui veut dire que l’ironie comme rapport au reel est favorisée au détriment de l’ironie comme rapport à l’écriture. Il n’en demeure pas moins qu’ironie socratique et ironie romantique ont en commun ceci: elles ne se manifestent pas dans des énoncés précis, mais expriment plutôt une attitude, une remise en question généralisée de notre perception du monde, qu’il soit reel ou fictionnel. Or c’est là un trait majeur de l’ironie pratiquée par l’auteur dans l’un de ses ouvrages les plus représentatifs „Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien.”
Pour l’essentiel, la position de Jankelevitch ne diffѐre pas de celle de la tradition rhétorique. Pour lui aussi, l’ironie est un mouvement de la pensée dont le contenu se révѐle dans la contradiction; la contradiction entre le signe et l’intention signifiante. Mais pour le philosophe, la question de l’ironie intéresse en plus notre compréhension du réel. Car en tant que parole détournée, elle révѐlerait notre rapport au monde, qui est médiat, oblique. Et l’usage fréquent, à partir de la fin du XVIIe siѐcle, de notions telles que, „ironie du sort”, „ironie de l’histoire”, „ironie de situation” va dans le même sens:
„ Savoir que l’individu passe quand les institutions demeurent, et que l’œuvre survit à l’ouvrier, cela est, tout ensemble, réconfortant et un peu triste; il arrive, pour comble de dérision, que l’injustice collabore à édifier l’harmonie générale, qu’un théoricien meure de ses propres théories; qu’une société importe d’ailleurs des idées, des sentiments, des produits, un langage qu’elle avait pourtant inventés; le phénomѐne ment à la loi et l’individu à l’espѐce, et la fin s’accomplit à travers des moyens paradoxaux... Toutes ces incohérences métaphysiques, économiques, sociales composent ce qu’on appelle vulgairement l’ironie du sort.” (Jankelevitch 1964 : 161-162)
Enfin, tout un chapitre du livre de Jankelevitch est consacré aux „piѐges de l’ironie”, „aux inconvénients de ses avantages”. „L’ironie, sous peine de naufrage, doit [...] louvoyer périlleusement entre la Charybde du jeu et la Scylla du sérieux:” (Jankelevitch 1964 : 129) Dommage que l’auteur lui-même n’ait pas toujours su se sauver. A force d’éloquence, il est parfois prolixe.

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